Rien que de la pensée

 

Le Vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché

 Ce court texte est extrait d’une causerie (The Dathün letter) donnée par le vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché aux pratiquants d’un dathüne (mois de méditation). L’ensemble de la causerie donne les instructions générales aux méditants ; nous avons choisi le passage concernant la relation avec les phénomènes mentaux pendant la pratique de méditation assise. Nous remercions les Traductions Nalanda de l’autorisation de reproduction des extraits que nous avons choisis.

 Croyez bien que je considère à sa juste valeur votre participation à cette discipline particulière ; nous pouvons ainsi partager ce monde à la manière des grands maîtres de la lignée. On ne peut pas même dire que nous appliquons d’anciennes méthodes à un monde nouveau, mais plutôt que nous menons nos vies pleinement. Le bouddha a recommandé particulièrement le style de méditation samatha. Depuis deux mille cinq cents ans, on la considère comme la seule voie pour les pratiquants débutants.

 Pour commencer, nous pourrions parler de l’attitude qui peut donner naissance à l’attention. Cette attitude n’est pas particulièrement une question d’opiniâtreté. Ce dont il s’agit dans ce contexte, c’est d’une présence d’esprit et c’est ce dont on parle avec le terme « attention ». La présence d’esprit signifie que vous êtes conscient, que votre esprit est conscient de vous-même. En d’autres termes, la clé, c’est être conscient d’être conscient. Ce qu’on veut dire par là, c’est que vous n’êtes pas une machine, vous êtes une personne particulière en relation avec ce qui se passe autour d’elle. L’attention, dans ce cas particulier, est le sens d’être.

 On pourrait parler de toucher-et-lâcher. Vous êtes en contact, vous effleurez l’expérience d’être là, d’être vraiment là, puis vous lâchez prise. Cela s’applique à la prise de conscience de votre respiration, tout comme à vos activités quotidiennes. Ce qu’il y a dans cet effleurement, c’est l’idée de sentir. Le toucher, c’est le sentiment d’exister, d’être qui vous êtes. Lorsque vous méditez sur votre coussin, vous sentez que vous êtes assis sur un coussin et que vous existez vraiment. Vous n’avez pas spécialement besoin d’être encouragé pour développer ce genre d’attitude. Vous êtes là, vous êtes assis ; vous êtes là, vous êtes assis. Ça, c’est l’aspect « toucher ». Et l’aspect « lâcher », c’est que vous êtes là et que vous ne vous y accrochez pas. Vous ne maintenez pas votre sens d’être, vous le laissez aller lui aussi. Toucher-et-lâcher. Il y a un sentiment d’individualité, d’être une personne. Nous sommes vraiment ici, nous existons vraiment.

 On peut se demander ce qui nous arrive à partir de là. Et la non-existence, et l’absence de moi dont le bouddhisme parle tant ? Et le problème actuel du matérialisme spirituel ? Que va-t-il se passer si nous faisons cela ? Est-ce qu’on ne va pas s’égarer, tomber dans un piège? C’est bien possible. Mais peut-être que non. Il n’y a aucune garantie, puisqu’il n’y a personne pour le garantir. (…)

 Il nous faut reconnaître notre état mental présent, qu’il s’agisse d’agressivité ou de désir. Il ne faut pas seulement les reconnaître, puis les repousser, il faut aussi les regarder en face. C’est très important. Il ne s’agit pas de les réprimer ou de se dérober. (…)

 Dans la pratique samatha, vous prenez acte de ce qui arrive, mais ensuite vous le regardez en face aussi. Il ne s’agit pas de se faciliter la tâche et d’échapper aux moments embarrassants et déplaisants, aux moments gênants de notre vie. Ces pensées peuvent être des souvenirs, ou l’expérience pénible du présent, ou des perspectives d’avenir douloureuses, ou peut-être ce que vous allez faire tout de suite après. Toutes ces choses arrivent et vous en faites l’expérience, et vous les regardez en face, et ensuite vous revenez à votre respiration. C’est très important, extrêmement important.

 Il est aussi possible de distordre cette logique. Si vous avez l’impression que vous asseoir et méditer et revenir à votre respiration est une façon d’éviter les problèmes, alors ça ne va pas. Il se peut que vous ayez le sentiment que votre pratique est approuvée par le Bouddha puisque vous appliquez la technique qu’il a recommandée.

 C’est donc une pratique très orthodoxe, très bonne, intelligente et réelle, et vous n’avez donc pas besoin de vous préoccuper de toutes ces petites choses embarrassantes qui se produisent autour de votre vie. Vous pouvez les considérer comme négligeables et simplement revenir à votre respiration. C’est alors que vous faites du rapiéçage ; vous mettez vos problèmes à l’abri et vous les gardez comme des bijoux de famille. Il est donc très important de regarder en face ces petits embarras et de revenir ensuite à la respiration.

 Cela ne veut pas dire du tout que les regarder en face se traduira par une expression de liberté ou que vous allez pouvoir passer à autre chose et y échapper, et qu’enfin l’histoire finit là. En fait, pour la plupart, les problèmes de la vie ne viennent pas tant du fait que vous êtes quelqu’un d’agressif ou de sensuel. Le problème le plus grave, c’est que vous voulez mettre les choses sous clé et ranger ça, de sorte que vous êtes passé maître en duperie. C’est l’un des problèmes les plus graves. (…)

 La pratique de la méditation est censée dévoiler les tentatives d’approche subtile, sophistiquée et trompeuse. Elle a pour fonction de dévoiler ces rapiéçages. C’en est le fondement, et il est très important de le comprendre et d’y travailler. (…)

 Au cours de cette pratique, si vous avez beaucoup de temps pour méditer, un nombre incalculable de pensées se produisent sans arrêt. La façon d’aborder ça, c’est justement de ne pas l’aborder. Lorsque je sens une douleur dans le cou, je pense : « douleur dans le cou ». Ramenez tout au processus des pensées plutôt qu’au niveau des concepts. Ce qui se passe en général c’est que votre bavardage mental, vous l’appelez vos pensées ; mais si vous êtes en proie à un bavardage à caractère émotif très profond ou encore si vous vous battez et vous débattez dans votre propre esprit, vous appelez ça des émotions, et vous leur accordez une importance particulière. Vous pensez qu’elles méritent le privilège particulier d’être appelées « émotions ». (…)

 Il semble pourtant que dans le royaume de l’esprit réel, les choses ne se passent pas ainsi. Toutes ces émotions sont des pensées, toutes sont des pensées, toutes. Ce n’est que de la pensée. Ce qui se produit tout le temps, c’est le fonctionnement mental.

 Donc, l’idée, du point de vue de la pratique samatha, c’est de dépersonnaliser les pensées. Vos pensées ne sont plus des invitées de marque dans votre vie lorsque vous méditez. Vous pensez, vous méditez ; vous pensez, vous méditez ; vous pensez, vous méditez. Vous avez des pensées, encore des pensées, des pensées à propos des pensées et encore des pensées à propos des pensées. Laissez-les donc se produire telles quelles : appelez-les des pensées. Vous êtes en train de penser, vous êtes constamment en train de penser, il n’y a rien d’autre que de la pensée. Vous n’êtes pas vraiment en train de vous mettre en colère. (…)

 Il se peut que vous en ressentiez des répercutions physiques, mais c’est encore le processus de la pensée qui le provoque. Il se peut que vous ayez des érections en cours de méditation, mais c’est encore votre pensée. C’est d’abord votre esprit qui a une érection, votre corps après. C’est en général ainsi que cela se passe. Ce qui est en jeu, c’est le processus de la pensée, un processus constant ; il n’y a que de la pensée, rien que de la pensée, des schémas de pensée.

Traduit et révisé par les Traductions Nalanda, février 1991

 

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