Les maîtres « extérieurs » et « intérieurs »

Lama Denys Rinpoché

« Il n’y a aucun bouddha du passé, du présent et du futur, qui soit arrivé, qui arrive ou qui puisse arriver à l’éveil sans un guide spirituel ».

Avant propos

Une table ronde, organisée par Madame Evelyne Faure, s’est tenue à l’Espace bleu le 30 septembre 1990. Son thème central était « le maître intérieur ». Conscients de la confusion qui règne à ce propos, nous remercions les responsables de l’Espace bleu d’avoir rendu ce débat possible. Le texte qui suit regroupe les différentes interventions de Lama Denis Teundroup sur chacun des points qui furent soulevés.

La dimension pure de notre esprit

Parler du maître intérieur va nous amener à parler de la direction spirituelle au sens large. Parler du maître intérieur est délicat car, à mon sens, tournent autour de cette notion toutes sortes de confusions : en occident, « le maître intérieur » est évoqué en toutes occasions, il est partout, il fait tout… Il n’en est pas ainsi dans la tradition. Le maître intérieur, si tant est qu’on en parle, est l’aboutissement du cheminement spirituel. Il est la rencontre avec la dimension pure de notre esprit.

Nous éveiller à notre nature de bouddha

Nous avons une double nature : une nature éveillée, que l’on appelle notre nature de bouddha, et une nature obscurcie par l’illusion, que l’on appelle l’ego. La nature de bouddha est ce que l’on appelle le maître ultime. Nous vivons aujourd’hui dans les conditionnements dualistes de notre ego. Le propos de la direction spirituelle, dans le contexte traditionnel, est de nous éveiller à notre nature de bouddha.

Le maître extérieur n’est pas le maître ultime

On parlera de direction spirituelle, ou de guide, en utilisant l’image traditionnelle du miroir. Le guide, qui est d’abord un guide extérieur, est celui qui, dans la relation que nous développons avec lui, est le miroir qui nous renvoie notre propre confusion et nous renvoie notre propre sagesse. On est, au début du cheminement, dans la confusion. Vouloir trouver la voie soi-même est, suivant une autre image traditionnelle, être comme l’aveugle qui, à tâtons, cherche sa route dans le désert : il a bien peu de chances d’arriver à destination. On ne peut pas faire l’économie du maître extérieur, étant entendu que celui-ci n’est pas ultime, pas définitif, et que, dans cette fonction de miroir, il nous ouvre petit à petit au guide ultime, que l’on appelle le maître intérieur, ou le maître ultime.

Et Dieu dans tout cela ?

L’ultime est au-delà des formes et des noms

Le dharma, j’emploierai ce mot plutôt que bouddhisme, n’est pas une approche théiste au sens occidental : on n’y postule pas un Dieu extérieur, créateur, omnipotent, qui nous dirigerait, qui tirerait les fils de notre destinée. D’autre part, « Dieu n’appartient à personne » : il n’y a pas de copyright sur Dieu ! L’ultime (on ne parle pas de Dieu dans le dharma) est au-delà des formes et des noms, n’est jamais le tout autre, et n’appartient effectivement à personne : son expérience est une relation de personne à personne, qui ne suppose pas de propriétaire. Dans la tradition du vajrayana, la non-dualité de la nature de bouddha est symboliquement décrite comme divinité. Cette divinité est omniprésente et diffuse, elle embrasse et pénètre toute chose, et elle est notre nature la plus intime : elle est plus proche de nous-mêmes que nous ne le sommes et, par contre, nous sommes ce qui nous cache à nous-mêmes cette nature.

Le point de vue bouddhique est non dualiste

Tout le cheminement spirituel est précisément la découverte du mystère de l’esprit, qui est ce qui est et ce qui a toujours été si nous ne sommes pas là, c’est-à-dire, en termes bouddhiques, lorsque l’ego n’est pas là. Le point de vue bouddhique est non dualiste : il n’y a pas un témoin neutre, un témoin pur qui serait derrière l’ego.

Petite sagesse et grande voie

Pourquoi un guide ?

En matière de pratique spirituelle, si l’on veut aller vraiment au fond des choses, et pas seulement s’auto illusionner et papillonner, on a besoin d’un guide en chair et en os. Il y a, certes, beaucoup de bonnes choses à glaner autour de soi : si l’on est un esprit curieux, ouvert et réceptif, on peut, au fil de lectures, au fil de conférences et de rencontres, apprendre beaucoup de choses, et s’éveiller dans une certaine mesure ; c’est très utile et, en Occident, nous sommes tous, je pense, passés par là. Mais, cette phase, toute inévitable qu’elle soit, ne peut pas durer jusqu’à la fin du cheminement.

Les cocktails spirituels

Le danger auquel on est exposé, danger extrêmement fréquent de nos jours, est le papillonnage. On prend un petit peu de christianisme, d’amour christique, on prend un petit peu de méditation zen, on prend un peu de psychanalyse, de psychothérapie classique jungienne, lacanienne, ou autre (le marché est encombré), on prend aussi un peu d’unité soufie, un peu de non-ego bouddhique, on mélange bien le tout, que l’on sert dans l’ici et maintenant. C’est ce que j’appelle des cocktails spirituels ; parfois on met un petit peu de poivre, on pimente. Si l’on prend ce genre de cocktail comme substitut à un engagement traditionnel authentique, on se leurre. Ce n’est pas qu’on n’y trouve pas sa petite sagesse, mais c’est précisément parce qu’on y trouve sa petite sagesse, et que cette petite sagesse ne dépassera pas la petitesse de notre propre perspective.

Ai-je besoin d’un maître ?

Le propos du cheminement spirituel est de dépasser l’ego. Si, dans cette situation, on s’érige soi-même en guide, l’efficacité de cette approche est pour le moins douteuse.

Dans le contexte hyper individualiste, quelquefois même anti traditionnel des Occidentaux, la recherche du maître intérieur est une justification pour éviter un cheminement spirituel traditionnel. Nous nous disons : « la vérité est par tout, les grands maîtres ont, fondamentalement, tous dit la même chose ». Ce genre de discours est rassurant, nous pensons être sur la bonne voie, et nous faisons l’économie d’un véritable engagement devant un maître authentique : « il n’y a pas besoin de maître extérieur », disons-nous, « on peut très bien être à soi-même sa propre lumière et trouver sa propre voie ». Cependant, en cette approche, au début, on se leurre.

L’intuition profonde est-elle fiable ?

Distinguer intuition et maître intérieur

Il faudra bien distinguer ce que l’on appelle intuition et maître intérieur, parce que, très souvent, on appelle maître intérieur ce que, dans d’autres contextes, on appellerait intuition : on s’assied, on se recueille, on écoute intérieurement la voie des profondeurs, on obtient une réponse. C’est une façon sage, et, somme toute, intelligente, de méditer ou de traiter un problème, mais ceci n’a rien à voir avec ce qu’on appelle le maître intérieur dans un contexte traditionnel.

Notre alter-ego

Certaines personnes font des expériences de méditation qui sont, je crois, tout à fait authentiques. Développant une qualité d’attention dans un état sans tension, elles vivent un instant de participation : elles éprouvent en l’absence d’elles-mêmes une présence totale. Pourtant, ce n’est pas ce que l’on appelle le maître intérieur, (dans la suite, je n’emploierai plus le terme de maître intérieur, pour éviter la confusion). Les expériences de ce genre, tout authentiques soient-elles, n’ont rien à voir avec la direction spirituelle, avec le fait de suivre un guide spirituel. Elles font courir le risque de s’écouter soi-même, de s’asseoir et de se parler à soi-même : on se détend, on se pose des questions, une réponse vient. Certaines fois c’est bon, mais c’est très dangereux car, même si une telle intuition fournit des réponses, ce n’est pas cela qui peut nous mener profondément dans la voie de l’éveil, car celui qui nous répond, c’est notre ego ; c’est notre ego placé dans la position de l’autre, c’est notre alter-ego. Si nous sommes détendus, il peut être aussi un peu détendu.

L’ego résiste

Le problème, dans le cheminement spirituel, résulte de la confrontation à nos défenses, à nos résistances. L’ego résiste, bec et ongles, il s’agrippe, et si nous nous écoutons, nous nous chuchotons de « bons conseils ».

Non spécifique à la tradition bouddhique

Je ne crois pas que ce que je dis soit spécifique à la tradition bouddhique : j’ai lu il y a quelques temps un remarquable ouvrage La direction spirituelle en Orient autrefois, qui explique les méthodes de direction spirituelle en orthodoxie chrétienne. Je m’en suis senti très proche, car on y trouve des notions tout à fait parallèles à celles que l’on connaît dans le dharma, dans la tradition du vajrayana.

Quel ego pour dépasser l’ego ?

Ne pas être, source de doutes et de confusion

La pratique de la méditation consiste à s’alléger petit à petit, c’est-à-dire à voir à travers le filtre de son mental et de ses projections. Il y a souvent tout un discours sur : non-ego, ne pas être, être rien, qui est source de doutes et de confusion.

Qu’est-ce qui dit : « je ne suis rien ? » « Je ne suis rien », c’est le nihilisme. « Je suis, je suis moi », c’est peut-être une affirmation que l’on appelle éternaliste, mais « je ne suis rien » est encore plus illusoire, parce qu’il y a toujours « je », avec : « rien ».

L’utilité d’un ego bien structuré

Avant de vouloir dépasser l’ego, il est très important d’avoir un bon ego, un ego bien structuré, un ego qui sache bien fonctionner.

Il ne s’agit nullement de lutter avec soi : celui qui lutte avec l’ego pour essayer de maîtriser l’ego lutte avec son ombre, et personne n’a jamais réussi à avoir raison de son ombre. Plus vous vous agitez, plus ça s’agite en face.

Transparence

Le remède : l’acquisition d’une transparence

Le seul remède est une dissolution de soi, l’acquisition d’une transparence, et c’est cette transparence à laquelle nous introduit petit à petit la méditation, transparence de soi, transparence des projections, transparence de ce mécanisme dualiste dans lequel nous fonctionnons habituellement.

Nos tendances à trouver des échappatoires.

La méditation consiste en un long apprentissage en lequel petit à petit s’opère cette dissolution de nos illusions. Cela prend longtemps. D’où la nécessité d’une régularité, d’une discipline. La pratique est aussi quelque chose d’extrêmement subtil car, dans les illusions, dans les résistances, s’insinuent toutes sortes d’autojustifications, toutes sortes de tendances à trouver des échappatoires.

La mort de l’ego

Faire véritablement ce travail exige abandon, dépossession, et il n’y a rien que notre ego ait moins envie de faire que de se déposséder de lui-même. De son point de vue, cette solution signifie mort, et il n’y a rien dont il ait moins envie que de mourir, d’où ses tendances à se défendre, à résister.

Chacun a une voie spécifique

On a toujours besoin d’être ramené sur la voie, tel est le rôle d’une direction spirituelle. Elle permet aussi, au fil du cheminement, d’adapter l’enseignement aux réceptivités, aux possibilités de chacun. C’est comme en médecine : il ne s’agit pas de donner une panacée à tout le monde ; chaque cas nécessite un traitement spécifique. C’est ainsi que petit à petit s’opère toute progression.

Qui parle en moi ?

La petite voix raffinée et maligne

Le rôle du maître extérieur est précisément d’éviter que nous ne suivions tout ce que nous pouvons nous dire à nous-mêmes, tout ce que cette pensée discursive peut nous suggérer. Nous nous asseyons pour méditer, et il y a quelqu’un en nous qui parle : « de quoi as-tu l’air ; qu’est-ce que tu fais ; tu ne crois pas que tu ferais mieux de faire autre chose, d’aller au cinéma ou de… » On reçoit toutes sortes de sollicitations, et suivre les sollicitations de ce discours intérieur mène à toutes sortes d’errances. Quand cette petite voix nous parle, qui est-elle ? Est-ce la petite voix du Saint esprit ? Ou est-ce la petite voix raffinée, maligne, de nos suggestions personnelles ? C’est là qu’est tout le problème.

La nécessité de ne pas suivre la petite voix

Si l’on suit sa petite voix, elle en dit des choses, pertinentes et impertinentes ! D’où la nécessité, afin de ne pas suivre la petite voix du vieil homme, de son ego, d’un rattachement à une tradition et d’une direction spirituelle.

Comprendre ses propres limites

L’humilité n’est-elle pas de comprendre ses propres limites, et de reconnaître qu’au début on est dans la confusion, dans l’illusion ? Est-il plus grande humilité que d’accepter d’être un étudiant, de reconnaître que l’on ne sait pas tout ?

Lâcher-prise, présence divine

Le don de soi

Cela demande un lâcher-prise. Notre petite voix nous donne de bons conseils : « Je suis un adulte responsable, un homme fort, intelligent, je n’ai besoin de personne pour me dire ce qu’il est bon de faire ».

On peut lâcher prise à tous les niveaux : si, par exemple, on cesse de fumer, c’est un lâcher-prise. On lâche prise encore lorsque l’on fait un don, don de son argent, don de son temps, don de soi de différentes façons.

Lâcher ce qui nous est le plus intime

Mais dans le cheminement spirituel il s’agit de lâcher ce qui nous est le plus intime, ce à quoi nous tenons le plus : notre ego. C’est comme lâcher une prise et s’abandonner dans le vide. Il y a des résistances, parce que la destination est radicalement inconnue ; vaincre cette résistance prend bien du temps.

Nous avons besoin, dans cette entreprise, d’être encouragés, d’être guidé, car il s’agit d’un véritable apprentissage.

C’est en mourant à soi-même que l’on naît à la présence divine

Lors qu’on lâche ainsi prise, lorsqu’on s’abandonne au vide, on s’emplit dans cette vacuité. Dans la tradition du vajrayana, on parle de la plénitude de la vacuité, on peut dire en d’autres termes que c’est en mourant à soi-même que l’on naît à la présence divine.

Être humble

La vigilance et les conseils sont indispensables

On a souvent de petits éclairs, des instants d’émerveillement, de joie, des instants où l’on a perçu quelque chose de cette expérience au-delà de son petit moi, mais on met traditionnellement fort en garde contre ce genre d’expériences car on peut très facilement s’abuser en prenant une petite expérience pour une grande réalisation. Là aussi, l’humilité est de mise. On peut très facilement se laisser fasciner par de petites expériences, érigeant celles-ci en grandes réalisations. C’est l’une des raisons pour lesquelles la vigilance et les conseils sont traditionnellement considérés indispensables.

Voir ce qui se passe en nous

La véritable humilité est l’acceptation de la nécessité de se présenter en apprenti. Le rôle d’une direction spirituelle, et par là même d’un guide extérieur, est de nous remettre dans la voie droite. Si nous savons être ouverts à sa présence, il a cette fonction de miroir en lequel nous pouvons voir ce qui se passe en nous. Si l’on sait le voir et l’accepter, on évite toute déviation.

Le poids des coïncidences

On peut aussi être confronté dans sa vie à toutes sortes de coïncidences. Effectivement, nous avons cette double nature : éveillée et confuse ; plus nous sommes ouverts, plus notre nature confuse est transparente, plus il y a dans notre vie de choses qui s’articulent spontanément sous forme de coïncidences. Ce sont de bonnes choses, mais les coïncidences ne sont pas non plus ce que l’on appelle le maître intérieur.

Le maître extérieur

Le maître ultime est sans autre et sans partie : nous l’appelons nature de bouddha. La manifestation de cette nature de bouddha dans le relatif, c’est-à-dire dans le relationnel, c’est le maître extérieur: une personne éveillée, qui s’est éveillée, totalement ou partiellement, à cet absolu. Si elle s’y est éveillée totalement, elle est plus, elle n’est plus deux, et si elle s’y est éveillée partiellement, elle est moins, elle est transparente à cet absolu. C’est ce que l’on appelle le maître extérieur dans la conception traditionnelle, du point de vue du dharma.

Le maître ultime

En connexion étroite avec le silence

Le maître intérieur, ou plutôt le maître ultime, est en connexion étroite avec le silence, avec le silence du mental, le silence de la pensée discursive. De ce point de vue, tout dialogue, fût-il intérieur, voire sublime, avec un tel maître, n’est pas celui de la pensée discursive.

L’expérience immédiate de notre nature éveillée

Le maître ultime est l’expérience immédiate de notre nature éveillée, une expérience immédiate, non dualiste, en laquelle, précisément, il n’est ni questionneur, ni répondeur. Dans ce non-questionnement, cette non-réponse, une expérience non pensée peut s’éveiller.

Le maître du silence

Les quatre niveaux du maître

Il y a, traditionnellement, quatre niveaux du maître, que l’on appelle :

– le maître extérieur, personne physique qui parle notre langue et avec qui nous communiquons, qui n’est pas un être imaginaire ni un être sans corps physique ;

– il y a ensuite le maître que sont les enseignements des éveillés, c’est-à-dire la tradition, la clé des écrits, la tradition et l’esprit de celle-ci nous étant ouverts par le maître extérieur ;

– puis, au troisième niveau, il y a le maître symbolique : ce sont ces coïncidences significatives, ces phénomènes de synchronicité, ou la manifestation en tant qu’elle véhicule des messages ;

– et finalement, au quatrième niveau, vient le maître ultime (ou maître intérieur, mais l’expression ici est assez impropre), qui est la rencontre avec notre nature de bouddha, avec le pur esprit.

Lorsqu’il n’est plus de maître

Le maître intérieur, de ce point de vue, n’existe que lorsqu’il n’est plus de maître, lors qu’il n’est plus de témoin, lorsqu’il n’est plus d’observateur.

l’expérience non dualiste

Ce maître intérieur est aussi ce que l’on peut appeler l’expérience non dualiste. Dans l’expérience profonde de la méditation se révèle une solitude authentiquement spirituelle, qui est d’être sans autre.

une absence de présence

On n’est pas seul, c’est une absence, une absence de présence. Et c’est dans cette solitude que, finalement, le maître ultime peut parler silencieusement.

 

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