Les remèdes aux émotions perturbatrices

S.S. Gampopa (1079-1153)

Gampopa était un médecin, réputé dans la région tibétaine de Dhagpo (d’où ses autres noms : Dhagpopa ou Dhagpo Lha Djé). Quittant sa vie familiale dans des circonstances assez dramatiques, il reçut l’ordination monastique dans la tradition kadampa, dont il pratiqua longuement les enseignements. Sa biographie relate de nombreux épisodes très intéressants, dont les plus marquants sont sa rencontre avec son maître Milarépa, puis sa pratique de mahamudra, en retraite, enfin les contacts avec ses disciples. Gampopa fut le fondateur de l’ordre monastique kagyupa.

Le Joyau, Ornement de la libération, dont est extrait ce court texte, présente une vue complète et assez détaillée des enseignements du mahayana, dans le style très structuré, organisé et systématique, des enseignements kadampa.

Le passage qui précède celui-ci explique l’isolement de l’esprit et de ses idées. Quand le corps et l’esprit sont dans cet état d’isolement, les distractions n’apparaissent pas et, s’il n’y a pas de distraction, on entre dans l’état méditatif de stabilité de la pensée. Il faut ensuite purifier son esprit. Pour ce faire, nous examinerons quelle est notre émotion conflictuelle dominante et méditerons sur son antidote.

– L’antidote du désir et de l’attachement est la méditation sur le répugnant ;

– L’antidote à l’agressivité est la méditation sur l’amour ;

– L’antidote à l’aveuglement est la méditation sur les facteurs interdépendants ;

– L’antidote à la jalousie est la méditation sur l’égalité de soi et d’autrui ;

– L’antidote à l’orgueil est la méditation sur l’échange de soi et d’autrui ;

– Si les différentes émotions conflictuelles ont une solidité égale, ou si l’on a beaucoup de pensées, on méditera sur la respiration.

I. L’antidote du désir

Si l’on a beaucoup de désirs et d’attachements, on médite sur le répugnant :

D’abord, on réfléchit au fait que le corps est constitué de trente-six substances impures, telles que chair, sang, peau, os, moelle, lymphe, bile, mucus, morve, crachats, excréments, etc. Puis, on va dans un charnier, où l’on verra le cadavre d’un homme mort le jour même et que l’on vient d’y apporter ; puis d’autres qui ont deux, puis trois, puis quatre, puis cinq jours ; puis un autre en décomposition, un autre boursouflé, un autre d’aspect noirâtre, et encore un entièrement rongé par la vermine.

Et l’on appliquera cela à soi-même en se disant : « Mon propre corps a la même nature, il est sujet à cela et n’est pas au-delà de cet état de choses ».

Plus tard, quand le cadavre amené au charnier est devenu un squelette avec des lambeaux de chair, quand le réseau de ses ligaments s’est décomposé, quand le squelette part en morceaux, quand après bien des années il est devenu de la couleur d’un coquillage, puis de celle d’une colombe, je l’applique encore à moi en me disant : « Mon propre corps est de même nature, il est sujet à cela, il n’est pas au-delà de cet état de choses ».

II. L’antidote à l’agressivité

Maintenant, si l’on a une forte agressivité, on méditera sur son antidote : l’amour bienveillant. Des trois sortes d’amour énoncées précédemment de façon générale, on développera ici l’amour en référence aux êtres. Au début, on méditera pour éveiller l’intention d’accomplir ce qui sera utile et heureux (ou agréable) aux êtres chers, et l’on agira conformément à cette attitude d’amour bienveillant. Ensuite, on pratiquera avec ceux vis-à-vis desquels on a des sentiments mitigés ; puis avec ceux qui nous sont familiers, puis avec ceux qui nous entourent, puis avec ceux qui habitent dans notre ville, puis ceux qui demeurent à l’est, etc. Nous pratiquerons similairement dans les dix directions, soumettant ainsi notre agressivité.

III. L’antidote à l’opacité mentale

Maintenant, si notre opacité mentale est forte, nous utiliserons son antidote, la méditation sur les facteurs interdépendants.

Dans le Soutra du riz vert, il est dit :

« Moine, quiconque connaît ce riz vert connaît la production en interdépendance ; quiconque connaît la production en interdépendance connaît le dharma ; quiconque connaît le dharma connaît le Bouddha. »

Il y a deux séquences de facteurs interdépendants : en mode d’apparition, c’est la séquence du cycle des existences, et en mode inversé, c’est la séquence de l’au-delà des souffrances.

A) Les facteurs interdépendants du cycle des existences

On distingue :

1. Les facteurs interdépendants extérieurs

(Ils ne sont pas expliqués ici, il s’agit des différents éléments interdépendants et séquences causales qui produisent les choses du monde extérieur, par exemple d’une graine vient un germe, puis une pousse, puis un arbre, des feuilles, fleurs, fruits et graine de nouveau).

2. Les facteurs interdépendants intérieurs

Il y en a aussi deux types : les facteurs interdépendants causes premières et les facteurs interdépendants en relation avec des causes  » agentives « .

– Les facteurs interdépendants causes premières :

« Moine, quand tel élément est, tel autre apparaît.
Quand telle chose est née, telle autre va naître.
De la même façon, l’ignorance est l’élément qui fait qu’apparaissent les facteurs karmiques
Et ainsi de suite, les douze facteurs s’enchaînent jusqu’à la naissance,
Qui fait qu’apparaissent la vieillesse et la mort
Ainsi que les peines, lamentations, souffrances, malheurs et conflits,
Et cette immense somme de souffrance vient ainsi uniquement de cela. »

En référence à la classification en trois mondes, ces facteurs interdépendants correspondent à celui du désir, et parmi les différents types de naissances à celle d’une matrice.

Avant tout, il n’y a donc que ce qu’on appelle ignorance, qui est un obscurcissement de la connaissance. Stimulé par cette ignorance, le karma impur, positif ou négatif, constitue des tendances formatrices. C’est pourquoi l’on dit alors que l’ignorance est l’agent inducteur des conditionnements. Les graines de karma, pour l’esprit qui en est imprégné, sont les facteurs formateurs de la connaissance dualiste ou principe conscient. Les forces du karma conditionnent ainsi l’esprit par des illusions trompeuses : il prend naissance dans une matrice, où l’embryon se transforme suivant les phases « oblongue » et autres, de l’embryogenèse. Ainsi, la conscience est l’agent conditionnant ce qu’on appelle le nom et la forme, ou l’individu psycho-physiologique. Celui-ci se développant, les différentes facultés sensorielles : vue, ouïe, etc., se constituent. L’individu, « nom et forme » est donc l’agent qui conditionne ce qu’on appelle les six champs sensoriels. Les facultés (de l’œil, etc.), leurs objets (visuels, etc.), et les consciences associées (visuelles, etc.) entrent en relation, et jouissent les unes des autres. Ainsi, les six champs sensoriels sont-ils le facteur conditionnant ce qu’on appelle le contact. En fonction de ce avec quoi il y a contact, on éprouve des sensations plaisantes, déplaisantes ou neutres. Le contact est donc l’agent de ce qu’on appelle les sensations. On a plaisir à les éprouver, on les désire et les désire encore plus. Les sensations sont ainsi le facteur conditionnant la soif. Se dire que l’on ne souhaite pas quitter ce désir ni y renoncer amènera à tendre vers son objet. La soif est alors l’agent conditionnant l’appréhension, ou saisie. Dans cette « tension vers », le karma développé comme devenir stimule le corps, la parole ou l’esprit. Ainsi, l’appréhension est l’agent conditionnant ce qu’on appelle le devenir. Ce karma, et toute constitution des cinq agrégats née de ce karma, feront de ce devenir l’agent conditionnant ce qu’on appelle la naissance. Quand il y a eu naissance, les agrégats constitués se développent, arrivent à maturité, vieillissent et se détruisent, c’est la mort. La naissance est ainsi l’agent conditionnant ce qu’on appelle vieillesse et mort. Au moment de la mort, par ignorance on est attaché, et l’on souffre des tourments de cet attachement. Ces peines s’expriment en « lamentations »; les désagréments éprouvés avec les groupes de consciences sensorielles sont « souffrance ». La douleur qui comporte des élaborations mentales est la souffrance mentale : « les peines mentales ». En plus de celle-ci, n’importe quelle émotion conflictuelle apparaissant d’une façon ou d’une autre est ce qu’on appelle « conflit » (ou perturbation).

D’autre part, on envisage ces facteurs interdépendants en trois parties :

1. Trois facteurs sont des pollutions de l’esprit, ce sont l’ignorance, la soif et la saisie.

2. Deux sont en rapport avec le karma, ce sont les conditionnements et le devenir.

3. Les sept autres sont des situations douloureuses : la conscience individuelle, etc.

Ceci est exprimé dans Le milieu de l’interdépendance :

« L’ensemble des douze facteurs interdépendants enseignés par le Bouddha
Est compris dans trois éléments :
La pollution (perturbation) de l’esprit, le karma, et les situations douloureuses.
Le premier, le huitième et le neuvième sont des perturbations de l’esprit.
Le deuxième et le dixième sont en rapport avec le karma,
Les sept autres sont situations douloureuses. »

Prenons un exemple : l’ignorance sème une graine, le karma est le terrain, la conscience individuelle est la graine, la soif est l’humidité, le nom et la forme sont comme la pousse, et les autres facteurs sont comme les branches, les feuilles et autres.

Si l’ignorance n’apparaissait pas, les conditionnements ne se manifesteraient pas et ainsi de suite, jusqu’à : si la naissance n’advenait pas, finalement vieillesse et mort ne se manifesteraient pas. Mais, quand il y a ignorance, de celle-ci viennent les conditionnements, et ainsi de suite, il y aura naissance et les facteurs se manifesteront jusqu’à « vieillesse et mort ».

Cependant, dans ce processus, l’ignorance ne se dit pas : « Je vais produire les conditionnements », et ceux-ci ne se conçoivent pas en se disant : « Nous avons été produits par l’ignorance »; de même le facteur naissance ne se dit pas : « Je vais produire la vieillesse et la mort », pas plus que la vieillesse et la mort se disent : « Nous avons été produits par la naissance ». Pourtant c’est parce qu’il y avait l’ignorance que les agents karmiques se sont constitués et sont apparus, et ainsi de suite jusqu’à : c’est parce qu’il y eut le facteur naissance que la vieillesse et la mort se sont constitués et sont apparus.

Ainsi avons-nous achevé l’exposé des considérations sur les facteurs interdépendants intérieurs causes premières.

– Les facteurs interdépendants intérieurs en relation avec les douze causes secondaires

Ils sont en relation avec les « causes secondaires », qui consistent en les six éléments : la terre, l’eau, le feu, le vent, l’espace et la conscience. Ce qui produit la solidité du corps est l’élément terre ; ce qui rend ce corps cohérent est l’élément eau ; ce qui digère les aliments, les boissons, etc. est connu comme l’élément feu ; ce qui fait se mouvoir l’inspiration et l’expiration est connu comme l’élément souffle ; les cavités du corps sont connues comme l’élément espace. Les cinq groupes de consciences sensorielles et la conscience mentale polluée sont l’élément conscience. Sans ces agents, un corps ne pourrait pas naître : c’est en effet par le regroupement de la totalité de ces six éléments que le corps est constitué. Mais ces six éléments ne se sont pas dit : « Je vais produire la solidité du corps », etc., pas plus que le corps ne se dit : « J’ai été produit par ces différents agents ». Et pourtant il en naît.

Comment ces douze facteurs interdépendants se réalisent-ils dans le temps ?

Dans le Soutra des nobles de la dixième terre :

« Les conditionnements qui ont l’ignorance pour cause dépendent du passé.
Les facteurs à partir de la conscience individuelle jusqu’à la sensation concernent le présent.
La soif, la saisie et le devenir sont en relation avec le futur ; ils apparaissent tous l’un après l’autre. »

B) La séquence inversée ou les facteurs interdépendants de l’au-delà de la souffrance

Lorsque l’on réalise la vacuité, nature de tout phénomène, l’ignorance cesse. Celle-ci cessant, l’enchaînement des autres facteurs cesse aussi jusqu’à vieillesse et mort.

Il est dit :

« L’ignorance cessant, les conditionnements cessent, et ainsi de suite jusqu’à : la naissance cessant, la vieillesse et la mort, les douleurs, lamentations, souffrances, misères et conflits cessent. Et ainsi cesseront ces conditionnements qui ne sont qu’amoncellement de souffrances. »

IV. L’antidote à la jalousie

Si notre jalousie est forte, nous méditerons sur son antidote : l’égalité de soi et d’autrui. « Tout comme nous-même, les êtres aspirent à atteindre le bonheur et à éviter la souffrance ». On médite en considérant autrui comme aussi important que soi-même.

Il est dit dans Vivre en bodhisattva :

« Je m’efforcerai de méditer sur l’égalité de moi et des autres :
Face au bonheur et à la souffrance, nous sommes égaux.
Ne me faut-il pas alors protéger autrui autant que moi-même ? »

V. L’antidote à l’orgueil

Si l’orgueil est grand, on méditera sur son antidote, l’échange de soi et d’autrui.

Les êtres ordinaires, n’étant préoccupés que d’eux-mêmes et ne travaillant que pour leur propre grandeur, sont dans le cycle des existences et ses souffrances. Les Bouddhas sont préoccupés des autres, et n’œuvrent que pour le bien de ceux-ci. Ainsi obtiennent-ils l’éveil.

Il est dit dans Vivre en bodhisattva :

« Voyez la différence entre l’être ordinaire
Qui se préoccupe de son intérêt personnel,
Et un Bouddha œuvrant pour le bien d’autrui ! »

Reconnaissons ainsi les méfaits de la fixation sur ses préoccupations personnelles (ou sur sa propre importance), et rejetons les fixations égocentriques ; puis, reconnaissant les bienfaits de notre préoccupation d’autrui, nous considérerons les autres étant nous-même.

Il est dit dans Vivre en bodhisattva :

« Connaissant les méfaits de l’égoïsme
Et l’océan de bienfaits de l’altruisme,
Je rejetterai les fixations de l’ego
Et m’entraînerai à prendre autrui pour moi-même. »

VI. L’antidote aux fortes pensées

Si nos émotions conflictuelles sont d’importance égale ou si nos pensées sont fortes, nous nous entraînerons à méditer avec le souffle selon les six étapes : en comptant les respirations, en les suivant, etc.

Dans le Compendium de la manifestation, il est écrit :

« Les six aspects de la pratique sont :
Compter, suivre, s’établir, analyser, transformer et la parfaite pureté. »

On méditera selon la tradition du tantrayana en laquelle il n’y a vis-à-vis des émotions conflictuelles ni rejet, ni investissement, ni intervention, que l’on apprendra par des explications orales, ou bien par la tradition de Marpa Père et fils suivant L’union à l’inné et les six doctrines du Glorieux Naropa.

Traduction révisée par le comité Lotsawa, en mars 1991

 

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