La relation du maître et du disciple

Francisco Varela

Extrait d’un débat lors du colloque « Pratiques de la méditation et de la psychanalyse », qui eut lieu à l’Institut Karma-Ling du 13 au 15 mai 1989. Francisco Varéla est directeur de recherches au C.N.R.S., membre de l’Institut des neurosciences, professeur de science cognitive et d’épistémologie à l’école polytechnique de Paris… Il pratiqua le dharma sous la direction du vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché. Les qualités de spontanéité et d’authenticité de ce texte peuvent faire oublier les quelques libertés que l’auteur, anglophone, a pu prendre avec notre syntaxe.

Je ne pourrai pas parler de ce thème d’un point de vue général ou théorique, mais plutôt du point de vue de l’expérience que je fais en tant qu’élève, étudiant du dharma, de Chögyam Trungpa Rinpoché, appartenant à l’école kagyu. En effet, il s’agit de quelque chose qui ne se passe pas dans l’abstrait : cela se passe dans le concret, dans le « personnel ». Dans ce contexte, la relation maître-disciple dans l’étude du dharma est comme toutes choses dans le dharma : cela passe et change beaucoup selon les différents moments de la progression. Il y a, grosso modo, trois étapes dans la relation avec le maître, trois moments, trois styles de transformation qui s’opèrent.

L’inspirateur

Tout d’abord, le maître, l’inspirateur, joue le rôle d’un personnage sage, un personnage attirant, qui a des qualités qui nous inspirent. On dit : « Oui, c’est bien cela ». Il a une présence, une immédiateté qui est très frappante et qui contraste avec la non-présence à laquelle nous sommes habitués, soit dans notre propre vie, soit dans la vie habituelle autour de nous. Mon expérience et celle de pas mal de gens, est de dire alors : « bien, ça m’intéresse, comment êtes-vous arrivé à avoir cette capacité d’immédiateté ? » Et la réponse, en l’occurrence, est : « Ce n’est pas surhumain, on peut le faire, il y a un chemin qui est celui de la méditation, il y a une méthode, il y a une pratique ». Il y a cette indication, cette méthode. On commence à pratiquer, on dit : « OK, c’est ça, ce que vous dites », ou bien « je vais essayer de voir ce que cela donne », et pendant un bon moment on travaille à l’intérieur de cette pratique.

Ce qui se passe alors est très intéressant : à l’intérieur de cette pratique il y a, comme dans toute pratique, dans tout apprentissage, tout un tas de petits obstacles, de questions. Comment va-t-on approcher un obstacle particulier ou une question qui émerge ? C’est à ce moment-là que ce personnage, qui reste pendant la pratique assez distant, se manifeste. Il se manifeste plutôt dans l’ensemble des contextes et des conditions qu’il a créé pour cette pratique que dans cette pratique elle-même. Intervient ensuite l’expérience des autres étudiants, qui ont déjà pratiqué durant quelques années, qui sont très disponibles pour échanger des informations, des réponses et des cahiers de notes. Pour mon cas personnel, il y avait ce que l’on nomme des instructeurs de méditation : des personnes qui, sans avoir un niveau de réalisation extrêmement élevé, avaient déjà suffisamment d’expérience pour servir d’intermédiaires. Il y a ainsi un élargissement de la présence de ce maître sage ; cela ne demande pas qu’il soit forcément présent personnellement, mais il est une sorte de point de référence, qui crée un contexte pour les autres et pour la pratique. La pratique joue le rôle essentiel, et crée l’espace de dialogue.

L’ami spirituel

Au fur et à mesure que les pratiques se stabilisent, quand la capacité de vigilance, de désengagement, de compréhension, naît, lorsque l’on est dans chaque situation avec un certain désengagement, une certaine  » spaciosité « , on pourrait dire « relax » peut-être, apparaît le deuxième volet dans le rapport avec le maître : c’est le chemin du grand véhicule (mahayana), dans lequel il y a l’aspiration, non seulement à nettoyer sa propre maison, mais aussi d’essayer de faire du bien. Ne pas ajouter de confusion est indiscutablement la première étape, avant d’essayer de répondre à la présence des autres.

Dans cette deuxième étape, où tout ce travail de confrontation avec les conflits émotionnels et relationnels se fait, d’autres pratiques viennent s’ajouter et compléter celle de la méditation. Le sage, qui était jusqu’alors resté dans la position du sage inspirateur, commence à beaucoup s’approcher. Il commence à s’intéresser de près au détail de nos pratiques et de notre attitude envers les autres. Nos actions commencent à l’intéresser, il commence à pointer pas mal de choses, et à devenir ce qui, dans la tradition, s’appelle un ami spirituel. Un ami spirituel, c’est une sorte de conseiller, très intime, qui n’a aucun problème pour nous pointer des choses très très douloureuses, à la façon d’un conseiller qui marche à nos côtés. Cette étape est encore un travail de découverte : comment continuer la stabilisation en ces situations, comment développer la possibilité de rapports plus sains, être davantage au service des autres. Cette transition entre la première étape et la deuxième est importante. Ce ne sont pas, bien entendu, des étapes qui se suivent inéluctablement et avec précision dans le temps, l’une commençant à une certaine date ; ce sont des choses qui se passent évidemment en parallèle, qui se mélangent, mais que l’on peut distinguer dans une description.

Cela s’opère aussi sur une double dynamique, je crois que c’est un point central à ce rapport maître-disciple dans le dharma ; dans mon expérience il y a une sorte de circulation : la circulation de la confiance. Le début est une proposition presque anodine, quelqu’un qui nous dit :« essayez cette technique ». On commence à essayer la technique en question, il y a des choses qui commencent à se passer, il y a des questions qui émergent, on pose des questions, on trouve, ou non, une réponse, que l’on sent adéquate. Et au fur et à mesure que l’on se rend compte que cette personne nous fournit des réponses qui nous permettent de continuer à avancer, cette circulation de la confiance s’établit. Cela signifie que plus on avance, plus on se rend compte que cette personne est une véritable source, extrêmement riche, de possibilités et de méthodologie, d’observation, de signes sains, et qui continue encore à nous donner l’inspiration par sa propre présence. D’ailleurs, elle peut aussi apparaître comme quelqu’un qui s’intéresse à notre travail ; elle s’intéresse alors à nous dans la mesure même où nous travaillons. Il y a ainsi une double circulation. La confiance commence à se développer, fondée sur de petits pas, de minimes transformations, de petites observations ; cela construit l’ambiance dans laquelle on commence à se connaître, et ceci permet de s’engager sur cette étape de l’ami spirituel parce qu’on a, grâce à l’expérience passée, beaucoup plus de con fiance. Cela ne se passe pas du tout d’emblée, mais se développe petit à petit. On est alors dans le chemin des bodhisattvas, le chemin du mahayana.

Le maître-vajra

A ce point-là, dans la tradition kagyu ou la tradition tibétaine en général du vajrayana, il y a encore une troisième étape qui est, en fait, assez spéciale, qui peut se passer ou non, cela dépend beaucoup des personnes, des différents maîtres. Si le maître en question est quelqu’un qui transmet la tradition de la lignée du vajrayana, probablement cela va nous demander en, quelque sorte un double effort, double saut presque dans l’air : il nous demande de travailler d’une façon beaucoup plus poussée, avec des méthodes dites de la voie directe du vajrayana. Ce sont des méthodes très très puissantes et en même temps très très dangereuses et que la tradition a gardées avec beaucoup de soin, comme des méthodes qui ne se donnent pas simplement d’emblée ; il faut les aborder avec une certaine préparation.

A ce moment là donc, la relation avec cette personne se transforme dans une troisième étape où cette personne n’est plus seulement un ami spirituel qui travaille avec nous, mais quelqu’un qui agit avec une présence très forte et avec qui toute la capacité de relation se fait accessible. Cela se passe alors dans une situation extrêmement intime, tout à fait unique, très personnelle, qui n’est pas tellement descriptible par des mots. Ce n’est pas là une façon de le dire, il y a en effet la possibilité de la rencontre avec la totalité de l’éventail de ce qu’est la conscience éveillée. A ce moment là, il y a un moment de reconnaissance aussi de la part du disciple. Cette reconnaissance, inévitablement, c’est la reconnaissance de notre propre esprit, ou de notre propre potentiel naturel d’éveil. Cette reconnaissance devient pleine à ce moment là, l’autre agissant comme un miroir qui nous permet notre propre reconnaissance. Le maître a justement cessé d’être un détenteur supposé de la connaissance parce que, finalement, on est arrivé à un point où l’on nous a donné la capacité de notre propre reconnaissance. Cela signifie une identification, dans le sens où le sujet supposé savoir est le même que le sujet qui cherche le savoir ; il y a identification des deux niveaux de l’esprit.

Dans la tradition ancienne, il est dit qu’au début le maître est comme les sages qui passent dans le chemin ; dans la deuxième étape, il est celui qui nous accompagne dans la voie comme un compagnon de voyage et, dans une troisième étape, comme un médecin qui fait des interventions douloureuses et très précises.

Et dans une quatrième étape, donc la dernière, c’est comme les rochers ou les fleurs du chemin c’est-à-dire qu’il est identifié avec le paysage, il n’est plus là, littéralement il n’est pas là.

 

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