Pourquoi prendre refuge ?

Sa Sainteté Tenzin Gyatso, Quatorzième Dalaï-Lama

Une des raisons pour lesquelles nous voulons introduire la religion dans notre vie est qu’à lui seul le progrès matériel ne peut nous apporter ni plaisir, ni satisfaction durables. En fait, il semble que plus nous progressons sur le plan matériel et plus nous vivons constamment dans la crainte. La science et la technique ont réalisé d’admirables progrès et continueront certainement à en faire. L’homme est arrivé sur la lune ; il s’efforcera d’en exploiter les ressources au profit de l’humanité — cette lune en laquelle certains peuples voyaient jadis la demeure de leurs dieux. Et il est possible que l’homme atteigne aussi certaines planètes. Il se pourrait d’ailleurs qu’en fin de compte ces progrès nous fassent découvrir en dehors de notre monde des puissances qui nous seraient hostiles. Quoi qu’il en soit, cette évolution ne peut pas apporter aux hommes une satisfaction finale et permanente, car un progrès matériel éveille toujours le désir d’un autre progrès et ne peut, par conséquent, donner qu’un plaisir éphémère. Par contre, lorsque c’est l’esprit qui éprouve du plaisir et obtient des satisfactions, nous supportons facilement les ennuis qui sont purement matériels, et lorsqu’un plaisir est exclusivement du domaine de l’esprit, il est réel et durable.

Or il n’y a pas de plaisir comparable à celui que procurent les exercices spirituels. C’est le plus grand de tous, et par nature il est définitif. Les diverses religions ont chacune indiqué un moyen d’y parvenir.

Une autre raison pour laquelle nous voulons introduire la religion dans notre vie est que nous devons compter sur elle, même lorsque nous voulons jouir d’une quantité appréciable de plaisirs matériels.

D’une façon générale, le plaisir et la souffrance ne sont pas provoqués uniquement par des éléments extérieurs à nous, mais aussi par des éléments intérieurs. S’il n’y a pas de réaction interne, nulle stimulation extérieure, si forte soit-elle, ne peut nous apporter plaisir ou souffrance. Or ces facteurs internes sont les séquelles ou les impressions laissées sur notre esprit par nos actions passées, et c’est lorsqu’ils entrent en contact avec des facteurs externes que nous ressentons à nouveau plaisir ou souffrance. Un esprit non discipliné exprime de mauvaises pensées par de mauvaises actions, et ces actions à leur tour ont pour l’esprit des conséquences nuisibles. Ce qui fait que, lors de nouvelles stimulations extérieures, l’esprit subit immédiatement les conséquences des actions passées. Par conséquent, lorsque nous souffrons, la cause lointaine en est dans notre passé. Tout plaisir et toute souffrance ont une origine mentale. Et si nous avons besoin des religions, c’est parce que sans elles nous ne pouvons pas être maîtres de notre esprit.

Esquisse de la méthode pour pratiquer le bouddhisme

Pour pratiquer le bouddhisme, il ne suffit pas d’apporter des changements superficiels, par exemple de mener une vie monacale ou de réciter des textes sacrés. On peut même se demander si de telles activités sont ou non religieuses en soi, car la religion doit être pratiquée en esprit. Lorsqu’on a la bonne attitude mentale, toutes les activités, l’action corporelle, la parole, peuvent devenir religieuses. Mais si l’on n’a pas la bonne attitude, si l’on ne sait pas comment penser convenablement, on ne parviendra à aucun résultat, même si l’on passe toute sa vie dans un monastère à lire les écritures sacrées. La première chose essentielle est donc d’avoir la bonne attitude mentale. Il faut prendre pour refuge ultime les Trois joyaux : le bouddha, le dharma et le sangha. Il faut tenir compte des lois du karma et de ses fruits, et il faut cultiver des pensées qui soient bénéfiques pour les autres êtres.

Celui qui suit sérieusement la religion en renonçant au monde éprouvera de grandes joies. Il y a au Tibet beaucoup de gens qui ont ainsi renoncé au monde et ils jouissent d’une satisfaction mentale et physique indescriptible. Le total des plaisirs de ce monde que l’on obtient quand on est motivé par l’amour de soi-même et que l’on s’efforce de satisfaire cet amour ne saurait être comparé à une fraction même de ce bonheur supérieur. Les gens qui le possèdent sont aussi ceux qui font le plus de bien à autrui, du fait même de leur état intérieur qui leur permet non seulement de diagnostiquer les véritables causes des maux dont souffre l’humanité, mais aussi d’y apporter de vrais remèdes. Il n’est cependant pas possible à tous de renoncer ainsi au monde, car cela nécessite de grands sacrifices.

Dans ces conditions, quel genre de dharma, quel genre de religion peut-on prescrire aux gens qui mènent la vie courante ? Il faut naturellement rejeter toutes activités immorales dans le monde, car celles-ci ne sont compatibles avec aucune religion. Mais des activités moralement justifiables, telles que contribuer à l’administration et au gouvernement d’un pays, ou même faire quoi que ce soit d’utile et de productif, prendre des mesures qui contribuent à la joie et au bonheur d’autrui, tout cela peut certainement accompagner la pratique du dharma. En Inde et au Tibet, des rois et des ministres ont soutenu le dharma. On peut parvenir au salut en menant une vie dans le monde, pourvu que l’on s’y efforce véritablement. Nous avons un proverbe qui dit : “Les gens qui n’accomplissent aucun effort mental ne font qu’accumuler des raisons de tomber en enfer, même s’ils vivent dans des cavernes de montagne comme des animaux”.

Je pourrais conclure en rapportant un vieux conte tibétain :

Il y avait jadis un célèbre lama du nom de Drom. Un jour, ce Drom vit un homme qui faisait une circumambulation autour d’un stûpa. Il lui dit :

« C’est une bonne chose que de tourner autour d’un stûpa, mais ne vaudrait-il pas mieux pratiquer la religion ? »

« Alors il vaudrait mieux que je lise un livre sacré », répondit l’autre. Et il se mit à lire assidûment.

Plus tard, Drom le rencontra de nouveau.

« C’est une bonne chose que de lire des textes sacrés, lui dit-il, mais ne vaudrait-il pas encore mieux pratiquer la religion ? »

Apparemment, pensa l’homme, la récitation ne suffit pas. Si je méditais ?

Peu après, Drom le trouva en méditation.

« Je reconnais que la méditation est une bonne chose, lui dit-il, mais ne vaudrait-il pas vraiment mieux pratiquer la religion ? »

L’homme fut plongé dans la perplexité.

« Qu’entendez-vous par pratiquer la religion, demanda-t-il ? Dites-moi comment il faut faire. »

« Écartez de votre pensée tout ce qui a trait à la vie dans ce monde, répondit Drom. Tournez votre esprit vers la religion. »

© Dervy-Livres, 1971 extraits choisis de « Introduction au bouddhisme tibétain », reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

 

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