L’abandon des émotions

Vénérable Thrangu Rinpoché

  1. L’abandon des émotions
    1. – Question :

Le vénérable Thrangu Rinpoché est né en 1933 au Tibet. Il fut le tuteur des quatre régents kagyupa. Il est le suprême abbé du monastère de Rumtek et de l’Institut Nalanda (Sikkim).

Actuellement au Canada, il dirige le centre monastique de Gampo Abbey, fondé par le vénérable Trungpa Rinpoché pour les Occidentaux.

Cet extrait de causerie propose plus particulièrement la possibilité d’un abandon des émotions conflictuelles

Les soutras donnent de nombreuses définitions et des enseignements précis concernant la discipline extérieure des sravaka (), le vinaya. Cette discipline extérieure n’est ni difficile, ni lourde : elle nous libère de nos problèmes, fardeaux aussi bien physiques que spirituels. Quand on observe une discipline, on est mentalement paisible et heureux, et on est physiquement en bonne santé. Comme exemple de la manière dont la discipline peut libérer de l’inconfort physique et mental, voyons ce qui se passe dans nos rapports avec un ennemi. Comme la présence ou l’évocation d’un ennemi fait naître des sentiments très négatifs, tels que la haine envers lui, vous voudriez le supprimer. Cependant, le supprimer n’éliminera pas vraiment votre malaise, car tous vos amis et tout votre entourage se retourneront contre vous, et vous aurez encore plus d’ennemis qu’auparavant. Vos troubles s’intensifieront et votre agressivité envers ces personnes grandira. Pour le moins, vous vous sentirez très mal à l’aise.

L’injonction de ne pas tuer (le premier des dix actes positifs) ne signifie pas qu’il ne faille pas se réjouir de l’absence de toute situation déplaisante qui serait causée par votre ennemi, mais signifie plutôt que si l’on tolère les situations dangereuses et déplaisantes causées par un ennemi, et si l’on n’attente pas à la vie de quiconque, on jouira de la vertu de patience et de tolérance. Un examen très attentif montrera que ceux qui observent vraiment la discipline ou les engagements jouissent de paix et de bonheur, en fin de compte c’est ce que l’on appelle la fraîcheur, la paix et la joie de la discipline.

Ordinairement, on pense : « J’espère que je pourrai satisfaire tous mes désirs ». Mais le bouddha enseigna que les désirs n’ont pas de fin. Tenter de satisfaire son esprit est comme boire de l’eau salée pour essayer d’étancher sa soif ; plus on boit, plus on a soif. Pareillement, en dépit de la multitude des désirs, on pense : « Si j’exauce ce souhait, je serai tout à fait satisfait ». Mais on devient au contraire de plus en plus désireux, plus ambitieux.

Puisqu’il semble qu’on ne puisse ni faire disparaître le désir ni le satisfaire, le Bouddha dit que l’on doit discipliner son esprit dès le tout début.

La discipline extérieure des sravaka menant à la libération individuelle est la voie de l’abandon des souillures, ou émotions conflictuelles, du corps et de la parole. Les actions du corps et de la parole participent des émotions perturbatrices et les entretiennent ; donc, lorsque les actions du corps et de la parole sont fondées sur la discipline, elles n’excitent plus les souillures, et l’on demeure libre du développement des passions. Dans ce sens, on parle des vœux des sravaka comme la voie d’abandon des passions.

Dans la discipline intérieure du bodhisattvayana, la voie consiste à transformer les émotions conflictuelles, ou passions, du négatif au positif. Dans la discipline secrète du mantrayana, les passions elles-mêmes sont considérées comme le chemin vers l’expérience de sagesse. Ainsi, travaillant les passions avec ces trois techniques : abandon, transformation et intégration dans la voie, on peut obtenir le résultat recherché : la connaissance primordiale.

– Question :

– Rinpoché, vous avez dit qu’il était très important d’intégrer l’ensemble des trois disciplines, et vous avez dit que la discipline des sravaka était l’abandon des passions, celle du mahayana leur transformation, et que celle du mantrayana prenait ces passions pour chemin. Si nous intégrons les trois, et si nous abandonnons les émotions conflictuelles, que restera-t-il à transformer ?

Vénérable Thrangu Rinpoché :

Malheureusement, nos passions sont très fermement enracinées en nous, et il ne suffit pas de dire : « Je vais abandonner mes passions », pour qu’elles disparaissent. Alors même que nous voulons les abandonner, elles demeurent. Ainsi, dans le but de les éliminer complètement, nous devons suivre alternativement l’une ou l’autre des méthodes. Même si nous voulons transformer les passions en sagesse, nous en sommes incapables. Ou, quand nous voulons considérer les passions en tant que voies vers l’éveil, nous trouvons que nous ne sommes pas assez avancés pour ce faire. Ainsi, puisque les passions sont si profondément et puissamment ancrées, nous devons appliquer les trois moyens un par un, dans le but d’accomplir notre dessein.

– Appliquerons-nous les méthodes simultanément ?

Généralement, nous essayons vraiment d’alterner les différentes techniques d’élimination des passions. C’est comme lorsque vous êtes malade et essayez différentes thérapeutiques : vous prenez des médicaments ou essayez d’appliquer d’autres remèdes pour éliminer la maladie ou la douleur. Extérieurement, vous observez la discipline du vinaya, intérieurement vous observez les vœux de bodhisattva, et vous pratiquez le mantrayana secret. Faites-vous tout cela en même temps ? Vous le pouvez, si vous êtes attentif.

Nous avons parlé jusqu’à maintenant de gérer les émotions conflictuelles : les abandonner, les transformer ou les prendre comme voies. Est-il juste de considérer ceci comme équivalent à l’abandon de la saisie dualiste de l’ego ? En d’autres termes, est-il correct de dire que si nous pouvons résoudre le problème des émotions perturbatrices, alors la racine à la base du processus égotique est résolue en même temps ?

La saisie égotique est la racine de toutes les passions ; aussi peut-on dire que les trois engagements sont l’abandon de la saisie égotique, la transformation de celle-ci, et son utilisation comme voie.

– Peut-on dire que si l’on gère les émotions, particulièrement aux niveaux de leur transformation et de leur utilisation comme voie, alors à un stade avancé on coupe court aux deux voiles, celui des passions et celui de la connaissance ?

A mesure que vous devenez plus habile dans l’application des méthodes d’abandon des passions, de leur transformation et de leur considération comme voie, vous développez aussi la connaissance, ce qui signifie que vous passez au travers des deux voiles.

– Il est plus facile de comprendre comment les engagements agissent sur les passions d’attachement et d’agression, mais qu’en est-il de l’ignorance ?

L’attachement et l’aversion sont les plus puissantes de toutes les passions. Quand nous travaillons à la pacification de l’attachement et de l’aversion, et quand l’incitation à ces deux émotions est absente, alors l’esprit éprouve la stabilité, la clarté, et la bonté. Sur cette base, il devient très facile de travailler sur l’élimination de l’ignorance. Par exemple, lorsque vous pratiquez la méditation, si vous ne disciplinez pas votre esprit, si vous le laissez être distrait, vous êtes alors victime d’une agitation intolérable, ou d’une torpeur très grande. Mais si, au tout début de votre session de méditation assise, vous disciplinez votre esprit de sorte qu’il ne soit pas distrait, ces deux obstacles ont une intensité moindre.

– Qu’est-ce réellement que cette émotion d’opacité ? Parfois, elle est considérée comme l’une des trois émotions principales, et quelquefois il s’agit de l’ignorance fondamentale.

En tibétain, c’est timoug (écrit : gti mug) qui est l’opacité, et il y a marigpa (écrit : ma rig pa), qui est l’ignorance, l’opposé de la connaissance. Deux termes sont employés dans l’Abhidharma, le premier est « l’ignorance mélangée », et le second « l’ignorance non mélangée ». Le premier accompagne toutes les autres passions, l’aversion ou l’attachement. Au moment où l’émotion surgit, l’ignorance est là avec elle. Cette ignorance mélangée est inséparable des émotions. L’ignorance non mélangée est autre chose : si vous n’avez pas la connaissance issue de la méditation, la connaissance de dharmata, la nature des choses, ce manque de connaissance, qui est un état de confusion, est l’ignorance non mélangée.

– Il apparaît une distinction entre la méditation et l’après-méditation : dans l’après-méditation, il nous semble avoir l’idée que les choses existent, ce qui est probablement l’ignorance de leur nature. Y a-t-il une possibilité de vaincre cette ignorance dans l’après-méditation, ou n’est-ce possible qu’en méditation ?

Il faut clairement faire la distinction entre la méditation d’une personne ordinaire et celle d’une personne éveillée. Si nous sommes quelqu’un d’ordinaire, puisque nous n’avons pas vraiment d’expérience de dharmata (la vacuité, nature des phénomènes) ni du dharmadhatu (la sphère de la vacuité), elles ne sont, pour nous, que des images sur lesquelles nous pouvons méditer. Ensuite, dans notre après-méditation, nous essayons de prendre n’importe quel sentiment ou expérience que nous avons eu dans la méditation sur l’image symbolique. Un être éveillé, un bodhisattva de la première terre par exemple, qui a l’expérience de la nature des phénomènes ou de la sphère de la vacuité, n’a pas à rester sur l’image symbolique, et peut conserver le sentiment de l’expérience de vacuité dans l’après-méditation avec un esprit sour. En tant que débutant, nous nous référons à quelque expérience que nous avons eue dans notre session de méditation, mais au fur et à mesure de nos progrès, il finit par ne plus y avoir de distinction entre la méditation et l’après-méditation, les deux expériences sont identiques.

– Rinpoché disait que puisque les émotions sont si puissamment enracinées, nous devons prendre les trois vœux, et pouvons en pratiquer les disciplines alternativement ou simultanément. Un théravadin dirait-il que les passions peuvent être déracinées rien qu’avec la discipline extérieure et l’attention ?

Les sravaka travaillent au moyen de l’abandon des passions. Par une discipline forte, du corps et de la parole, en ne laissant pas le corps ou la parole soulever des passions, celles-ci se pacifient et, en même temps, la capacité du sravaka à demeurer en état de méditation s’accroît.

– Est-ce une optique vajrayana, en opposition au fruit de l’optique théravada ?

Dans le vajrayana, la discipline met aussi l’accent sur le maintien de la discipline des sravaka, car si les passions sont affaiblies et pacifiées par les vœux des sravaka, alors vous pouvez garder de façon tout à fait complète quelque vœu que ce soit, par exemple les vœux de bodhisattva ou ceux du vajrayana. Vous pouvez réaliser la totale élimination des perturbations au moyen de la pratique sravaka seule, sans le mahayana ou le vajrayana, mais puisque vous appliquez alors une seule méthode et non plusieurs, cela prendra plus longtemps et sera plus difficile.

Ce texte est traduit de la revue Profound path of peace, n°VII, the magazine of the International Kagyu Sangha Association (IKSA), Gampo Abbey, Pleasant Bay, Nova Scotia, Canada, BOE 2PO ; publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Sravaka est un terme sanscrit, qui se traduit en français par « auditeur ». Ces pratiquants sont ainsi nommés car ils écoutent les enseignements du dharma, les étudient et incitent d’autres êtres à les écouter. Le terme de leur voie est la purification du voile des émotions et de celui du karma (NDLR).

 

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