Quelques traits de la pensée bouddhique

Sa Sainteté Tenzin Gyamtso

Dans l’ensemble, toutes les religions ont une seule motivation, elles sont animées par l’amour et la compassion, et si leurs vues philosophiques comportent de larges différences, elles ont peu ou prou un objectif commun : faire progresser l’homme. Néanmoins, chacune possède ses méthodes propres pour l’atteindre. Notre siècle a fait un bond énorme dans la communication, et, de ce fait, notre planète devient de plus en plus petite, mais c’est là une précieuse occasion pour nous rapprocher, nous découvrir dans nos différences culturelles, échanger nos vues. Nous avons tant à apprendre les uns des autres, tant à en retirer.

Les chrétiens, par exemple, ont su mettre au service de l’humanité des moyens tout à fait efficaces dont les bouddhistes pourraient s’inspirer, en particulier dans les domaines de l’éducation et de la santé. Parallèlement, on trouve dans le bouddhisme des méthodes subtiles de méditation profonde et une dialectique rigoureuse dont l’enseignement pourrait être profitable aux chrétiens. C’est ainsi que, dans l’Inde ancienne, hindouistes et bouddhistes se sont mutuellement beaucoup enrichis.

Nous ne risquons rien à échanger nos connaissances, cela ne peut que nous aider à développer un respect mutuel, tant il est vrai que, de part et d’autre, nous ne voulons que le bien de l’humanité. C’est dans cet esprit que je vais maintenant exposer quelques traits de la pensée bouddhiste.

La doctrine du Bouddha est entièrement construite sur les quatre Nobles vérités : vérités des souffrances, des origines, des cessations et des chemins. Les quatre Nobles vérités forment deux groupes d’effets et de causes :

– les souffrances et leurs causes ;

– les cessations des souffrances et les voies pour réaliser leur cessation.

La souffrance est comparable à une maladie : les conditions externes et internes responsables du mal en sont les sources, la cessation de la souffrance et de ses causes en est la guérison. Les véritables chemins en sont les remèdes.

Cet ordre dans lequel les effets (souffrance et cessation) précèdent les causes (sources de la souffrance et voies) a une raison d’être ; il est d’abord indispensable de savoir que l’on est atteint d’un mal, c’est-à-dire se convaincre de la réalité de la souffrance (première Noble vérité) ; mais cela ne suffit pas ; encore faut-il s’expliquer les causes de l’affection pour trouver le remède, et celles-ci s’éclairent en étudiant la deuxième des quatre Vérités, celle des causes. S’il importe de dépister l’origine de la maladie, il est également essentiel de savoir si la guérison est possible. La conviction que le remède existe correspond au troisième niveau où la réalité de la cessation et des causes qui l’entraînent est démontrée.

Une fois que nous avons reconnu le mal, identifié ses causes, acquis la certitude que sa guérison est possible, il ne nous reste plus qu’à prendre les remèdes et à suivre le mode d’emploi afin d’y mettre un terme. Il faut une confiance de cet ordre pour emprunter les chemins sur lesquels on rencontre un état libre de toute souffrance.

Le premier pas incontournable consiste à reconnaître la souffrance. Elle se présente en général sous trois formes majeures : la souffrance de la souffrance, la souffrance du changement et la souffrance inhérente à et constitutive de la condition humaine.

Au premier niveau, il y a ce que nous appelons habituellement douleur physique ou morale, par exemple un mal de tête. Le désir de s’y soustraire n’est pas spécifique à l’homme ; l’animal le connaît aussi. Il existe des moyens de s’en préserver, comme prendre un médicament, s’habiller plus chaudement ou se tenir à distance de la source.

Le deuxième degré, la souffrance du changement, concerne les formes apparentes de plaisir qui, analysées de plus près, révèlent leur nature de souffrance. En voici un exemple typique : d’ordinaire, l’achat d’une voiture neuve est regardé comme un événement agréable, et, au début, vous trouvez un immense plaisir à la conduire ; mais voilà que plus vous roulez plus elle vous pose de problèmes. Si l’objet était une source de satisfaction en soi, l’effet de plaisir devrait augmenter proportionnellement à l’utilisation de ce qui vous le procure. Or c’est l’inverse qui se produit. Plus vous vous en servez, plus votre voiture vous cause d’ennuis ; le changement révèle ici sa nature douloureuse, d’où son nom de souffrance du changement.

Le troisième aspect de la souffrance est la base d’où s’élancent les deux autres, et les agrégats contaminés du corps et de l’esprit en sont représentatifs. On l’appelle la souffrance inhérente à et constitutive de la condition d’exister. Du fait que tous les êtres en transmigration en sont imprégnés, on la dit « inhérente ». « Constitutive » indique qu’elle est non seulement à la base de la souffrance présente, mais qu’elle induit celle à venir. Elle est sans issue, sauf si l’on met un terme au continuum de renaissance.

Il convient de reconnaître, dès le départ, ces trois formes d’affliction, sachant que ce terme ne désigne pas uniquement l’émotion ressentie en tant que telle, mais également les processus externes et internes qui la déterminent ainsi que les états d’esprit et les facteurs mentaux qui l’accompagnent. C’est tout cela que la souffrance recouvre.

Quelles en sont les causes ? Comment naît-elle ? Elle jaillit à partir de deux sources : le karma – l’action – et les passions perturbatrices. Voilà ce que nous apprend la deuxième Noble vérité sur ses causes réelles. Le karma renvoie aux actes contaminés du corps, de la parole et de l’esprit ; il en est de vertueux, de non vertueux et de neutres. Les premiers entraînent des effets plaisants ou positifs ; les seconds, des effets douloureux ou négatifs.

Les trois principales passions perturbatrices sont la méconnaissance, le désir et la haine, dont la jalousie, l’inimitié et bien d’autres découlent. Pour mettre fin aux actes dont découlent les souffrances, il faut tarir ces facteurs de perturbation qui en sont les sources vives et la cause majeure. A ce stade, on en vient alors à se demander : est-il possible d’y mettre un terme ? Avec cette question, on entre d’emblée au coeur de la troisième Noble vérité, la réalité de la cessation.

Si les sentiments perturbateurs étaient inhérents à la nature de l’esprit, il serait impossible d’y remédier, car, dans une telle hypothèse, la haine, par exemple, serait constamment présente en nous. Elle ne s’éteindrait qu’avec notre conscience, et ce serait la même chose pour l’attachement, ce qui n’est manifestement pas le cas. Cela montre bien que la nature de l’esprit n’est pas entamée par les défauts ; donc, rien ne nous empêche de les extirper puisqu’ils sont distincts de la conscience primordiale.

De toute évidence, les mouvements positifs et les mouvements négatifs sont incompatibles : l’amour et la colère ne peuvent coexister. A l’instant précis où vous êtes en colère contre quelqu’un, vous ne ressentez pas d’amour pour lui et vice versa. C’est signe que ces deux états d’esprit sont contradictoires et s’excluent. Quand on fait le choix d’un certain type de comportement, les autres s’affaiblissent tout naturellement. C’est pourquoi lorsqu’on s’allie avec l’amour et la bienveillance, on développe l’aspect positif de la pensée, et son opposé tend à disparaître. Tels sont les arguments prouvant que les sources de la souffrance peuvent progressivement être taries. Après l’extinction de toutes les causes viennent la véritable cessation, la libération finale, la paix réelle durable, le salut : c’est la troisième des quatre Nobles vérités.

Quel chemin va-t-on emprunter, comment va-t-on s’entraîner pour l’atteindre ? Les imperfections venant essentiellement de notre mentalité, c’est de l’esprit que l’antidote doit venir. Donc, s’il importe de découvrir le mode final d’existence de tous les phénomènes, celui des statuts ultimes de l’esprit sera au premier rang de nos préoccupations.

Il convient d’en aborder l’étude de façon neuve, directe, totalement non dualiste, de déchiffrer sa nature finale exactement telle qu’elle est ; c’est ce qu’on appelle le Chemin de la vue. A l’étape suivante, on se familiarise avec ce mode de perception, et c’est le Chemin de la méditation.

Mais dans un premier temps, on devra parvenir à stabiliser l’esprit dans un état d’absorption duel, en conjuguant la quiétude mentale et la vue pénétrante. En principe, pour acquérir une puissante faculté d’appréhender le vrai, il est nécessaire de développer au préalable cette stabilité d’esprit qu’on appelle « quiétude mentale ».

Telles sont les étapes du chemin (quatrième Noble vérité) qui permettent d’actualiser la cessation (troisième Noble vérité) et mettent fin aux souffrances et à leurs sources (première et deuxième Noble vérité). Ces quatre vérités structurent toute la pensée et la pratique bouddhistes.

Extrait de « Cent éléphants sur un brin d’herbe », Tenzin Gyamtso, S.S. le XIVème Dalaï Lama, © Editions du Seuil, 1990.

 

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