Le bouddhisme, une voie de libération

Lama Denis Rinpoché

Au-delà de l’ego : le pur esprit

L’esprit fonctionne selon deux modalités principales, que l’on pourrait qualifier de pure et impure, libre et aliénée. Lorsqu’il est pris dans le jeu de ses conditionnements, l’esprit s’engage d’une façon passionnelle, dans toutes sortes d’expériences égocentriques. C’est notre mode de fonctionnement habituel : nous sommes tous confrontés à l’ego, à ses passions, ses projections, ses illusions, et tous les problèmes qui en découlent. L’au-delà de l’ego est ce qu’on appelle le pur esprit.

L’apprentissage d’une expérience directe et immédiate de la réalité

On peut dire que le dharma est une voie spirituelle puisqu’il traite de l’esprit. Néanmoins, cette terminologie peut poser un problème, car on a beaucoup trop tendance, en Occident, à opposer l’esprit et le corps ou l’esprit et la matière. Il y a alors, d’un côté, les « matérialistes », et de l’autre, les « spiritualistes », les uns et les autres ayant des perspectives qui semblent irréductibles. L’approche du Bouddha-dharma n’est ni particulièrement matérialiste ni particulièrement spiritualiste, au sens occidental. Ces deux extrêmes sont inadéquats pour parler de l’expérience de la réalité que nous propose le dharma. L’approche du dharma est d’abord et avant tout réaliste. C’est l’apprentissage d’une expérience directe et immédiate de la réalité telle qu’elle est dans l’instant présent.

Le grand éveil

Le dharma est aussi une tradition complète, une voie spirituelle, si on veut employer ce terme, et même une religion, au sens de « ce qui nous relie à l’ultime ». En effet, il peut nous mener jusqu’à l’ultime réalisation spirituelle, l’ultime but qu’il est possible d’atteindre : « l’état de bouddha », « l’éveil », ou encore « la libération ». C’est un état libre de toutes les formes d’ignorance et d’illusion de l’ego, libre des passions, des conditionnements et de tout le lot de souffrances et d’insatisfactions qui en découlent. La libération, le grand éveil spirituel, est par là même l’état de bonheur et de plénitude le plus parfait.

L’aliénation

Mais avant de considérer la libération, et pour mieux comprendre ce qu’elle est, sans doute est-il utile de parler de l’aliénation.

Nous allons suivre l’approche fondamentalement réaliste que le Bouddha lui-même utilisa dans son premier enseignement. La première fois que Sakyamuni, le Bouddha historique, eut à exposer l’enseignement, il parla des quatre Nobles réalités, appelées aussi les quatre Nobles vérités.

Les quatre Nobles vérités

Duhkha, la réalité des problèmes

La première Noble vérité, ou réalité essentielle, est l’expérience de duhkha. Duhkha est un mot sanscrit qui se réfère globalement à nos problèmes et à notre souffrance, sous toutes leurs formes : subtiles et grossières. C’est le point de départ de toute recherche : il y a des problèmes, personne ne peut le contester. S’il n’y avait pas de problèmes, il n’y aurait pas de recherche et il n’y aurait pas de cheminement spirituel. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Ce n’est pas le cas car nous rencontrons tous, à un niveau ou à un autre, des difficultés, des insatisfactions, des imperfections ou des souffrances. C’est la première Noble vérité : la réalité des problèmes et de la souffrance.

Les trois niveaux de Duhkha

Dans l’enseignement sur les quatre Nobles vérités, le Bouddha a exposé la réalité de Duhkha en trois niveaux :

La souffrance fondamentale

– Duhkha est d’abord la souffrance fondamentale qui résulte du seul fait d’exister en mode individuel. C’est le problème qui consiste à « être ». A priori, cela n’apparaît pas comme un gros problème ; car en fait, il nous est habituellement étranger mais il est pourtant à la base de tous les autres. Le problème fondamental est de vivre en mode égotique, c’est-à-dire d’exister en tant qu’individu différent d’un monde perçu comme extérieur. Ce sentiment d’extériorité est vécu comme une incomplétude, un manque fondamental qui finit par créer un malaise : toutes sortes de choses incontrôlables nous échappent et nous ressentons cela comme une limitation. C’est ce qu’on appelle : Duhkha inhérent à tout ce qui existe en mode individuel. Ce sentiment de dualité et de manque fondamental est le point de départ de toutes les autres formes de souffrance.

La souffrance inhérente l’impermanence

– Nous rencontrons ensuite d’autres problèmes plus tangibles, qui sont inhérents à toutes nos expériences, même les plus heureuses. Ce sont les problèmes du bien-être. Lorsque nous jouissons de quelque chose de plaisant, cela est agréable pour un temps, mais cette gratification amène, au moment où elle s’arrête, une sorte de déplaisir et de frustration. Cette deuxième forme de Duhkha liée à l’impermanence découle de la première : c’est Duhkha inhérent au changement, inhérent au bien-être.

Les souffrances concrètes

– La troisième forme de Duhkha, découlant des deux premières, est la souffrance au sens habituel du terme : le mal-être, le lot de misères qui s’imposent constamment à nous d’une façon très concrète. Notre vie est parsemée de petites et grandes souffrances, depuis les problèmes fondamentaux ou existentiels associés au fait subtil d’être, en passant par les problèmes inhérents aux plaisirs, au bien-être, jusqu’aux douleurs et aux souffrances concrètes du mal-être.

L’origine de Duhkha

La deuxième Noble vérité, ou Noble réalité, est celle de l’origine de Duhkha.

Se protéger des problèmes

L’attitude habituelle face aux problèmes est d’essayer de s’en protéger, de se prémunir et de se sécuriser.

On se sent sécurisé en contractant une première assurance, puis une deuxième : une assurance tous risques, une assurance-vie, etc.

nous portons en nous, les causes de notre propre souffrance

Dans sa réalisation, le Bouddha vit que nous portions en nous les causes de notre propre souffrance. Aussi, plutôt que de vouloir résoudre les problèmes de l’extérieur, il comprit qu’il fallait les traiter de l’intérieur, à partir des causes qui sont dans notre esprit, dans les attitudes mentales qui nous font vivre d’une façon passionnelle et conflictuelle.

le karma et les émotions conflictuelles

L’origine des problèmes et de Duhkha se trouve dans notre esprit, inscrite dans le karma et les émotions conflictuelles qui le conditionnent. « Karma » est un mot sanscrit qui signifie activité ou action conditionnée, action dans la dualité.

Tout ce que nous faisons habituellement est, en fait, karma ; c’est une notion très vaste qui inclut l’idée de causalité. Toute notre activité, tous les faits et gestes dans lesquels nous existons dépendent de causes et engendrent des conséquences.

Cause et effets

Le présent est le résultat de causes passées et ce que l’on fait dans le présent aura des conséquences ultérieures ; nous avons cependant dans le présent une certaine part de liberté, qu’il ne tient qu’à nous de savoir adroitement utiliser pour éviter d’entretenir les conditionnements négatifs et, au contraire, engendrer des karmas positifs qui seront des causes qui aurons pour effet des expériences favorables, heureuses et propices à la réalisation.

Nous sommes conditionnés par les empreintes de notre karma passé. C’est un fait évident, mais habituellement on ne l’appelle pas karma !

les problèmes et les conditionnements de l’ego

Les conditionnements du passé nous font d’abord percevoir toute situation en mode égocentrique avec « moi, je » au centre, qui veut posséder, qui veut éviter ou qui veut ignorer quelque chose. Dans ses désirs de possession, de rejet ou d’indifférence, ce « moi je » entre continuellement en conflit avec l’autre. Ce fonctionnement conflictuel de l’ego entraîne toutes sortes de souffrances, entretient les problèmes et les conditionnements.

L’illusion

Cette causalité du karma se perpétue sur la base de l’ignorance. L’ignorance dont nous parlons ici n’a rien à voir avec le fait d’être illettré, mais elle se réfère au mode de connaissance erroné de l’ego, à son processus cognitif générateur d’illusion. En effet, nous percevons les choses sur un mode illusoire, passionnel et finalement douloureux.

La libération de Duhkha

La nature de bouddha

Le mode de perception illusoire, égocentrique, n’est pourtant pas de notre nature véritable ; il y a, par-delà ces attitudes habituelles, au plus profond de nous-même, une nature fondamentalement saine, « la nature de bouddha ».

Défaire les conditionnements et perceptions illusoires

Notre esprit, dans son mode d’être essentiel, est bouddha. Le cheminement spirituel consiste à défaire petit à petit les conditionnements, les formes de perception illusoire, et à atteindre l’expérience initiale, inconditionnée.

L’expérience initiale, inconditionnée

Cette expérience directe, immédiate et non dualiste, marque la fin des illusions et des perceptions erronées ; c’est l’éveil ou la libération, la fin de Duhkha dans toutes ses modalités. C’est aussi l’état de liberté et de bonheur ultimes.

La réalité de la libération est la troisième Noble vérité. C’est l’affirmation de la possibilité de s’émanciper de Duhkha.

Discipline

Un esprit sain dans un corps sain

Le cheminement vers la libération présente différents aspects extérieurs et intérieurs. Il demande d’abord une certaine discipline qui part d’où nous sommes, c’est-à-dire de l’extérieur. Il est futile de vouloir entreprendre un travail intérieur si l’on n’est pas déjà capable d’avoir une activité extérieure relativement cohérente et disciplinée. Le cheminement commence par l’apprentissage d’une façon d’agir ordonnée au niveau du corps, de la parole et de l’esprit. La discipline dont il s’agit ici n’est pas une morale religieuse ou laïque, elle est plutôt un ensemble de règles qu’on pourrait dire de « santé spirituelle » : certaines activités sont à abandonner car elles sont malsaines, source de problèmes et de souffrances, tout comme certaines nourritures sont à proscrire si l’on veut éviter la maladie. Si votre alimentation est trop riche en graisses, votre taux de cholestérol va augmenter, si votre consommation d’alcool est trop importante, vous aurez une cirrhose, si vous fumez trop, de l’artérite, etc.

De même, certains comportements de l’esprit sont source de problèmes. Si vous fonctionnez d’une façon agressive, vous créez des causes qui auront, « karmiquement » parlant, des conséquences désagréables et douloureuses. Toutes les passions sont des modes de fonctionnement malsains pour l’esprit tout comme les excès alimentaires le sont pour le corps.

Les dix actes négatifs

La discipline nous propose un certain nombre de règles pour le corps, la parole et l’esprit. Ces règles consistent à abandonner autant qu’on le peut ce qu’on appelle « les dix actes négatifs », source d’attitudes passionnelles et égotistes qui sont conflictuelles et finalement douloureuses pour autrui et pour nous-mêmes :

– Au niveau du corps, on évitera de tuer, de voler et d’avoir de mauvais désirs sexuels ;

– Au niveau de la parole, on apprendra à faire bon usage de celle-ci, en évitant de mentir, de créer la disharmonie, d’utiliser des mots blessants qui heurtent autrui, et de parler de façon frivole et futile ;

– Au niveau de l’esprit, on évitera les attitudes de possessivité, de malveillance et les conceptions erronées.

Les dix actes positifs

On apprendra à cultiver les dix actes positifs, qui sont les contraires des dix négatifs: protéger la vie, être généreux, avoir une discipline juste, parler de façon franche, créer l’harmonie par ses paroles, utiliser un discours qui soit doux et agréable, et parler à bon escient. On apprendra aussi à savoir se satisfaire de ce que l’on a, à avoir une attitude bienveillante et à comprendre les choses de façon juste.

La discipline extérieure

Ainsi la discipline extérieure est-elle fondée sur l’abandon des dix activités négatives et la pratique des dix activités positives. C’est dans ce cadre que peut se développer harmonieusement la discipline intérieure qu’est la pratique de la méditation.

La discipline intérieure : La méditation

Une relation juste à nos expériences

Dans le contexte du dharma, le terme « méditation » ne signifie pas « réflexion » ou « cogitation », mais renvoie à l’ensemble de tous les exercices spirituels qui permettent de travailler avec l’esprit et ses manifestations, ainsi qu’avec toutes les situations de notre vie quotidienne. La pratique de la méditation est, fondamentalement, l’apprentissage d’une relation juste à toutes nos expériences intérieures : pensées et émotions, et extérieures : en relation avec notre environnement, qu’il soit familial, professionnel ou autre.

L’apprentissage : samatha-vipasyana

On commence généralement la méditation par la pratique de samatha-vipasyana (tibétain : chiné-lhagtong, qui s’écrit : gzhi gnas lhag mthong). Chiné signifie : « rester tranquille » et lhagtong : « voir clairement ».

Dans un premier temps, on apprend au mental discursif et conceptuel à moins s’investir dans ses productions et, progressivement, à rester tranquille ; c’est samatha. Dans un deuxième temps, on découvre dans cet état de tranquillité de l’esprit la possibilité d’une vision beaucoup plus claire, précise et dégagée, c’est vipasyana.

Illusion et dualité

La pratique de la méditation nous apprend à dépasser nos fixations. Habituellement, nous nous fixons sur toutes nos expériences et entretenons avec elles une relation qui finit par se développer en toutes sortes de conflits et de luttes, que ce soit par désir, aversion ou indifférence. Ces fixations viennent de ce que nous attribuons à nos expériences une réalité qu’elles n’ont pas ; celles-ci ne sont, en fait, que les représentations de notre esprit, nos propres projections, tout comme lorsque nous rêvons. Dans l’état de rêve, une partie de notre esprit se vit lui-même comme sujet, qui perçoit une autre partie de lui-même comme objet d’un monde onirique. L’illusion vient de ce que nous perdons trace du fait que tout ce que nous expérimentons alors, sujet comme objet, est fabrication, projection de notre esprit. C’est un exemple d’illusion qui nous montre comment l’esprit, dans l’illusion, donne naissance à la dualité du sujet-observateur et des objets observés.

Le film de nos projections

Pris dans cette illusion, le sujet se fixe sur les apparences qu’il perçoit comme extérieures à lui. Lorsque nous rêvons, nous vivons les apparences de notre monde onirique comme quelque chose de tout-à-fait réel au point d’y être complètement assujettis : si le rêve est agréable, nous sommes séduits et fascinés, s’il est désagréable, nous sommes pétrifiés et avons peur. Le côté aussi bien fascinant que cauchemardesque du rêve vient de ce que nous nous fixons sur des apparences que l’esprit perçoit illusoirement comme autres que lui-même. Le conditionnement du rêve, comme de nos projections, d’une façon générale, vient de l’illusionnement. En effet, si nous réalisions au moment où nous rêvons que le monde plaisant ou déplaisant que nous percevons est purement et simplement un rêve, nous ne partirions ni dans la fascination, ni dans le cauchemar. Ce serait alors comme lorsqu’on regarde un spectacle en se disant: « C’est du cinéma! » C’est d’une façon similaire que nous fonctionnons à l’état de veille, sans nous en rendre compte. Nous sommes continuellement pris dans le film de nos projections, produites et conditionnées par les tendances latentes de notre esprit.

Le souffle : support de méditation

Pratiquement, la méditation de samatha-vipasyana utilise comme support la relation au souffle : nous apprenons à poser notre attention dans l’expiration, ce qui permet d’abord qu’elle ne s’investisse pas, comme à l’ordinaire, dans les pensées et les émotions.

Déconditionner notre esprit.

Puis, elle nous apprend à reconnaître la nature illusoire de nos projections et, dans un premier temps, à réaliser que nos pensées et nos émotions sont de simples phénomènes de notre mental. C’est en les reconnaissant comme telles, tout comme on reconnaît l’irréalité d’un rêve, que nous nous en désinvestissons et que nous déconditionnons petit à petit notre esprit.

L’attention et la conscience dégagée

Globalement, la pratique de la méditation cultive deux qualités : l’attention et la conscience dégagée ; la première est une vigilance précise, dans le présent, la seconde, un état d’esprit dégagé, c’est-à-dire désengagé, libre de fixation. Conjointement, ces qualités d’attention et de conscience dégagée nous apprennent à faire l’expérience précise et ouverte du présent. Elles nous permettent d’agir dans les situations quotidiennes, de façon juste et efficace.

La méditation dans l’action

La pratique de la méditation n’est pas du tout contradictoire avec l’action ; au contraire, bien assimilée, elle est le lieu de l’action la plus harmonieuse et la plus efficace qui puisse être.

Connaissance et compassion

Le cheminement, fondé sur la discipline, dans ses aspects extérieurs et intérieurs, nous ouvre progressivement à la connaissance et à la compassion.

La connaissance

La connaissance dont il s’agit ici n’est pas du tout un amoncellement de savoir et d’informations, mais se réfère à une perception juste de la réalité, un processus cognitif non illusionné. Cette connaissance est la faculté de percevoir les choses telles qu’elles sont véritablement et fondamentalement, sans le filtre déformant du mental, des passions et de leurs conditionnements. C’est le but et l’expérience la plus intérieure auxquels nous amène la pratique de la méditation : la vision directe, immédiate des choses, l’expérience non dualiste de la réalité qu’on appelle connaissance transcendante.

La compassion

La discipline, la méditation et la connaissance ont pour dénominateur commun le dépassement des attitudes égotistes et passionnelles. Ce dépassement est aussi l’expérience de la compassion. La compassion est une qualité d’être non égocentrique, à l’antipode de l’attitude possessive, exclusive et agressive qui est habituellement celle de l’ego. La compassion est ouverture, accueil, douceur, disponibilité vis-à-vis des autres, les autres aussi bien en tant que personne que situation ou environnement. Plus le fonctionnement égotiste se relâche, plus nous sommes ouverts et compatissants, aptes à réagir d’une façon juste et bienfaisante, en accord avec les besoins réels des situations. Le cheminement du dharma unit toujours les deux pôles de l’enseignement que sont la connaissance comme expérience directe et la compassion, ou l’amour, comme expérience d’ouverture et de partage avec l’autre.

Confiance

En comprenant si peu que ce soit cette perspective du dharma, on peut trouver l’inspiration nécessaire pour commencer le cheminement. Au début, une certaine confiance est nécessaire : non pas une confiance ou une foi aveugle, mais une confiance qui accepte simplement l’hypothèse du cheminement et qui, par là même, permet de tenter l’expérience.

C’est la confiance dont on a besoin pour entreprendre n’importe quelle expérience d’un point de vue scientifique : lorsqu’une hypothèse est suffisamment plausible pour mériter d’être testée, elle est mise à l’épreuve de l’expérience.

Expérimenter

Le Bouddha lui-même a enseigné de ne pas croire a priori, même en ses propres paroles, mais de vérifier soi-même l’enseignement en le soumettant au test de l’expérience. C’est le point de départ : si l’expérience s’avère ne pas être concluante, elle est abandonnée. Mais si l’expérience nous donne des indices qui étayent le bien fondé de l’hypothèse, c’est alors un encouragement pour continuer, faire un second pas qui en amène un troisième, etc. C’est ainsi que le cheminement se profile et, petit à petit, s’approfondit.

Question/réponses

Question : Vous avez dit que nous prenions nos projections pour la réalité ; comment se fait-il que tout le monde se laisse « piéger » par cette illusion ?

Lama Denis Teundroup : Tout le monde se laisse « piéger » par l’impression qu’il a d’exister. C’est l’illusion de l’ego. Nous sommes nés avec l’illusion et de l’illusion.

Sans l’illusion, il n’y aurait plus d’homme : rien que des bouddhas !

L’illusion, qui nous fait prendre nos projections pour une réalité à l’extérieur provoque aussi la perception que nous avons de nous-même comme « sujet à l’intérieur ». La conscience que nous avons d’exister est un processus cognitif en lequel le sujet, moi, l’observateur, pose son identité dans la relation qu’il entretient avec les identités qu’il pose comme objets-projections. Le problème est né avec nous !

Question : Ce qui veut dire que s’il n’y avait pas ces projections, il n’y aurait peut-être pas d’hommes ?

Lama Denis Teundroup : S’il n’y avait plus de projections, il n’y aurait en effet plus d’hommes, il n’y aurait que des bouddhas ! Si nous existons, c’est parce qu’il y a ce processus de connaissance erronée qu’on appelle l’illusion. C’est une façon de dire que l’ignorance est la source du samsara. L’ignorance est ce mode de perception erronée qui donne naissance aux six états de conscience caractéristiques du samsara. L’état de conscience humain est l’un de ces six plans.

Question : La méditation est quelquefois présentée comme du « nombrilisme » ?

Lama Denis Teundroup : C’est une caricature que certains entretiennent, par ignorance ou à dessein, et pour le moins une erreur d’appréciation de la méditation. Le propos essentiel de la méditation est, au contraire, de sortir du fonctionnement égocentrique ou « nombrilo-centré » pour reprendre votre expression. La méditation propose une ouverture, une décentralisation par rapport au « moi », par rapport à la perspective et aux attitudes « nombrilo-centrées » de l’ego. L’attitude habituelle de l’ego est centrée sur soi, elle essaie de se gratifier, de se sécuriser et de se protéger. Cette attitude est la racine de nos problèmes, c’est la deuxième Noble vérité.

La troisième Noble vérité dit qu’il est possible de sortir de ce « nombrilisme » en travaillant de façon ouverte avec les autres et avec les situations. La pratique de la méditation est l’outil de cette progression ; elle permet, par un travail intérieur, l’émancipation effective des attitudes égocentriques, des passions et des conditionnements qui en dérivent.

Question : Oui, mais justement, est-ce que ce travail ne risque pas de saper une action tournée vers l’extérieur ? Est-ce que dans le bouddhisme il y a ce regard sur l’extérieur ?

Lama Denis Teundroup : Oui, il y a un regard réaliste sur l’extérieur, qui demande que l’on abandonne le caractère névrotique et passionnel de la vision de l’ego et qui demande aussi une vision intérieure.

Nous sommes, au départ, et particulièrement dans notre société moderne de consommation effrénée, complètement possédés, sciemment ou inconsciemment, par nos passions, nos attachements, nos obligations, par toutes les sollicitations incessantes qui font que nous nous agitons comme des marionnettes au bout de leurs ficelles.

La pratique du dharma nous propose un examen réaliste de notre situation et, en nous faisant, par exemple, méditer sur le caractère impermanent et transitoire de toute chose, elle nous permet de prendre conscience de la futilité de la plupart de nos poursuites. Nous passons le plus clair de notre temps à courir après des chimères, à poursuivre des mirages, créant ainsi notre propre souffrance.

La méditation sur l’impermanence nous montre le caractère transitoire, évanescent et changeant de tout événement, particulièrement des événements auxquels nous attribuons une importance particulière, ce qui permet de réduire la saisie et l’attachement que nous avons envers eux.

Cette prise de conscience de l’impermanence nous ramène à ce qui est essentiel maintenant : tout étant en perpétuel changement, nul ne sait si les possibilités du présent seront encore là demain.

Ce recentrement sur l’essentiel au présent peut nous amener à redéfinir nos priorités, et à remettre en question certaines de nos activités. A ce moment-là, avoir une attitude moins névrotiquement extravertie est une bonne chose.

Puis il convient d’allier la vision intérieure à l’action extérieure.

Ce texte a été préparé d’après un enseignement donné par Lama Denis Rinpoché à Tachi Tcheu Ling (Dharma-Ling de Lyon) le 15 septembre 1989.

 

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