La dévotion au maitre spirituel

Lama Teunsang

Lama Teunsang est tibétain, originaire du Khams. Il présenta, très jeune, une forte attirance pour la pratique spirituelle. Devenu moine, il étudia auprès de nombreux maîtres. Il se réfugia en Inde en 1959, où il continua ses études et fit des retraites de méditation. Depuis une douzaine d’années, il est responsable du centre d’études bouddhique tibétain Karma Migyur Ling, dans le Vercors. Il a parfaitement saisi l’esprit et les préoccupations de l’homme moderne occidental ; sa simplicité naturelle, son énergie, son humour et sa bienveillance inspirent confiance à tous.

L’enseignement qui fait l’objet de cet article été donné lors du colloque « Méditation chrétienne et méditation bouddhique » qui s’est tenu à Karma-Ling à la Pentecôte 1983. Nous remercions Lama Teunsang et le centre bouddhique Karma Migyur Ling de nous avoir gracieusement autorisés à publier ce texte dans notre dossier.

 Nous sommes réunis, bouddhistes, chrétiens ou autres, dans un lieu qui a toujours été consacré à la spiritualité, dans le but d’approfondir notre recherche, d’élucider certains points. Cependant, il est nécessaire de ne pas oublier la finalité de cette entreprise. Si tous nous désirons progresser spirituellement, nous devons nous replacer dans la juste motivation. Progresser spirituellement, cela signifie progresser afin d’être mieux à même d’assurer le bien d’autrui, de soulager la souffrance d’autrui, et ce n’est que dans cette optique qu’une réunion telle que la nôtre est valable.

 Il y a eu dans le passé d’innombrables êtres qui ont atteint la réalisation ultime, l’état de bouddha. Nous-mêmes, en nos existences antérieures, nous en avons rencontré sans doute un certain nombre. Mais nous n’avons eu ni la sagesse ni l’occasion de mettre leur parole en application. C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons ici, toujours liés au cycle de l’existence conditionnée, dans la situation d’aveugles qui ne savent ni quoi faire, ni où se diriger.

 Il se peut que nous ayons le désir d’autre chose, surtout celui d’échapper à cette souffrance qui est le lot commun de tous les êtres ; mais bien qu’il se puisse que nous ayons ce désir de parvenir à l’éveil ultime, nous sommes en général totalement ignorants des moyens qui permettent d’y accéder. Nous cherchons un chemin, sans trop savoir ni comment nous pourrions le trouver, ni à quoi il ressemble. Notre esprit fonctionne selon un mode qui est caractérisé par l’ignorance, qui voile nos facultés, qui voile notre compréhension et notre conception de l’univers. Nous ne savons pas d’où nous venons, nous ne savons pas ce que sera l’instant à venir. Quant au présent, nous n’avons qu’une notion très vague et confuse de ce qui se passe en nous-mêmes.

 C’est parce que nous nous trouvons dans cette ignorance totale, perdus dans un monde que nous comprenons très mal, qu’il est nécessaire que nous nous adressions à quelqu’un qui puisse nous indiquer les moyens de sortir de cette situation, et nous dire à coup sûr quel chemin il nous faut emprunter. Ce quelqu’un est le maître spirituel, le gourou.

 Bien sûr, on peut s’en remettre à son propre jugement, se dire simplement : « je suis dans une situation qui ne me convient pas, je désire en sortir et pour cela il faut vraisemblablement que je fasse ceci ou cela ». C’est une façon d’aborder la chose. Il se peut que cela porte des fruits positifs, mais il se peut que l’on se trompe complètement. Il peut se produire, par exemple, que nous décidions de suivre une voie, chrétienne ou bouddhique, en marchant seul, et de mettre en application les moyens qui sont décrits par divers livres ou autres documents. Mais faute de discernement, du fait de l’ignorance dans laquelle nous sommes plongés, nous allons former des idées qui seront peut-être fausses au sujet de ces moyens. Nous allons les employer d’une manière qui ne sera peut-être appropriée ni à nous-même, ni aux lieux, ni au temps. Et puis, il est vraisemblable que nous allons nous forger plus ou moins artificiellement des certitudes que nous allons opposer aux autres courants spirituels, par une sorte de fanatisme. Nous allons nous trouver constamment en train de critiquer tout ce qui peut venir s’opposer aux certitudes que nous avons eu tant de mal à forger. Dans ces conditions, il est difficile de suivre une voie qui soit parfaitement pure, parfaitement droite.

 Aussi est-il nécessaire de choisir avec soin un guide. Il ne s’agit pas de rencontrer quelqu’un et de se dire : « voilà, c’est lui ». Il s’agit tout d’abord d’établir une relation au niveau extérieur, humain ; de voir un peu qui est cet homme à qui l’on a peut-être l’intention de confier la direction de son esprit. Mais, bien entendu, il ne s’agit pas là d’une relation comme on en établit avec un collègue, ou quelqu’un que l’on peut rencontrer au cours d’activités ordinaires, mais d’une relation où l’on va employer dans son jugement les critères du dharma. On va passer au crible du dharma toutes les actions, toutes les paroles, toutes les réactions que va susciter en soi la fréquentation de cette personne. Cette relation va s’établir à un niveau encore relativement extérieur, mais va trouver sa forme à l’intérieur du dharma, dans le cadre d’une voie spirituelle. Dans cette relation, on va établir des liens du dharma, on va recevoir des enseignements, etc., et c’est au cours de cette relation préliminaire que l’on devra examiner celui que l’on choisira peut-être comme directeur spirituel, celui qui lui aussi va tester ses éventuels disciples. C’est au cours de cette relation que le maître va aussi se former une première idée de ceux-ci. Il est vraisemblable que le guide, l’instructeur spirituel, soit un élément indispensable de quelque voie spirituelle que ce soit, qu’il s’agisse du bouddhisme ou du christianisme ; il est vraisemblable que cette direction spirituelle soit d’une importance capitale.

 Il est dit aussi que ce qui est important dans le chemin spirituel, c’est la pratique et la façon dont on va pratiquer. Cette façon dont on va mettre en pratique les enseignements, on ne peut l’inventer. Il faut qu’elle soit transmise, explicitée par quelqu’un qui possède l’expérience nécessaire ; c’est le rôle de l’ami spirituel. Il est nécessaire aussi de faire preuve de méthode et de patience dans l’abord de toute voie spirituelle. Il ne convient pas de demander à tort et à travers des enseignements, dans n’importe quel ordre, tout comme il ne convient pas qu’un lama donne des enseignements n’importe comment et à n’importe qui. Une certaine progression doit être respectée, faute de quoi on se retrouve en face d’un chaos. Le lama va donner des enseignements qui peuvent être en principe entendus par tous. Le candidat disciple va les écouter, souvent très longtemps, jusqu’à ce que naisse en lui le désir sincère de les mettre en application, de les pratiquer, jusqu’à ce qu’il se dise : « c’est vraiment ma voie ». A ce moment, il va trouver le lama, et lui dit :

 « Ce que vous m’avez enseigné, je le trouve bien, je voudrais le pratiquer, comment dois-je faire ? »

 A ce moment, le lama aura déjà une petite idée de la façon d’être, de la psychologie du futur disciple. Il lui aura donné des enseignements, il l’aura certainement initié à une ou deux des pratiques les plus extérieures ou les plus communes, qui n’en sont pas moins profondes. Il l’aura certainement vu travailler, de manière tout à fait extérieure. Et quand le futur disciple viendra le trouver, il lui demandera :

 « voulez-vous pratiquer dans le but d’obtenir l’état de bouddha, la réalisation spirituelle ? Voulez-vous pratiquer pour être plus heureux ? Voulez-vous simplement pratiquer la vertu, comme c’est souvent le cas en Orient, dans l’espoir d’avoir de meilleures conditions dans cette vie ou dans d’autres ? Pourquoi voulez-vous obtenir l’état de bouddha ? Est-ce parce que vous voulez échapper à la souffrance, ou parce que vous voulez aussi aider autrui ? »

 Et il va demander des réponses précises. Il va aussi lui dire :

 « La pratique du dharma comporte aussi une part d’études préliminaires, mais, après cela, que voulez-vous faire ? Voulez-vous consacrer vos corps, parole, esprit à cette recherche ? Voulez-vous vous engager dans la voie d’une certaine ascèse ? Ou bien pensez-vous qu’il soit bien pour vous de pratiquer la méditation et c’est tout ? »

 Le devoir du disciple est alors de répondre précisément, d’ouvrir son cœur complètement et de dire :

 « pour l’instant, j’ai telle ou telle conception de la pratique de la voie ».

 Puis, c’est souvent le cas, il peut dire :

 « Moi, je veux pratiquer le dharma, mais comment, je n’en sais trop rien ; par quels moyens, je ne sais pas ; d’où je pars et où je vais arriver, pour le moment je n’en ai pas une idée très claire. Veuillez me donner quelques conseils à ce sujet, me dire ce que vous pensez… »

 A ce moment, le lama va devoir trancher et décider de la voie qu’il va préconiser. Va-t-il donner d’abord des enseignements du mahayana ou des enseignements du hinayana ? Il va devoir juger des potentialités du disciple, discerner s’il a suffisamment de courage et de persévérance pour telle et telle voie ou s’il est plus apte à autre chose. Il va devoir décider et commencer à donner des enseignements.

 Que va devoir faire maintenant le disciple ? Il va devoir se considérer comme perdu dans une contrée qu’il ne connaît pas et, semblable à un aveugle qui demande que quelqu’un le prenne par la main, chercher un guide. C’est le lama qui va lui montrer le chemin. Cela implique qu’on lui fasse confiance et que l’on fasse exactement ce qu’il dit. Des comparaisons traditionnelles reviennent souvent dans les textes. Gampopa y fait allusion en comparant le lama au passeur, à l’escorte ou à celui qui guide. Il est aussi comme l’escorte ou la protection contre les armées des émotions qui sont suscitées dans l’esprit, qui viennent détruire la stabilité de l’esprit et les vertus qui y sont peut-être. A ce moment, on va pratiquer les enseignements quels qu’ils soient (les enseignements communs ou d’autres) de la façon dont ils sont exposés et selon les conseils précis du lama.

 On aura ainsi franchi le pas que constitue l’établissement du lien du dharma véritable qui unit le maître et le disciple. Auparavant il y avait une relation, mais il n’y avait pas véritablement ce lien, et le travail du disciple était d’examiner le maître, et celui du maître d’examiner le disciple. Il est vivement recommandé de regarder le maître d’un œil très critique, de chercher les éventuels défauts de la cuirasse, de voir s’il pratique bien ce qu’il prêche. De la même façon, le maître examine le disciple pour voir s’il constitue un réceptacle approprié aux enseignements du dharma.

 Une fois cet examen terminé, on demande vraiment une direction spirituelle, et alors il n’est plus question d’examiner, mais simplement de faire confiance. Le disciple n’a plus le droit, à partir du moment où il a choisi un maître, de le critiquer. Il peut le faire avant, mais pas après. Le lama alors le conseillera :

 « Pratiquez telle ou telle chose, méditez de telle ou telle façon, étudiez ceci ou cela, pratiquez, travaillez comme cela est dit. »

 Une fois que l’on s’est réellement engagé dans cette voie et qu’on a tout le temps nécessaire pour la suivre, on ne doit plus avoir de doutes en ce qui concerne le lama ou la voie ; nous devons être sûrs qu’il est vraiment capable de nous guider. C’est la condition préalable à tout engagement véritable.

 Qu’est-ce qu’un tel maître spirituel ? C’est un saint, c’est quelqu’un qui est parfait spirituellement, quelqu’un qui a poussé son développement spirituel jusqu’à atteindre l’illumination, qui possède ce qu’on appelle « une connaissance supranormale », c’est-à-dire un véritable discernement qui lui permet de voir clairement dans l’esprit des disciples, c’est quelqu’un qui peut faire des miracles. Tel est le maître spirituel par excellence. Si l’on se dit : « voilà le maître spirituel qui me convient et je n’en veux pas d’autre », il y a de fortes chances pour que l’on ne commence jamais à pratiquer quoi que ce soit. Il faut se rendre compte que nous sommes en des temps et des lieux qui ne sont pas parfaits et trouver un tel maître spirituel n’est peut-être pas impossible, mais cela risque d’être extrêmement difficile. D’autre part, il est fort probable que même si nous rencontrions un tel maître spirituel, non seulement nous ne le reconnaîtrions pas pour ce qu’il est, mais nous lui trouverions même des défauts.

 On cite le cas du moine « Bonne étoile » qui était disciple du Bouddha. Il avait passé une grande partie de sa vie auprès de lui et, pourtant, lui trouvait des défauts. L’histoire raconte que ce moine s’indignait du fait que le Bouddha manifesta une auréole :

 « Mais pourquoi manifesteriez-vous une auréole, alors que vous n’êtes rien de plus que moi ? »

 Il faut savoir que lorsque nous nous trouvons en présence d’un maître spirituel authentique et que nous le voyons vraiment avec des défauts, il est fort probable que le maître spirituel joue le rôle d’un miroir et nous renvoie simplement la laideur de notre propre face.

 Il y a un élément dans cette relation de maître à disciple qui transcende la personne du maître. Le maître spirituel peut très bien avoir d’immenses qualités, il peut être parfaitement réalisé, et c’est excellent. Mais il peut aussi avoir des qualités moindres, et une moindre réalisation. L’important est la façon dont le disciple va le concevoir. Si le disciple conçoit le maître spirituel comme un bouddha, il reçoit de son maître la grâce d’un bouddha. S’il le conçoit comme un bodhisattva, il en reçoit la grâce d’un bodhisattva. S’il le considère comme un être ordinaire qui n’a rien de mieux que lui, il n’en recevra aucune grâce. C’est ce qui fait dire que la meilleure façon de pratiquer est de faire plaisir à son maître spirituel. Pour lui faire plaisir, on va méditer et pratiquer comme il l’a dit, on va s’efforcer aussi de l’aider de manière banale, le servir, par exemple en balayant sa chambre, car c’est aussi une pratique spirituelle.

 Mais il faut bien réfléchir au caractère extrêmement bénéfique de l’attitude qui consiste à plaire à son maître spirituel, à son guide. Il faut prendre le pli d’agir positivement vis-à-vis de lui, d’avoir la pensée : « ce que je fais est-il en accord avec ce qu’il m’a enseigné, cela lui ferait-il plaisir ? », etc. C’est avec le corps, la parole et l’esprit que l’on doit s’efforcer de complaire à son maître. Cela implique aussi qu’on lui dise la vérité, qu’on ne cherche pas à le tromper, qu’on lui parle de manière correcte, en y mettant des formes polies, pleines de sens et en même temps respectueuses. Cela implique la déférence et le service physique, domestique, du maître spirituel. On doit s’efforcer de lui fournir ce qui lui est nécessaire, préparer sa nourriture, prendre soin de ses vêtements, lui faire des vêtements nouveaux lorsqu’il en a besoin, s’occuper des détails matériels de son existence. C’est considéré comme une pratique. Cela implique aussi que la confiance qu’on porte à son maître spirituel soit le critère même de la vérité. A la limite, si le disciple entend dire par son maître quelque chose qui, pour la raison, est une contre-vérité, il doit mettre en doute sa raison plutôt que la parole de son maître. Si le maître montre une flamme et dit : « c’est de l’eau », au mieux, le disciple n’aura aucun doute, au pire il se dira que sa vision n’est pas pure, est voilée.

 Il y a de nombreux exemples de disciples qui sont arrivés à l’illumination par le simple fait de s’en remettre à un guide spirituel et de n’agir que selon ses paroles. En fait, il faut savoir que ce n’est qu’au sein de cette relation de maître à disciple que peuvent se développer les qualités potentielles de l’esprit. Une formule traditionnelle dit que tous les bouddhas du passé sont parvenus à l’illumination au moyen de cette relation, par l’entremise de leur maître spirituel, et que tous ceux du futur y parviendront de même. Il est dit que ceux qui cherchent l’éveil doivent le chercher par l’entremise d’un maître spirituel. Il est dit qu’il n’est pas d’illumination possible sans la relation avec un maître spirituel. Il s’agit d’une véritable ascèse du point de vue de l’esprit et cela oblige à un contrôle rigoureux de ses propres pensées. Faute de quoi, immanquablement, si le lama n’avait que gros comme un grain de sénevé de défauts, on les verrait comme une montagne. Même s’il était doué d’une montagne de qualités, nous finirions par juger ses actes comme des moyens de nous circonvenir, de nous tromper, de tirer parti de nous-mêmes.

 En fait, la seule vue juste que l’on puisse avoir de son propre maître, de celui que l’on a choisi, c’est le concevoir comme l’union du corps, de la parole, de l’esprit du Bouddha ; de voir son corps comme le sangha, sa parole comme le dharma, et son esprit comme le bouddha lui-même, comme l’éveil ultime. Tout ce qui va se manifester extérieurement à nous sous la forme des Trois joyaux doit être vu comme la manifestation du lama. En ce qui concerne le vajrayana, le lama est aussi l’union des Trois racines : le corps du lama est le lama, la parole du lama est les yidam — les divinités de méditation — l’esprit du lama est les dakini — les messagères célestes. Le lama est donc aussi l’union des Trois racines. Il est encore l’union des Trois corps : sont corps est le corps d’émanation, nirmanakaya, par lequel le Bouddha se manifeste dans le cycle de l’existence conditionnée ; sa parole est le corps de béatitude ou corps de jouissance (sambhogakaya) ; son esprit est la réalité à son niveau ultime, le dharmakaya, le corps de vacuité. Le lama doit ainsi être considéré comme l’union du dharmakaya, du sambhogakaya, et du nirmanakaya, les Trois corps d’un bouddha.

 Celui qui parcourt la voie en ayant une telle conception de son maître spirituel est absolument certain de parvenir à l’éveil ultime. Le lama est le bouddha, le dharma, le sangha. Lorsqu’on est sur le chemin, il n’y a que le lama ; il est la manifestation de tous les bouddhas du passé et la source de l’apparition de tous les bouddhas du futur, puisque c’est en se remettant au lama que l’on parvient à l’éveil. Il est le représentant de tous les bouddhas actuellement manifestés. En fait, il faut bien savoir, à moins de considérer le maître spirituel comme un bouddha, que notre esprit voilé dans l’état actuel serait parfaitement incapable de reconnaître un bouddha qui se manifesterait devant nous. Il faut savoir que la seule chose qui nous empêche de percevoir cette réalité ultime que l’on appelle l’état de bouddha, ce sont les voiles qui couvrent la lucidité de notre esprit. Celui qu’on appelle le bouddha, c’est le dharmakaya, c’est le corps de vacuité.

 Il est aussi la manifestation à leur niveau ultime de toutes les facultés potentielles de l’esprit, en particulier de la faculté de cognition que l’on appelle la suprême connaissance, une connaissance immédiate, pour laquelle le passé, le présent et le futur sont simultanément déployés. C’est une suprême connaissance qui permet de percevoir tous les phénomènes, y compris les phénomènes mentaux, dans leur infinie diversité, jusqu’au plus infime, d’en percevoir la nature, les tenants et les aboutissants.

 Tout ce que l’on nomme bouddha est aussi totale compassion, total amour, un amour pur de tout attachement, de toute discrimination, et qui a pour objets tous les êtres.

 Cette suprême connaissance et cette compassion totale se manifestent en l’activité pure des bouddhas, dans le domaine de la manifestation, par des moyens adaptés aux êtres qui doivent être amenés à l’éveil, et ainsi libérés de la souffrance dans laquelle ils sont plongés.

 Venons-en à l’une des raisons de l’absence de fanatisme dans le bouddhisme, de l’absence de rejet des autres traditions. Le bouddha peut se manifester sous forme d’un être, d’un animal, d’un homme, dans le but d’apporter aux autres le moyen de sortir de leur état de souffrance. A plus forte raison va-t-il pouvoir se manifester sous la forme d’autres maîtres spirituels, au travers d’autres courants spirituels. On ne peut savoir qui peut être un bouddha, c’est pourquoi on doit s’abstenir de critiquer qui ou quoi que ce soit. Notre compréhension limitée ne saurait appréhender tous les moyens selon lesquels l’activité du bouddha peut se manifester. Il faut bien savoir que les êtres, étant infiniment divers, ont besoin de moyens infiniment divers. C’est la raison pour laquelle on doit envisager les existences conjointes, et non exclusives l’une de l’autre, de divers courants spirituels.

 C’est un point extrêmement important dans le bouddhisme de considérer avec respect et déférence tous les courants religieux et les maîtres de ces courants religieux. Cela va se traduire, dans la pratique, par une attitude d’humilité : on cesse de se considérer comme le centre de l’univers, et l’on considère autrui bien plus important que soi-même.

 Il y a au Tibet quatre grandes écoles spirituelles, chacune appartenant à la voie des mantras secrets ou le vajrayana. Toutes s’accordent à reconnaître la prééminence du maître spirituel, tout particulièrement dans la tradition kagyupa. Ce courant a reçu au départ une instruction que l’on peut traduire par aspiration et dévotion, par ferveur. Cette ferveur se manifeste dans le « gourou-yoga » : la pratique de l’union au lama. Il est dit partout que la qualité du pratiquant du dharma se mesure à l’intensité de sa ferveur, du lien qu’il a établi avec son maître spirituel. Ainsi, est-il dit :

 « Efforcez-vous de ne voir en votre lama aucune faute. Si vous voyez des défauts, considérez-les comme le reflet de vos propres imperfections et efforcez-vous de les corriger en vous-même. »

 On compare le maître spirituel à une montagne au sommet enneigé. Cette neige est comparée à la grâce accumulée par le maître spirituel ; la ferveur du disciple vis-à-vis du lama est le soleil qui vient frapper cette neige. Les ruisseaux qui vont couler de la montagne vont être les ruisseaux de la grâce. Tout cela est l’essence même du dharma, l’essence même de la pratique spirituelle. En sa nature profonde, le lama est la grâce. Il est dit que si le soleil de la ferveur ne brille pas, le flot de la grâce du lama ne saurait s’écouler. Quel que soit l’être qui éprouve cette ferveur, il reçoit immédiatement la grâce qui y correspond.

 « Si le soleil brille à l’est, l’eau coulera à l’est ; s’il brille à l’ouest, l’eau coulera à l’ouest ; et il n’est pas d’exemple que de la neige qui fonde à l’est fasse couler des fleuves à l’ouest ».

 Tout ceci a trait à la grâce. Ce qu’il faut retenir, c’est que cette influence spirituelle, qui est nécessaire à la réalisation, est à l’exacte mesure de la foi, de l’aspiration du disciple. C’est la raison pour laquelle on insiste tant sur la nécessité de laisser s’épanouir cette ferveur.

 Si l’on trouve d’innombrables personnes qui sont parvenues à l’illumination, à la réalisation ultime (à l’état de bouddha) par la voie de cette ferveur, on en trouve beaucoup moins qui y soient parvenues par la seule voie de l’étude. Il est tout à fait possible d’obtenir les accomplissements ordinaires par la pratique de certains exercices techniques, de certaines méditations, ou la pratique de certaines déités (voire même des déités non bouddhiques), de l’aspect de l’esprit pur, mais l’accomplissement ultime, l’illumination, l’état de bouddha, ne peut être obtenu que par cette ferveur.

 Quelle que soit la qualité d’une voie spirituelle, son efficacité sera fonction des qualités du disciple. Avec de mauvais disciples, c’est-à-dire des disciples qui ne sont pas prêts à voir leurs propres défauts, il est probable qu’aucune religion ne donnera de bons résultats. Quel que soit le courant spirituel dans lequel on se trouve, si l’on est prêt à développer les qualités nécessaires, et si l’on est mû par une motivation altruiste, il est certain que l’on obtiendra des résultats extrêmement positifs.

 J’espère que ces quelques mots nous auront fait mieux comprendre l’importance du maître spirituel, en général dans tous les courants spirituels, dans le bouddhisme, dans le vajrayana et plus particulièrement dans la tradition kagyupa. Il faut savoir que si l’on n’accorde pas au lama cette importance, en disant que le lama n’est qu’un homme, cela va se répercuter sur la considération que l’on a pour le dharma. Perdre de vue cette relation essentielle entre le maître et le disciple nuit non pas à des hommes, mais à l’enseignement lui-même.

 Traduction orale par Tachi Eusèr

 

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