De la transformation intérieure

De la transformation intérieure

Lama Denys Rinpoché

  1. De la transformation intérieure
    1. Avant propos
    2. Pensée, émotion, projection
      1. Toutes les formes de représentation mentale sont des pensées
      2. L’émotion est une pensée, investie d’une charge affective particulière
      3. La projection, notre propre vision de la réalité.
      4. La méditation nous amène à être de moins en moins conditionnés par nos pensées, en proie à nos émotions et esclaves de nos projections.
    3. Emotions conflictuelles et émotions par participation
      1. Ne plus avoir d’émotions conflictuelles
      2. Des émotions négatives et positives
      3. Les émotions conflictuelles ou dualiste
      4. L’émotion en laquelle on s’oublie soi-même pour être pleinement un, avec l’autre.
      5. Accepter…
      6. … et reconnaître l’émotion
      7. Transmutation…
      8. …en les cinq sagesses
    4. Pratique de la méditation
      1. La méditation assise
      2. La méditation dans l’action
    5. Question/réponses

Avant propos

Le bouddhisme peut se définir comme la science de l’esprit, science qui nous permet de comprendre ce qu’est fondamentalement notre esprit et de comprendre aussi ce qui se passe dans notre esprit. Nous sommes continuellement confrontés à toutes sortes de phénomènes mentaux, quel que soit le nom qu’on leur donne : pensées, émotions ou autre ; la pratique de la méditation nous apprend à travailler avec ceux-ci, avec tout le contenu de notre esprit.

Ce texte est la transcription d’un enseignement donné à Chamonix en octobre 1987, auquel quelques questions et réponses ont été ajoutées. L’essentiel de cet article a été publié par les éditions Prajna dans la collection « Séminaires »

Pensée, émotion, projection

Toutes les formes de représentation mentale sont des pensées

Les pensées, les émotions et les projections sont trois facettes d’un seul et même type de production de l’esprit. Notre mental engendre des formes, des images ou des idées à partir des choses, des personnes ou des situations que nous rencontrons. Ces formes-pensées, ces représentations sont ce que l’on appelle traditionnellement des « pensées »; la notion de « pensée », ici, dépasse ce que l’on entend habituellement par le simple fait d’avoir une pensée : dans cette acception, toutes les formes de représentation mentale sont des pensées.

L’émotion est une pensée, investie d’une charge affective particulière

Une émotion n’est, en fait, qu’un cas particulier de pensée qui, en fonction de la situation extérieure et de nos prédispositions intérieures, se trouve investie d’une charge affective particulière. Vous pouvez avoir une pensée, par exemple : penser à une personne, c’est d’abord une simple pensée. Puis, s’il se trouve que la personne en question est votre bien-aimé ou, au contraire, votre ennemi déclaré, à ce moment-là cette pensée se trouvera, en plus, investie d’une charge affective d’attraction, de séduction ou bien, à l’inverse, de répulsion ou d’agressivité.

Lorsque nos pensées, les simples représentations de notre mental, se trouvent ainsi investies de cette charge affective, elles sont alors érigées au niveau de ce que l’on appelle des « émotions ». L’émotion est une pensée, investie d’une certaine énergie.

La projection, notre propre vision de la réalité.

Le troisième aspect mentionné est la « projection ». Par projection, on entend les représentations de notre mental qui découpent et structurent toute notre expérience en un certain nombre de schémas préétablis. Nous nous représentons le monde à partir de nos pensées et cette représentation du monde qui est, en fait, notre représentation du monde, s’appelle une « projection », en ce que ce n’est pas la réalité telle qu’elle est, mais notre propre vision de la réalité.

Ainsi nous fonctionnons constamment dans ce processus de pensées, d’émotions et de projections.

La méditation nous amène à être de moins en moins conditionnés par nos pensées, en proie à nos émotions et esclaves de nos projections.

La pratique de la méditation est, globalement, l’ensemble des exercices spirituels qui nous permettent de comprendre cette situation et de dépasser ces conditionnements. Dans l’évolution de cette compréhension, une première approche intellectuelle, est bien sûr, indispensable, mais, ensuite et surtout, c’est la pratique méditative qui nous permettra, en travaillant avec nos pensées, nos émotions et nos projections, de reconnaître leur nature et, ce faisant, de nous en libérer : la pratique de la méditation nous amène progressivement à être de moins en moins conditionnés par nos pensées, de moins en moins en proie à nos émotions et esclaves de nos projections.

Emotions conflictuelles et émotions par participation

Ne plus avoir d’émotions conflictuelles

Lorsque l’on parle de faire un travail sur les émotions, on rencontre très souvent une mauvaise compréhension qui consiste à penser que la pratique de la méditation serait un moyen de développer un état dans lequel nous n’aurions plus aucune émotion, plus aucun sentiment ! On entend souvent dire :

« Vous qui pratiquez la méditation, vous essayez de ne plus avoir de pensées ni d’émotions, mais çà doit être terriblement ennuyeux ! Les émotions ne sont-elles pas le sel de la vie ? »

Cette façon d’envisager la méditation n’est, bien sûr, pas la bonne. La pratique de la méditation ne consiste pas à ne plus avoir d’émotions au sens large, mais plutôt à ne plus avoir d’émotions conflictuelles.

Des émotions négatives et positives

Il est, là, important d’établir une nuance entre deux types d’émotions :

– les émotions conflictuelles, d’une part,

– et les émotions qu’on pourrait appeler « par participation », d’autre part.

Ces deux types d’émotions pourraient aussi être appelés, respectivement, émotions négatives et émotions positives. De quoi s’agit-il ? Essayons d’abord de comprendre ce qu’est une émotion conflictuelle.

Les émotions conflictuelles ou dualiste

Comme son nom l’indique, c’est une émotion qui engendre un conflit créant un état intérieur de perturbation.

Prenons l’exemple de la colère. La colère peut provoquer une situation d’agressivité extrêmement conflictuelle dans laquelle on s’oppose radicalement, on dit « Non », on refuse et l’on s’irrite violemment contre ce que l’on refuse.

De tels conflits, sous des formes différentes, surviennent avec d’autres émotions telles que l’attachement, le désir, l’orgueil, la jalousie, l’avidité, etc.

En fait, la notion d’émotion conflictuelle correspond à celle d’émotion dualiste : l’émotion est expérimentée par « moi » qui entretiens une relation émotionnelle d’attraction, de répulsion ou même d’indifférence avec mon objet ; il y a moi et l’autre et aussi moi et mon émotion et « moi », essaye de suivre, de repousser ou encore d’ignorer son objet et son émotion. Cette relation dualiste est, en ce sens, conflictuelle.

L’émotion en laquelle on s’oublie soi-même pour être pleinement un, avec l’autre.

Le deuxième type d’émotion, que nous avons appelé « émotion par participation », est une émotion dont l’intensité, l’énergie, est vécue sans conflit ni dualité. Ce n’est pas une émotion dualiste dans la mesure où elle n’est pas fondée sur une relation à deux termes : moi et l’autre, moi et mon émotion.

C’est, par exemple, le type d’émotion que l’on peut ressentir dans une attitude authentique d’amour ou de compassion, en laquelle on s’oublie soi-même pour être pleinement un avec l’autre.

C’est, encore, l’émotion que l’on peut éprouver lors d’une expérience de participation pleine à quelque chose de très beau, que ce soit un paysage, une œuvre artistique, musicale ou autre.

On est, dans ce cas, « ravi » par la beauté de l’expérience en laquelle on s’oublie ; l’intensité de ce ravissement laisse alors apparaître une énergie extrêmement profonde et non conflictuelle.

C’est là ce que l’on peut appeler une « émotion par participation », c’est-à-dire un moment durant lequel notre ego se desserre un peu, un moment d’abandon, de détente, de pleine participation à la réalité de la situation, qui nous permet d’apprécier véritablement sa beauté et ses qualités.

Accepter…

On pourrait dire que le travail sur les émotions consiste, en fait, à transformer les émotions conflictuelles en émotions par participation, ou, en tout cas, à transformer ou transmuter les émotions conflictuelles.

Cette transformation s’opère d’abord en abandonnant l’aspect conflictuel de l’émotion, en apprenant à cesser de lutter avec elle.

Plutôt que de dire «non », en refusant l’émotion, la pratique de la méditation nous apprend, dans un premier temps à dire «oui », à accepter l’émotion ; mais ce oui n’est pas non plus un oui qui abonde dans le sens de l’émotion, c’est un oui qui, simplement, accepte les pensées et les émotions qui surviennent. On développe d’abord une attitude bienveillante d’acceptation vis-à-vis des pensées et des émotions.

Ensuite, lorsque l’on est ainsi capable d’accepter ses pensées et ses émotions, on apprend à ne pas les suivre. Il ne s’agit ni de les refuser, ni de les suivre, ni de les chasser, ni d’abonder dans leur sens.

La méditation entretient un état d’ouverture et de vigilance qui permet d’expérimenter pleinement les émotions, sans les chasser dans la crainte d’être submergé, et sans être fasciné et emporté par elles. Ni fuir… ni suivre…

… et reconnaître l’émotion

La pratique de samatha-vipasyana (calme mental et vision profonde) nous permet de développer, petit à petit, une attitude de transparence, d’absence de fixation, une attitude profonde de lâcher-prise qui évite le développement de l’émotion en mode conflictuel.

L’énergie de l’émotion qui survient n’est ni repoussée, ni suivie : elle vient, elle est, et elle passe. On apprend ainsi à ne plus être la proie de ses émotions et on acquiert une plus grande liberté intérieure.

Petit à petit, il devient possible de travailler dans toutes les situations, tous les états d’esprit que l’on peut rencontrer. Le caractère conflictuel de l’émotion se dissout et nous ne sommes plus en opposition avec l’émotion, ni captivés par celle-ci.

La résolution du conflit se fait en reconnaissant l’émotion telle qu’elle est, c’est-à-dire comme étant «simplement » une émotion, au lieu de la prendre pour quelque chose de beaucoup plus solide, comme nous le faisons habituellement. Lorsque nous réagissons à nos émotions, c’est parce que nous les considérons comme définitivement réelles.

Prenons un exemple ; si vous dites à quelqu’un, au cours d’un accès de colère : « Mon cher, c’est votre émotion ! », sa réponse sera sans doute : « Comment, c’est mon émotion, ce n’est pas mon émotion, c’est bien plus que mon émotion ! » L’emprise que l’émotion a sur nous est d’autant plus grande que nous la prenons pour irréductible. Mais si l’on est capable de reconnaître l’émotion comme étant simplement une émotion, par là même elle perd son caractère fascinant et son emprise sur nous. On la voit alors comme étant simplement le jeu de son esprit et, lorsqu’on la reconnaît ainsi, elle s’atténue, se dissipe jusqu’à s’évanouir.

La reconnaissance des émotions comme étant de simples phénomènes mentaux est la première façon de traiter les émotions et, par là même, de s’en libérer. C’est l’approche pratique de samatha-vipasyana. L’expérience de la vacuité permet de reconnaître la vacuité de l’émotion et, sa nature vide étant reconnue, l’émotion se dissout d’elle-même.

Transmutation…

Il est un niveau encore plus profond de transformation qu’on pourrait appeler le niveau de la transmutation. Dans cette approche, l’énergie inhérente à l’émotion est utilisée et celle-ci est transmutée en expression de sagesse. On garde l’énergie de l’émotion et, par transformation de sa nature, ce qui était une émotion conflictuelle peut devenir une émotion non dualiste, une émotion par participation.

Ce deuxième niveau de transmutation ne peut néanmoins se développer que sur la base du premier. Il est d’abord essentiel, dans notre pratique, d’apprendre petit à petit à reconnaître les émotions. Les ayant reconnues, ayant perçu leur transparence, il nous est ensuite possible, dans un deuxième temps, de passer au niveau de la véritable transmutation. Au moment où l’on cesse de se fixer sur l’émotion, on découvre un état de conscience dégagée en lequel l’énergie de l’émotion se libère. Elle devient une énergie libre dans la mesure où il n’y a plus personne pour la posséder, se l’approprier ou essayer de la maîtriser. A ce moment, l’énergie peut se développer naturellement et trouver, par sa propre intelligence, une réponse spontanément harmonieuse. C’est l’esprit d’un être éveillé.

Dans un premier temps, il faut trouver et cultiver l’état d’absence de fixation, de non-attachement, de non-possession de l’émotion ; c’est à partir de cet état de liberté intérieure et d’absence d’ego que se développe une intelligence fondamentale qui permet de trouver une réponse naturellement juste aux situations.

Cette approche permet d’utiliser l’énergie même des émotions en les transmutant.

…en les cinq sagesses

On dit qu’il y a cinq types fondamentaux d’émotions conflictuelles : l’aversion, le désir, l’opacité mentale, la jalousie et l’orgueil. Dans la perspective du vajrayana, ces cinq types d’émotions conflictuelles, lorsqu’elles sont reconnues, puis transmutées, deviennent ce que l’on appelle les cinq sagesses, c’est-à-dire cinq modalités d’expression de l’intelligence éveillée.

L’agression devient la « sagesse semblable au miroir », l’opacité mentale la « sagesse de la vacuité », le désir-attachement la «sagesse du discernement », la jalousie la « sagesse toute accomplissante » et l’orgueil la « sagesse de l’égalité ».

Pratique de la méditation

Revenons maintenant au point de départ pour essayer d’entrevoir la possibilité de ce travail sur les émotions d’un point de vue plus pratique. Il faut bien comprendre que le travail de transformation des émotions s’opère au sein d’une pratique ; il ne s’agit pas d’une théorie, d’une démarche intellectuelle ou philosophique, mais bien d’une entrée dans la pratique de ce qu’on appelle la méditation.

La pratique de la méditation, il n’est peut-être pas inutile de le rappeler, n’a rien à voir avec la notion occidentale de méditation qui consiste à réfléchir ou «méditer » sur un psaume ou sur un texte.

Ce n’est pas un exercice discursif qui fasse appel à la pensée résonnante, mais bien plutôt un ensemble d’exercices spirituels qui participent du silence intérieur.

Ces exercices peuvent nous amener progressivement, au cours du cheminement intérieur, à la compréhension de la nature des émotions et à leur transmutation. La méditation est l’outil du cheminement spirituel.

Deux volets se distinguent dans la pratique :

– la méditation assise,

– et la méditation dans l’action.

La méditation assise

C’est l’expérience que l’on développe, comme son nom l’indique, assis sur un coussin, au calme, dans un endroit isolé, en suivant des instructions particulières d’attention au souffle.

On apprend ainsi à se désinvestir des pensées et des émotions en investissant son esprit sur un support que l’on abandonnera par la suite. Plutôt que de nous fixer sur nos pensées et nos émotions et de réagir par rapport à celles-ci, nous apprenons à être uniquement attentifs à notre souffle. Nous sommes pleinement présents à notre respiration, et plus particulièrement à l’expiration, dans un moment d’ouverture et de lâcher-prise. Plus nous sommes capables de développer cette attention précise et complète à notre souffle, plus il nous est possible de nous dégager de la fascination qu’exercent habituellement sur nous pensées et émotions. Lorsqu’une certaine aptitude a été développée dans le contexte privilégié de la méditation assise, l’expérience acquise est transposée dans les situations de la vie quotidienne.

Nous apprenons alors à ne pas nous fixer sur les pensées ou les émotions développées vis-à-vis des situations auxquelles nous sommes confrontés à chaque instant.

La méditation dans l’action

C’est l’intégration de l’état d’absence de fixation dans le contexte de la vie quotidienne. Ce dégagement des pensées et des émotions révèle une qualité de présence lucide et d’intelligence de l’esprit, qualité qui nous permet d’agir en harmonie avec les situations, dépassant le simple niveau de nos conditionnements et de nos représentations habituels.

La méditation dans l’action ainsi bien comprise nous permet d’agir d’une façon fondamentalement juste et précise, en relation directe avec la réalité des situations.

Question/réponses

Vous avez parlé de l’émotion conflictuelle qu’est le désir-attachement ; est-ce le désir de l’autre ?

-Lama Denis Teundroup :

Le désir et l’attachement que l’on éprouve pour l’autre sont des émotions conflictuelles au sens où il y a je qui désire l’autre : «je te désire »; il y a moi, il y a l’autre et entre les deux, il y a ce désir, cet élan de possessivité. C’est une situation conflictuelle car dualiste. Vous souffrirez si vous n’arrivez pas à posséder l’objet de votre désir, ou bien, dans la possession de celui-ci, vous développerez un attachement à caractère dualiste. Toutes les émotions qui entretiennent la dualité de moi et autre, que ce soit en terme d’attraction ou de répulsion, renforcent nos mécanismes dualistes et entretiennent le jeu de nos conditionnements douloureux.

Mais il n’y a pas que l’aspect douloureux dans l’attachement, il y a aussi une dimension d’amour, d’union ?

-Toutes les formes d’attachement conduisent finalement à la souffrance. Si l’on est attaché à quelqu’un ou à quelque chose, on sera malheureux le jour où l’on les perdra ; on sera malheureux si l’on n’arrive pas à les posséder ; les possédant, on craindra de les perdre… L’attachement est l’origine d’une dépendance intérieure, d’une véritable aliénation qui est source de souffrance. Par contre, il y a, bien sûr, la possibilité de connaître une autre forme d’amour qui ne soit pas fondée sur le désir et l’attachement. C’est une qualité de compassion qui s’exprime dans un abandon de soi à l’autre. Dans une telle relation, on n’essaye pas du tout de posséder l’autre, ni de s’attacher à lui, on n’essaye pas de le faire entrer dans son propre territoire et de l’y maintenir, mais plutôt on se donne, on s’abandonne à lui. Cette dépossession de soi et l’ouverture qui en résulte permettent d’expérimenter un état d’union ou de participation qui est le fondement de l’amour dans sa véritable dimension, non conflictuelle.

Quand on choisit d’épouser quelqu’un ou de vivre avec quelqu’un, il y a tout de même un phénomène d’attraction, sinon pourquoi épouser une personne plutôt qu’une autre ?

-Il peut y avoir une attraction fondée sur le désir et l’attachement et, à ce moment-là, c’est une émotion conflictuelle. Il peut y avoir aussi une harmonie et une résonance différentes du désir et de l’attraction au sens ordinaire. Si cette qualité est vécue libre de toute fixation, l’énergie qui la sous-tend – qui peut être très forte – n’est plus à proprement parler du désir-attachement, mais fondamentalement l’énergie qu’est la «sagesse du discernement ». On a encore le discernement de ne pas se marier ou de ne pas entrer en relation avec n’importe qui, mais ce discernement n’est pas fondé sur le désir et l’attachement. L’absence d’émotion conflictuelle ne signifie pas du tout que tout devienne monotone, terne et plat. Les situations gardent toute leur énergie et leur coloration ; elles acquièrent même une qualité énergétique beaucoup plus vive et intense dont les énergies captées par l’ego, les émotions ordinaires, ne sont qu’un pâle reflet.

Les termes « émotion conflictuelle », et « émotion par participation » traduisent-ils tous deux le tibétain « nyeun mong pa » ?

-Si l’on veut traduire le terme tibétain nyeun mong pa (écrit : nyon mongs pa), on peut utiliser en français une expression du type « émotion conflictuelle » ou « émotion perturbatrice »; on peut aussi utiliser le terme « perturbation » ou même « passion » dans son sens ancien. Ce terme nyeun mong pa renvoie toujours à l’émotion dans son caractère problématique et négatif. En français, on ne peut pas dire que toutes les émotions soient mauvaises ; il faut donc distinguer l’aspect conflictuel de l’émotion de sa qualité positive. Par exemple, en tibétain, on ne dirait pas que l’amour et la compassion sont nyeun mong pa. En français, par contre, l’amour et la compassion sont des émotions. Si l’amour et la compassion sont fondés sur l’attachement, ils tombent dans le registre des nyeun mong pa.

Mais si l’amour et la compassion ne sont pas fondés sur l’ego, on peut traduire la qualité d’ouverture non conflictuelle qui leur est sous-jacente en utilisant l’expression «émotion par participation », c’est-à-dire par participation avec l’autre. C’est une façon de faire le distinguo entre namshé (écrit : rnam shes), la conscience ordinaire, et yéshé (écrit : ye shes), la connaissance primordiale. Il y a les émotions en lesquelles namshé, la connaissance dualiste et conflictuelle domine, d’autres en lesquelles dominent le dépassement des perceptions dualistes et la participation non duelle de yéshé.

Pourquoi avoir choisi le terme «émotion par participation » ?

-Il y a l’émotion qui « participe à la réalité de la situation », qui est une avec celle-ci, ou mieux, qui n’est pas différente de celle-ci, par opposition à l’émotion « qui entre en conflit avec la situation ». Le caractère négatif d’une émotion vient de la relation dualiste et conflictuelle qu’elle entretient avec la situation. Le caractère positif d’une émotion vient d’une réduction de la dualité et d’une participation intime de l’observateur à l’observé, du sujet à l’objet, du moi à l’autre, d’où l’idée de participation.

Il y a les émotions qui vont dans le sens d’un renforcement de la dualité et les émotions qui viennent d’une réduction de l’expérience dualiste. A la limite, les émotions qui seraient devenues « parfaite participation » sont les émotions non dualistes, ce sont alors les cinq yéshé, les cinq sagesses primordiales.

Vous avez dit que la reconnaissance amène une dissolution de l’émotion.

-La reconnaissance de l’émotion pour ce qu’elle est permet de ne pas abonder dans son sens, de ne pas la nourrir en se fixant sur elle.

Il y a refoulement, alors ?

-On ne réprime pas l’émotion, pas plus qu’on ne l’exprime. On reste tout simplement dans une attitude de reconnaissance neutre de l’émotion.

Donc, on ne fait rien avec l’émotion ?

-D’abord, effectivement, on n’en fait rien et, à la limite, si on ne fait vraiment rien, elle se décharge d’elle-même.

Alors, comment s’en servir pour la transformer en sagesse ? Comment la colère peut-elle devenir la colère-vajra ?

-Une fois acquise la capacité de ne pas se fixer sur l’émotion et quand cette absence de fixation est devenue quelque chose de vraiment stable, il est alors possible de ne pas avoir besoin d’attendre que l’énergie de l’émotion se soit déchargée ; l’énergie elle-même peut devenir un moyen de communication. C’est à ce moment-là que l’on peut vraiment parler de transmutation.

Le processus de transmutation véritable vient au terme d’une série d’étapes de travail avec les émotions. La première étape est la capacité à abandonner. Une deuxième étape peut être de transformer puis, la troisième, de reconnaître la nature et la quatrième de transmuter.

Dans la troisième, celle de la reconnaissance, ce qu’il s’agit de reconnaître, c’est la vacuité de l’émotion : l’émotion est dépossédée par la simple reconnaissance. Elle est d’abord reconnue comme production de l’esprit et s’ensuit un processus de dépossession, de désappropriation. L’énergie ainsi libérée de l’émotion, l’énergie de l’émotion reconnue devient, à ce moment-là, le terrain pour une expression de sagesse. Et c’est à ce moment-là qu’a lieu la transmutation. La véritable transmutation n’a pas de réalité sans d’abord la reconnaissance, sans le passage par l’expérience de vacuité.

Il me semblait qu’en s’observant on pouvait arriver à quelque chose… à la transmutation ?

-Pas du tout au niveau de ce qu’on appelle la transmutation. Il est possible, en s’observant, de déceler l’apparition des émotions, de ne pas y donner suite en les laissant tomber, en les abandonnant, c’est le premier niveau et c’est par là qu’il faut commencer. Abandonner ne signifiant pas rejeter, mais signifiant ne pas donner suite, ce qui est fort différent.

Est-ce qu’il faut une grande maîtrise de la méditation assise pour pouvoir méditer dans l’action ?

-La méditation dans l’action suit la méditation assise. C’est comme lorsqu’on apprend à nager : on apprend d’abord dans la piscine et même, de préférence, dans le petit bassin où l’on a pied ; et puis, lorsque l’on sait nager en piscine, on peut se jeter dans la mer, voire même au cours d’une tempête. Les situations de la vie quotidienne sont souvent agitées, certaines fois, même, houleuses ; c’est pourquoi on apprend à méditer au calme et au repos, dans le cadre offert par la méditation assise. Ce n’est que dans un deuxième temps, progressivement, qu’on apprend à intégrer les découvertes et les expériences de la méditation assise dans les situations de la vie active.

Comment aborder le travail avec les émotions ?

-Il convient de l’aborder par étapes. La notion de transmutation des émotions est extrêmement attrayante, mais elle n’est possible et ne devient effective qu’à partir des fondements. Le travail sur les émotions demande d’abord que l’on n’ait déjà pas peur de ses émotions, qu’on les accepte, qu’on accepte de travailler avec ce qu’elles sont, avec leur texture, leur énergie. Il ne s’agit pas de plonger dans les émotions d’une façon aveugle. Autrement, l’on peut devenir ce que l’on appelle certaines fois un « yogi fou » au sens péjoratif, c’est-à-dire quelqu’un qui agit ses émotions sans contrôle, d’une façon pulsionnelle.

Le travail de transmutation des émotions demande que l’on ait déjà une expérience juste de la nature de l’émotion, c’est-à-dire une expérience de sa vacuité. Quand sa vacuité est reconnue, l’émotion est par là même dépossédée. Avant d’avoir cette reconnaissance essentielle de la nature des émotions, on apprend à les transformer et avant même d’être capable de les transformer, on apprend à ne pas les suivre.

La première étape est de ne pas suivre une émotion. C’est ce que l’on apprend à faire lorsqu’on fait samatha, en étiquetant l’émotion comme « pensée ». On accepte, on n’a pas peur de la pensée et de l’émotion, on accepte qu’elle vienne et qu’elle soit là, mais en l’étiquetant, on met un terme au processus d’investissement qui nous ferait rentrer dedans, y répondre, et ainsi lui donner une suite. On ne suit pas. Affaire sans suite. Pensée, affaire sans suite. Et effectivement, la pensée ou l’émotion est sans suite.

Il est possible aussi de transformer les émotions, il y en a des exemples dans la pratique de tonglèn. Une pensée ou une émotion du type habituel ou éventuellement négatif peut être utilisée comme support et comme rappel pour développer une attitude d’esprit fondamentalement positive. On verra dans cette pratique, par exemple, comment une pensée de colère peut être transformée en un sentiment de bodhicitta. C’est la transformation, il y en a différentes versions et différentes pratiques.

Ensuite vient la reconnaissance. La reconnaissance au niveau essentiel est la compréhension de tous les phénomènes mentaux comme étant pensées, mais plus que le simple étiquetage de la pensée, il s’agit d’une expérience de la nature vide des phénomènes : les phénomènes sont une production, vide de réalité autre que le simple fait d’être des fabrications accidentelles du mental. Cette expérience est la reconnaissance de la vacuité de l’émotion, c’est une expérience vide, c’est-à-dire vide de nous-même. Nous ne sommes pas là ni pour la juger ni pour l’évaluer, lui répondre ou réagir : l’émotion vide.

C’est lorsque cette aptitude à faire l’expérience d’émotion vide est réalisée que la transmutation proprement dite peut prendre place. L’expérience de vacuité de l’émotion libère celle-ci de son caractère conflictuel et conditionnant. Et cette énergie libérée, libérée de l’appropriation de l’ego et reconnue dans sa nature devient à ce moment-là, spontanément, une expression de sagesse. C’est ainsi que ce qui était initialement émotion conflictuelle devient finalement sagesse spontanée. C’est là que la transmutation a véritablement lieu.

Vous voyez, il est important de commencer par le départ avant de se lancer d’une façon inconsidérée dans la transmutation. C’est possible mais cela demande un cheminement, une pratique, extrêmement profonds.

 

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