Chercher refuge

Le Vidyadhara, le Vénérable Chögyam Trungpa Rinpotché

En 1973, Chögyam Trungpa Rinpotché exposa, lors d’une conférence, le sens de la prise de refuge, l’exprimant dans la forme qui lui paraissait la mieux adaptée à son auditoire américain. Ne voulant pas courir le risque de trahir la pensée de l’auteur, les traducteurs canadiens se sont refusés à corriger même certaines négligences de style qu’il est, selon nous, moins légitime d’admettre dans le langage écrit que dans le langage parlé. Nous sommes convaincus que nos lecteurs sont assez puristes pour être tentés de protester, et assez compréhensifs pour ne pas le faire.

Dans la tradition bouddhique, le vœu de refuge est un moyen de sortir quelqu’un du sommeil de la confusion et de lui permettre aussi de s’associer à l’éveil. Se réfugier, c’est une question d’engagement et d’acceptation et, du même coup, d’ouverture et de liberté. Prononcer le vœu de refuge, c’est s’engager à être libre.

Jusqu’ici, nous nous sommes laissés prendre à toutes sortes de fascinations et d’illusions, et rien n’a vraiment pris racine en notre for intérieur. Tout dans notre vie, en matière de spiritualité, ou de quoi que ce soit d’autre du reste, s’est résumé à faire des emplettes. En effet, notre vie est faite de problèmes de douleur, de plaisir, d’opinion — toutes sortes de possibilités qui compliquent l’existence. Nous prêtons allégeance à ceci et à cela. Il nous faut faire des centaines, des millions de choix dans la vie, notamment en ce qui concerne notre sens de la discipline et de l’éthique et notre voie spirituelle. Dans le monde chaotique qui est le nôtre, nous ne savons pas du tout ce qu’il faut vraiment faire. Nous avons donc recours à de multiples raisonnements tirés de toutes sortes de traditions et de philosophies. Nous essayons bien de les réunir en un tout, mais il est possible que ces raisonnements entrent en conflit ou, au con traire, qu’ils s’harmonisent parfaitement. De toute façon, nous passons notre temps à faire des courses. C’est là le problème de fond.

Les traditions qui nous entourent ne clochent pas nécessairement : la difficulté vient plutôt du désir personnel d’avoir et d’être le meilleur. Quelqu’un qui cherche refuge doit laisser tomber un certain sentiment qui le pousse à se percevoir comme un bon citoyen ou le héros d’une histoire de réussite. Il sera peut-être forcé d’abandonner son passé ou son avenir. En prononçant ce vœu, il devra interrompre sa carrière de client du marché spirituel. Il faut décider à partir de mainte nant de s’en tenir à une certaine marque pour le reste de sa vie. On choisit d’adopter un régime de base et d’en tirer profit.

La façon de s’y prendre est très simple : on s’engage sur la voie bouddhique. C’est non seulement très simple, c’est aussi extrêmement économique. Dorénavant, on cheminera sur cette voie particulière que le Bouddha et ses disciples ont tracée et bien conçue il y a deux mille cinq cents ans. Un style et une tradition existent déjà : il y a une discipline. Il n’est plus la peine de courir après celui-ci ou celui-là. Plus besoin de comparer son propre mode de vie à celui de quiconque. Une fois cette étape franchie, on n’a plus le choix : on ne peut plus se permettre de se complaire dans la liberté. On s’engage définitivement à entrer dans une discipline du non choix qui nous épargne beaucoup d’argent, d’énergie, et énormément de réflexions superflues.

Tout cela peut paraître répressif, mais c’est vraiment fondé sur une attitude bienveillante à l’égard de notre situation. Il n’est vraiment possible de travailler sur soi-même que lorsqu’il n’y a ni chemins de traverse, ni sorties. En général, on a tendance à chercher des solutions à l’extérieur, dans quelque chose de nouveau : un changement de société ou de politique, un nouveau régime alimentaire, une nouvelle théorie. Ou bien encore, nous trouvons de nouvelles raisons pour attribuer la faute à nos relations, à la société, et j’en passe. La voie bouddhique consiste à travailler sur soi-même, sans chemins de traverse, sans portes de sortie. Elle commence avec la voie hinayana, la voie étroite. Bienvenue sur la voie étroite, salut à la simplicité et à l’ennui.

En prononçant le vœu de refuge, on devient un peu un réfugié sans abri. Chercher refuge ne veut pas dire qu’on est sans ressources et qu’on s’en remet à quelqu’un ou à quelque chose d’autre. On ne nous donnera pas de rations de réfugié ni d’aide rassurante et dévouée. Il s’agit d’abandonner son attachement à la sécurité fondamentale. Il faut laisser tomber ce sentiment d’ancrage en terre natale : c’est de toute façon une illusion. Nous avons peut-être une patrie, celle où nous avons vu le jour, l’allure qu’elle nous donne, mais à part cela, au fond, nul n’a vraiment de foyer. Notre vie ne repose véritablement sur aucune base solide de sécurité. Apatrides, nous sommes donc des âmes perdues, comme on dit. Nous sommes vraiment tout à fait perdus, confus et, d’une certaine façon, pitoyables.

Ces problèmes servent précisément de points de repère à partir desquels nous construisons le sentiment de devenir bouddhiste. A force d’établir un lien avec notre perte et notre confusion, nous finissons par nous ouvrir davantage. Nous commençons à voir qu’à force de rechercher la sécurité, nous ne pouvons nous accrocher à rien ; tout s’érode et chancelle constamment, tout le temps. Et c’est ça qu’on appelle la vie.

Alors, devenir réfugié, c’est reconnaître qu’on est sans feu ni lieu et qu’on n’a vraiment pas besoin d’une maison ou d’un territoire. Trouver refuge est une expression de liberté parce qu’en tant que réfugié le besoin de sécurité ne nous limite plus. On est suspendu dans un no man’s land où la seule chose à faire c’est d’entrer en relation avec les enseignements et avec soi-même.

C’est la décision finale. Dès qu’on reconnaît que l’unique base de travail réelle c’est soi-même et qu’il n’y a pas d’autres issues, on se réfugie dans le Bouddha en tant qu’exemple, dans le dharma en tant que voie, et dans la sangha en tant que groupe de camarades. Il s’agit néanmoins d’un engagement total envers soi-même. Cette cérémonie coupe le cordage qui relie le navire à l’ancre et marque le début de notre odyssée de solitude. Elle comprend pourtant l’inspiration du précepteur, moi-même, et de la lignée. La participation du précepteur est une sorte de garantie que vous ne reviendrez plus à la question de la sécurité en tant que telle, que vous continuerez à prendre acte de votre solitude et à travailler sur vous-même sans vous appuyer sur quiconque. Vous devenez enfin véritablement quelqu’un qui se tient debout. A partir de maintenant, tout commence avec vous.

C’est un voyage qui ressemble à celui des premiers colons. Nous sommes arrivés dans un no man’s land et rien ne nous a été donné. Nous sommes en plein dedans et il nous faut tout faire de nos mains nues. Nous sommes, à notre façon, des pionniers ; chacun de nous est, à sa manière, un personnage historique accomplissant son propre voyage. C’est l’œuvre de pionniers qui construisent un sol spirituel. On doit tout fabriquer, tout produire. Personne ne va nous lancer des chocolats ou nous consoler avec des bonbons. Il nous faut apprendre à traire les vaches. En fait, il faut d’abord trouver les vaches — à ce stade ce sont peut-être des animaux sauvages —, il faut les apprivoiser, les mettre dans un corral, les traire et nourrir leurs petits. On doit apprendre à fabriquer une épée : on doit faire fondre la pierre et en tirer du fer. Il faut tout fabriquer. Arrivés tout nus, sans chaussures, il nous faut même confectionner nos vêtements, souliers et chapeaux, tout ce dont nous avons besoin. C’est le point de départ, juste ici, maintenant. Il est nécessaire de commencer là.

Lorsqu’une religion préfabriquée dit précisément à ses pratiquants la meilleure façon de tout faire, c’est comme si elle leur fournissait une maison complète avec tapis mur-à-mur. Le pratiquant est complètement gâté. Comme il n’a à fournir aucun effort, aucune énergie, son dévouement et sa dévotion n’ont pas de fibres. Il finit par se plaindre qu’on ne lui a pas donné le papier hygiénique de luxe auquel il était habitué — des choses du genre. Alors, là où on en est, au lieu d’entrer dans un hôtel bien accueillant ou une maison luxueuse, on part d’un niveau primitif. Il faut trouver comment on va aménager sa ville et entrer en rapport avec ses camarades qui font le même travail.

Nous devons travailler sur le sens du sacré et de la richesse et le caractère magique de notre expérience. Et cela doit se passer dans la vie quotidienne : c’est un niveau personnel, extrêmement personnel. Il n’y a pas de bouc émissaire. Chacun est responsable de lui-même en tant que disciple du dharma. Nous nous isolons du reste du monde, au sens où celui-ci ne va plus nous aider ; il n’est plus regardé comme une source de salut, c’est simplement un mi rage, maya. Il pourra se moquer de vous, mais la voie et sa source d’inspiration ne dépendent que de vous. C’est à vous de jouer. Prendre refuge veut dire que vous allez vous y mettre. Vous vous engagez, à titre de réfugié, pour vous-même ; vous ne croyez plus qu’un quelconque principe divin émanant de la loi sainte ou des saintes écritures va vous sauver. C’est très personnel. Vous faites l’expérience d’un sentiment de solitude, d’esseulement : il n’y a pas d’aide, pas de sauveur. Mais vous éprouvez en même temps un sentiment d’appartenance : vous appartenez à une tradition de solitude où les gens travaillent ensemble.

Vous direz peut-être : “Ça fait un moment que je vis comme ça. Pourquoi cette cérémonie ?” C’est fait pour qu’il y ait un moment et une date où votre engagement a lieu, une fraction de seconde précise après laquelle vous vous êtes engagé en face de vous-même, de sorte que vous le sachiez très exactement et clairement. C’est comme célébrer le Nouvel an : au douzième coup de minuit, on dit “bonne année”. On fait donc en sorte que votre mémoire ou votre engagement ne soit pas trop flou. Vous êtes un poisson glissant auquel il faut fournir une espèce de filet. Le filet, c’est la cérémonie du vœu de refuge à laquelle vous ne pouvez échapper ; le pêcheur, celui qui vous sort de l’eau, c’est le précepteur. Le poisson n’a maintenant plus d’autre choix que de s’abandonner au pêcheur. Sans la cérémonie, cela ne marche pas pour une raison ou pour une autre ; tout est trop laissé à votre imagination et à votre subjectivisme glissant.

Vous êtes sur le point de devenir réfugié, disciple de Bouddha. Tout le monde monte dans ce train qui n’a ni freins ni marche arrière. Le train avance et à un moment donné s’arrête à une certaine station. Vous montez dans le train, le sifflet se fait entendre et vous partez.

La cérémonie de refuge fait donc époque dans votre démarche en tant que bouddhiste et non théiste. Vous n’avez plus à faire des sacrifices au nom de quelqu’un d’autre ni à tenter de vous sauver ou de vous racheter. Vous n’avez plus à faire des pieds et des mains pour que vous sourie celui qui a un œil sur vous, le vieil homme à barbe. En ce qui concerne les bouddhistes, le ciel est bleu et l’herbe est verte — l’été bien sûr. Pour un bouddhiste, les êtres humains sont très importants ; ils n’ont jamais été condamnés, sauf par leur propre confusion, ce qui est compréhensible. Si personne ne vous montre une voie, peu importe laquelle, vous serez désorienté. Ce n’est pas votre faute. Mais maintenant, on vous indique la voie et vous commencez à travailler avec un maître bien précis. Personne alors ne s’embrouille. Vous êtes ce que vous êtes, les enseignements sont ce qu’ils sont, et je suis ce que je suis : un précepteur qui vous ordonne bouddhistes. Pour ma part, c’est un moment de grande joie — nous allons travailler ensemble du début à la fin.

Se réfugier dans le bouddha, le dharma, et la sangha

Se réfugier dans le Bouddha en tant qu’exemple, dans le dharma en tant que voie et dans la sangha en tant que groupe de camarades, c’est bien délimité, très net, très direct et très clair. Dans la tradition bouddhique, cela se fait depuis deux mille cinq cents ans. Cet héritage particulier pénètre maintenant dans votre système ; vous vous associez à cette sagesse qui a existé tout ce temps sans interruption ni corruption. C’est très direct, très simple.

On cherche refuge dans le Bouddha non pas en tant que sauveur, pour se rassurer, mais bien en tant qu’exemple, que quelqu’un qu’il faut essayer d’égaler. C’est l’exemple d’un être humain ordinaire qui a vu les duperies de la vie sur le plan tant ordinaire que spirituel. Bouddha a connu l’état d’esprit éveillé en établissant un rapport avec les situations qui l’entouraient — la confusion, le chaos, la folie. Il était capable de regarder ces situations très clairement et avec précision. Il se disciplinait en travaillant sur son propre esprit, qui était à l’origine de tout le chaos et de toute la confusion. Plutôt que de se faire anarchiste et d’accuser la société, il travailla sur lui-même et atteignit ce que l’on appelle la bodhi ou l’éveil. La découverte finale et ultime eut lieu et il fut apte à enseigner aux êtres humains et à œuvrer auprès d’eux sans aucune inhibition.

L’exemple du Bouddha s’applique à notre cas en raison du fait qu’il commença avec le même genre de vie que la nôtre, la même confusion. Mais il renonça à cette vie pour trouver la vérité. Il fit de nombreux “trips” religieux. En effet, il essaya de travailler avec le monde théiste de l’hindouisme de l’époque et se rendit compte que cela posait beaucoup de problèmes. Puis, au lieu de chercher une solution externe, il commença à travailler sur lui-même. Il retroussa ses manches, comme on dit, et il devint Bouddha. Jusqu’à ce moment-là, il n’était qu’un insipide adepte de la défonce. Se réfugier dans le Bouddha en tant qu’exemple, c’est donc s’apercevoir qu’en fait notre histoire se compare tout à fait à la sienne, et décider que nous allons suivre son exemple et faire comme lui.

Se réfugier, c’est commencer à se rendre compte qu’on peut véritablement entrer en concurrence avec le Bouddha. C’est possible. Quelqu’un — qui devait aussi prendre en mains sa vie quotidienne — s’est arrangé pour s’éveiller et faire l’expérience de la douleur de la vie. Quelqu’un a été en mesure d’y travailler graduellement et d’atteindre enfin la bouddhéité, l’éveil. Cela fait deux mille cinq cents ans. Cet homme s’appelait Gautama, chef de la tribu Sakya. Il était prince et jouissait de toutes sortes d’objets de luxe et de sécurités ; il se sentait aliéné de son état de santé fondamentale. Il décida donc de s’interroger. Il s’enfuit de son royaume et pratiqua la méditation dans les jungles et les bois. Les seuls amis ou maîtres qu’il trouva n’étaient qu’une bande de matérialistes spirituels, des gens qui se servaient de la méditation pour renforcer le moi. Il essaya toutes sortes de trucs physiques : retenir sa respiration, se renverser la tête, s’asseoir au milieu d’un feu de camp ; il les trouva tous futiles. Il commença ensuite à se réveiller, à se libérer lui-même. Il atteignit donc l’éveil sans aide. Il était tellement intelligent qu’il fut capable, sans sombrer dans le matérialisme spirituel, de se tirer de l’approche matérialiste psychologique visant à maintenir le moi au moyen d’idées. Il fut capable de remporter la victoire sur ces deux plans. Dès lors, il fut connu sous le nom de Bouddha, l’Illuminé.

Nous pouvons y arriver aussi. Dans cette tradition, des milliers de personnes y sont parvenues. Les matérialismes psychologique et spirituel traversent constamment nos vies ; nous avons donc le même matériau à travailler. Dans ce sens, nos esprits sont très bien nourris, aucun doute là-dessus.

Une des grandes étapes du développement du Bouddha fut, certes, lorsqu’il se rendit compte que nous n’avons aucune raison de croire à quelque chose de plus grand que l’inspiration fondamentale déjà présente en nous ou de nous attendre à quoi que ce soit. Notre tradition est non théiste : Bouddha cessa de compter sur toute espèce de principe divin qui descendrait sur lui et règlerait tous ses problèmes. Se réfugier dans le Bouddha ne veut donc surtout pas dire le considérer comme un Dieu. Il est l’exemple de quelqu’un qui a pratiqué, travaillé, étudié et fait personnellement l’expérience des choses. En ayant cela à l’esprit, se réfugier dans le Bouddha revient à renoncer aux fausses conceptions à l’égard de l’existence divine. Puisque vous avez en votre for intérieur la nature-de-bouddha, l’intelligence éveillée, il ne vous est pas nécessaire d’emprunter la gloire d’un autre. Vous n’êtes pas démuni à ce point. Vous possédez déjà vos propres ressources. Une hiérarchie de principes divins n’a rien à y voir. Cela ne dépend que de vous. Notre individualité propre a produit notre propre monde. Toute la situation est très personnelle.

On se réfugie ensuite dans les enseignements du Bouddha, le dharma. On prend refuge dans le dharma en tant que voie, à l’instar du Bouddha. De cette manière, on s’aperçoit que toute la vie est un constant processus d’apprentissage et de découverte. On ne considère pas certaines choses comme profanes et certaines autres comme sacrées, mais tout ce dont est tissée sa vie est perçu comme vérité : c’est ainsi qu’on définit le dharma.

Il se définit aussi comme “sans passion”. Dans ce cas, être détaché signifie ne pas s’accrocher, saisir ou essayer de posséder : détachement, cela revient à dire non-agression.

En règle générale, le fil principal qui traverse notre expérience, c’est notre désir de poursuivre un processus purement orienté vers un but : nous pensons que tout devrait être accompli en rapport avec notre ambition, notre esprit de compétition, et notre arrivisme. C’est ce qui nous porte, la plupart du temps, à devenir de grands professeurs, de grands mécaniciens, de grands menuisiers ou de grands poètes. Le dharma, le détachement, coupe net dans cette vision réduite orientée vers un but, de sorte que tout devienne simplement un processus d’apprentissage. Cela permet d’établir un rapport complet et direct avec notre vie. En cherchant refuge dans le dharma en tant que cheminement, on en arrive à trouver qu’il vaut la peine de cheminer sur cette terre. Rien n’est plus considéré comme une perte de temps pure et simple, une punition, une cause de ressentiment ou de plainte.

Cet aspect du refuge s’applique particulièrement bien à l’Amérique où il est fort à la mode de rejeter la faute sur les autres, de sentir que nombre d’éléments dans nos relations ou notre environnement sont malsains ou pollués et de réagir avec ressentiment. Quand on commence à agir de la sorte, on n’en finit plus. Le monde devient brisé en deux parties, le sacré et le profane, ce qui est bon et correct et ce qu’on considère comme mauvais ou comme un mal nécessaire. Se réfugier dans le dharma avec une attitude de non-passion c’est regarder toute la vie comme une situation fertile, une situation d’apprentissage constante. Tout ce qui se produit — douleur et plaisir, bon et mauvais, justice et injustice — fait partie intégrante du processus d’apprentissage. Il n’y a donc rien à condamner car tout est la voie, le dharma.

Cette qualité de détachement inhérente au dharma est une expression de liberté, de nirvana et d’ouverture. Une fois qu’on a adopté cette attitude, toutes les pratiques spirituelles auxquelles on se livre deviennent partie intégrante de l’apprentissage plutôt que de rester simplement rituelles ou spirituelles, ou une question d’obligation religieuse. Le processus entier devient intégral et naturel.

On tente de trouver un sens au côté vague et insatisfaisant de la vie. On essaye sans cesse de lui donner un sens. Mais on ne peut plus, dorénavant, se contenter de trouver un sens à la vie en cherchant à se rassurer et à figer ce caractère délavé en un scénario bien arrêté. Les choses changent sans cesse, elles bougent sans arrêt et deviennent toujours autre chose. On commence donc à travailler maintenant avec la prémisse de base que la fluctuation des hauts et des bas de sa vie peut être vue comme un reflet dans un miroir ou des vagues dans l’océan. Les choses se rapprochent et on peut presque s’y accrocher, mais alors elles disparaissent. Elles ont l’air d’être juste sur le point d’avoir un sens, puis soudainement surgit une confusion immense et ce qui avait l’air sensé semble très lointain, à des millions de kilomètres. On essaye toujours de saisir quelque chose, et on le perd juste au moment où l’on pensait l’avoir en mains. C’est la source de la frustration, de la souffrance, ou du¯kha pour employer le mot de Bouddha. Du¯kha, la souffrance, c’est la première noble vérité ou dharma. Reconnaître cela c’est commencer à comprendre, à partir de rien pour ainsi dire. L’impermanence commence à avoir plus de sens que la tentative de fixer la vérité en une masse solide. Saisir cela — c’est-à-dire prendre conscience de la fluctuation continuelle — c’est ce que signifie : se réfugier dans le dharma.

Cela suppose qu’on sache être direct et éviter de s’illusionner ; on pourrait même dire que cela suppose une absence de politesse. C’est qu’on doit regarder les faits de la vie en face, personnellement. Il n’est nul besoin de fausse politesse ou de médiocrité banale ; il faut faire véritablement l’expérience de la vie. Il s’agit de la vie bien ordinaire : la douleur est douleur et le plaisir est plaisir — on n’a pas besoin d’un autre mot ou d’une allusion. La douleur, le plaisir et la confusion, tout se passe à l’état très brut ; on est seulement ordinaire. Mais ce caractère brut et cette absence de politesse ne veulent pas nécessairement dire qu’il faille se comporter en sauvages. On n’est tout nu qu’en se défaisant des artifices dont on fait habituellement usage. Avec ses amis, ses parents, on peut se permettre à tout moment d’être très simple, direct et personnel.

De cette façon, tout ce qui se passe dans la vie — qu’il s’agisse d’économie, de questions domestiques ou spirituelles — n’est plus scindé en des compartiments distincts, mais tout est compris dans une même situation. C’est cela suivre la voie du dharma. Les moments chauds, intenses de claustrophobie complète et les moments de fraîcheur et de tranquillité ne sont pas considérés comme extraordinairement bons ou épouvantables. Ils ne sont que les habitudes passagères de la vie à laquelle nous participons. C’est un processus naturel qui se déroule sans trêve. Se réfugier dans le dharma signifie entrer en relation avec tout ce qui se passe, de l’écharde dans votre pouce au suicide que commet votre grand-père en votre nom ; cela va du plus petit au plus grand, peu importe la façon dont vous caractérisez cela, comme partie intégrante de ce processus naturel. Toutes sortes de formes de voyages ont lieu sans arrêt. Ils ne sont tous que des trucs, des facettes intéressantes de la vie.

Pourtant, vous ne pouvez pas vous borner à dire : « Laissons tout cela tranquille. Mettons-nous à tout observer et devenons de grands poètes ». Mais non ! On ne peut s’en tenir à écrire des poèmes sur ces sujets, à s’en servir pour faire de la musique ou danser. On doit pénétrer complètement toutes ces facettes de la voie. Cela s’accompagne de la pratique de la méditation qui rend l’ensemble très clair et précis : plus nos esprits deviennent clairs, plus les petites choses porteuses de promesses et de menaces se font réelles et vives, qu’il s’agisse d’espoirs ou de peurs, de douleurs ou de plaisirs. C’est cela se réfugier dans le dharma en tant que voie.

Le dharma présente traditionnellement deux aspects. Le premier, c’est « ce qui a été dit » : les écritures saintes, les livres qui ont été écrits depuis le Bouddha jusqu’à nos jours. Ces livres sacrés contiennent la vérité de « ce dont on a fait l’expérience », c’est-à-dire le deuxième aspect du dharma.

« Ce qui a été dit » fut transmis de génération en génération. Dans toute la lignée bouddhique, les gens ont fait l’expérience de la réalité au sein du dharma, de la vérité dans le dharma, et cela a été transmis jusqu’à vous puisque vous êtes aussi disciples du dharma. Et c’est vous qui faites l’expérience de « ce dont on a fait l’expérience ». Une découverte est faite dans votre vie et c’est vous-même qui l’effectuez avec l’aide de votre maître. Cela se produit notamment au moyen de la méditation, tant en période de méditation que pendant la méditation en action.

Se réfugier dans le dharma signifie que les expériences dont votre vie est faite, la douleur comme le plaisir, sont également des enseignements, des enseignements sacrés. Ils ne sont pas sacrés parce qu’ils ont été découverts dans l’espace ou qu’ils sont descendus du ciel, d’en haut, comme donnés par des principes divins. Ils ont été découverts dans le cœur, dans le cœur des êtres humains, dans la nature-de-bouddha. Ils sont issus du cœur plutôt que de l’orage. Le tripitaka ou canon bouddhique est fondé sur l’expérience de quelqu’un. C’est intégralement le discours de quelqu’un. Le dharma, ou les cent-huit volumes de sutras est la parole, une communication d’un être humain à un autre. Dans le cas du tripitaka, c’est le Bouddha qui, pleinement éveillé, communiquait avec d’autres êtres humains qui n’étaient pas éveillés ou l’étaient à demi. La vérité n’est jamais descendue du ciel, mais elle vient toujours de la condition humaine, de l’expérience humaine : l’expérience de la douleur, l’origine de la douleur, la possibilité de s’en sortir et la possibilité de la voie. Issue des quatre nobles vérités du Bouddha, la vérité est en tous points conforme à la réalité ; c’est une vérité directe et non pas quelque chose qu’on a fabriqué là-haut. Lors qu’on cherche refuge dans le dharma, on ne regarde donc pas les livres comme des écritures mystiques créées par les nuages et le soleil qui s’unirent pour les graver sur une table. Les livres ont été écrits avec de l’encre, une plume et une feuille de papier. Les souvenirs des séminaires, causeries et discours du Seigneur Bouddha ont été consignés simplement en tant que description de ce qu’un homme éveillé dirait, de la façon dont il se conduirait dans la vie. Chercher refuge ce n’est donc pas chercher une plus grande influence extraterrestre sur les événements. Cela n’a rien à voir avec les martiens ni avec Jéhovah, mais bien avec la santé mentale. Et cela veut dire que l’expérience d’un être humain peut être tellement intensifiée qu’il existe une possibilité extraordinaire de nous éveiller véritablement nous-mêmes en nous-mêmes.

Je le répète, tout ce qui se passe dans notre esprit est une situation d’apprentissage ; les relations d’amour et de haine, les sentiments de malchance, de chance, de défaite, d’arrogance et d’”égoïté”, de patriotisme, d’intelligence, d’être quelqu’un de différent des autres, et d’être confus — tout cela est compris dans notre situation de base. C’est la voie. C’est la seule manière, la seule chose sur laquelle on puisse travailler. On ne peut traire la vache du gourou indéfiniment, chaque fois qu’on a faim ou soif. Mais nous pouvons faire l’expérience de notre mode de vie et de notre processus de développement selon le dharma de ce qui a été dit. On est alors en harmonie avec le dharma dont on a fait l’expérience, en même temps, comme les disciples du dharma l’ont fait dans le passé ; pour nous tous, il s’agit là d’une expérience très puissante et chargée de sens.

Une fois qu’on s’est réfugié dans le Bouddha en tant qu’exemple et dans le dharma en tant que voie, on cherche alors refuge dans la sangha en tant que groupe de camarades. Cela veut dire que nous avons beaucoup d’amis, des compagnons réfugiés, qui sont confus, comme nous, et qui suivent les mêmes lignes directrices que nous. Simultanément, et ensemble, tout le monde se débat sans cesse avec sa discipline. Les membres de la sangha ont déjà fait l’expérience d’un sentiment de dignité ; le sens du refuge en le Bouddha, le dharma et la sangha a déjà commencé à évoluer. Ils servent de rappels, vous font part de leurs réactions, vous renvoient les choses. Vos amis de la sangha vous offrent constamment un point de repère, ce qui crée un processus d’apprentissage ininterrompu. Ils agissent comme des miroirs qui réfléchissent, pour vous rappeler dans les situations de la vie courante, pour ce qu’il en est des enseignements. C’est le genre de camaraderie qu’on entend par sangha. Nous sommes tous logés à la même enseigne ; nous partageons un sentiment de confiance, un sentiment d’amitié organique et à grande échelle.

Mais, en même temps, il faut se tenir debout. Il existe un sentiment à la fois d’individualité et de camaraderie. On travaille ensemble, on s’aide, mais pas jusqu’au point où l’on en viendrait à éprouver un besoin fanatique de se faire aider, ou l’inverse. Si, au cours d’une période difficile, vous vous appuyez sur quelqu’un, ce dernier peut sembler fort, mais il peut aussi être gagné par votre faiblesse. S’il tombe, il vous entraîne dans sa chute. Si le principe était simplement de s’appuyer les uns sur les autres, des milliers de personnes se serviraient des autres comme soutiens. Dans ces conditions, si quelqu’un tombait, tout le monde suivrait. Tout s’effondrerait comme un vieil immeuble délabré. Cela donnerait un chaos énorme et un processus suicidaire : des milliers de gens qui s’écroulent en même temps — très bordélique, poussiéreux.

Se réfugier dans la sangha, c’est donc à la fois consentir à travailler avec ses condisciples, ses frères et sœurs dans le dharma, et se montrer autonome. Voilà un aspect très important du vœu de refuge. Personne n’impose sa main de fer sur le reste de la sangha. Si quelqu’un essaye d’agir en qualité de catalyseur ou de porte-parole de toute la sangha, on considère son geste comme frivole. Il est tout aussi frivole de faire montre de timidité, de crédulité ou de dépendance extrêmes. Tout membre de la sangha est une personne qui chemine d’une façon différente de celle des autres, tout comme vous. C’est pour cette raison qu’on vous communique constamment une foule de réactions — négatives, positives, encourageantes, décourageantes. Ce sont donc des ressources très riches qui sont mises à votre disposition lorsque vous cherchez refuge dans la sangha, la confrérie des élèves. C’est comme si l’on avait mis de la levure dans un bac de grains d’orge. Chaque grain commence à se remplir de levure jusqu’à ce qu’enfin on obtienne une énorme, une gigantesque barrique de bière merveilleuse. Tout a été entièrement soumis à l’action de la levure ; chaque grain est devenu puissant, de sorte que tout l’ensemble devient un vrai monde.

La sangha, c’est donc la communauté de ceux qui vous entourent, qui ont parfaitement le droit de couper net dans vos obsessions, de vous nourrir de leur sagesse, et aussi le droit inaliénable de manifester leurs propres névroses et de les exposer à votre regard. Au sein de la sangha, la camaraderie est une sorte d’amitié propre sans espoir, sans demandes, qui est, du coup, profondément satisfaisante.

Elle agit comme source de la situation d’apprentissage tout autant que l’ami spirituel ou le maître. Il faut donc éprouver une certaine confiance en la sangha. Il convient de préciser que nous parlons ici de la sangha organisée. Il nous faut être très clairs là-dessus : la sangha organisée, c’est la sangha des pratiquants qui méditent vraiment ensemble et travaillent aussi sur eux-mêmes. Sans cette sangha, on n’a pas de point de repère. On est lancé de nouveau dans la grande gibelotte samsarique et l’on n’a pas la moindre idée de ce qu’on est ou de qui on est.

Nous ne nous considérons donc plus comme des loups solitaires dont la vie est tellement “super” qu’ils n’ont plus à méditer ni à entrer en rapport avec quiconque ni avec l’organisation, ni avec l’ensemble de la sangha. En même temps, il ne suffit pas de suivre le troupeau. Ces deux extrêmes sont trop sûrs. Il s’agit de s’ouvrir sans cesse, de s’abandonner complètement. Il est primordial de renoncer.

Il est très héroïque de s’associer à ce cercle de solitaires qui s’appelle sangha. Par convention, on ne s’associe à rien dont les bases ne soient tout à fait sûres. En général, on verse une cotisation pour faire partie d’un club et, en retour, on obtient des services qui réconfortent et rassurent. Mais, ici, il s’agit d’une approche à la fois très impersonnelle et, bien étrangement, très personnelle. Vous consentez à travailler avec votre solitude au sein d’un groupe. La sangha réunit des milliers de personnes seules, qui travaillent ensemble avec leur propre solitude, leur propre  » esseulement « . Cela constitue un orchestre qui joue une musique sur laquelle vous pouvez danser et c’est là une expérience très personnelle. Vous commencez à vous associer à cette énergie particulière qui permet l’individualité, la spontanéité, de même que la non-agression.

Il existe dans la sangha un sentiment de confiance et de franchise qui en effraie plus d’un, mais une communication authentique a néanmoins lieu. Le niveau de sophistication de la sangha s’intensifie lui aussi naturellement. On ne peut considérer la sangha comme un petit cercle fermé, comme une maisonnée de médiocres mangeurs de riz brun munis de cuillères graisseuses. A ce niveau, la sangha est une maison immaculée où les relations sont sans tache et dans laquelle les expériences avec les autres se produisent sur le plan personnel. La véritable sangha se compose de gens dévoués qui travaillent vraiment sur eux-mêmes. Ils n’ont mis au point ni truc fantastique, ni magie, ni philosophie extraordinaire ni rien de la sorte. Dans cette perspective, une telle camaraderie peut se révéler quelque peu monotone, trop banale. Il n’en reste pas moins qu’elle est très réelle. Il est fort possible que vous vous mettiez en quête d’amis et d’activités extraordinaires. Mais, pour une raison ou pour une autre, ces projets s’avèrent fa briqués de pur plastique, comme s’ils appartenaient à un monde de rêve, et vous revenez à la vraie sangha, aux vraies personnes qui s’intéressent véritablement à elles-mêmes, qui se soucient de vous en tant qu’ami et tiennent compte de l’ensemble de la situation, sans rien en cacher par faiblesse.

Changement d’attitude, de marque et de nom

Trois types de changements se produisent après qu’on ait prononcé le vœu de refuge : des changements d’attitude, de marque et de nom.

Le changement d’attitude suppose un sentiment de sympathie à l’égard du monde, c’est-à-dire envers soi-même à ce moment-ci, parce qu’on commence sur la voie hinayana. Pour ne pas nuire au monde, il nous faut nous entraîner de façon à atteindre une perfection immaculée dans notre discipline, et à aider, plus tard, les autres “êtres sentant”. Notre attitude devient celle de la non-agression et du détachement. La passion et l’agressivité renvoient à une impression générale de tension et d’inimitié, comme si l’on regardait le monde en tant qu’objet contre lequel il faudrait mener bataille. On complote avec le monde, on est constamment en lutte avec lui, c’est-à-dire avec soi-même. On essaye de remporter quelque chose, de toujours faire mieux que les autres.

Le changement d’attitude consiste à développer une vigilance qui permette d’être son propre ami et, ainsi, celui de tous les autres “êtres sentant”. Il y a une certaine douceur. Cela est lié à l’engagement à l’égard de la pratique de la méditation, qui donne de l’ouverture aux divers hauts et bas de votre vie, vous dispose à les accepter et à y travailler. Votre relation avec les enseignements devient tellement intime qu’ils finissent par faire partie de vous-même ; le dharma de vient une partie de vous-même.

Les trois joyaux — le Bouddha, le dharma et la sangha — deviennent partie intégrante de votre existence, et vous en devenez florissants, vous en vivez, vous travaillez sur cela. Vous ne devenez pas religieux pour autant, mais vous devenez doux, attendri et personnellement très amical et souple. Vous ne vous défendez pas constamment.

Vous êtes moins avide. Si le déjeuner n’est pas cuit à votre goût, en tant que bouddhiste vous lâchez prise et vous mangez le déjeuner minable que vous n’aimez pas. Vous pouvez céder, faire simplement une concession pendant une fraction de seconde. Essayer de lâcher prise — ce qui est le changement d’attitude — est donc très important. D’habitude, on se refuse à céder : “Je veux que ça marche à ma guise. Je veux qu’on accepte absolument tout ce que je propose et si ça ne marche pas je vais me battre pour mes droits” et ainsi de suite. Dans un sens cette attitude provoque des problèmes et elle est anti-bouddhique.

Le changement d’attitude comporte une autre partie : comme vous êtes maintenant bouddhiste à part entière, vous avez le sentiment que tout dans votre vie est malléable. Vous ne vous sentez pas éloigné de vos problèmes ou vous n’essayez pas de vous mettre dans une quelconque orbite spirituelle. Vous pouvez mainte nant être doux et amical envers vous-même et envers les autres et entrer en relation avec le monde ; cela semble être le point fondamental des enseignements bouddhiques. Mais il n’est pas nécessaire d’arborer un sourire gentillet et une attitude mielleuse du genre “tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil”. On fait allusion ici à une expérience authentique : vous avez déjà fait votre entrée dans la tradition de l’état d’esprit non agressif, et vous êtes en mesure de vous comporter de cette façon sans artifice.

A ce stade-là, être non agressif signifie s’abstenir de tuer, s’abstenir de rejeter — lors qu’on est mis en cause — les animaux, les ennemis, les êtres humains en général, quoi que ce soit. Vous êtes peut-être fier de tuer des mouches ; dans ce genre de petit scénario, vous faites peut-être dans le style “là j’t’ai eu…” C’est un comportement très sauvage. Devenir quelqu’un qui suit le dharma veut dire devenir plus sophistiqué au sens fondamental du terme. Vous commencez à porter attention aux détails du quotidien, à les considérer comme plus importants, sacrés.

On ne peut fabriquer pareille attitude. Elle ne peut être que le fruit de beaucoup de méditation — ça semble être le seul moyen. Vous avez besoin de beaucoup de méditation. La méditation semble mener à une douceur et une compassion naturelles.

Le changement de marque se rapproche beaucoup du changement d’attitude. Lorsque vous commencez à vous conduire de cette façon, vous commencez à manifester les signes de la santé qui vous habite. Vous n’avez vraiment rien à prouver à vos parents ni à vos amis. Les paroles ne comptent pas. Ils peuvent tout bonnement et véritablement apprécier l’épanouissement de la douceur et du bon sens qui se produit en vous. Vous n’essayez pas d’être médiocrement poli ou compréhensif, vous cherchez plutôt à être compréhensif ou poli sans vous soucier de votre confort personnel. Il en résulte donc un sentiment de douceur et de sympathie et c’est la marque d’un bouddhiste. On commence à se transformer en une autre race d’homme. On devient doux, attentionné, ouvert et courageux en même temps.

Évidemment, vous ne deviendrez pas dans l’instant rayonnant, heureux, facile à vivre ou illuminé. Mais ce qu’on veut dire c’est qu’il est possible de le devenir. Cela peut se produire grâce à la pratique et à la discipline. La personnalité de quelqu’un peut passer d’un niveau douloureux, sérieux, névrosé, solidement ancré, à quelque chose d’ouvert, de vif, de profond et de délicieux. Je n’essaye pas d’employer ici des arguments de vendeur : ce changement s’est opéré au cours de notre expérience dans ce pays.

Il y a encore le changement de nom. Au Tibet, traditionnellement, les parents donnent à leurs enfants un surnom que ceux-ci porteront pendant leur enfance. Lorsque l’enfant prononce le vœu de refuge, on lui donne un nom bouddhiste. Le surnom est oublié peu à peu, sauf, à l’occasion, entre amis intimes ou parents, et l’enfant adopte donc le nom bouddhiste. C’est ce qu’on faisait par tradition dans les pays bouddhistes. Ici, cette situation peut être un peu délicate ; je vous laisse donc libres d’utiliser ou non le nom de refuge que vous êtes sur le point de recevoir. Le fait est que lors qu’on vous appelle par votre nom bouddhiste, vous devriez adopter cette attitude de douceur particulière dont on vient de parler. Le nom doit être un rappel plutôt que quelque chose qui vous permette de vous identifier davantage à votre moi ou qui soit simplement une étiquette.

Le sens du nom est lié à une sorte de source d’inspiration que vous pourriez enrichir. Ce n’est pas nécessairement flatteur ni condescendant — c’est une sorte de message. Ces noms font fonction d’encouragements à développer en quelque sorte votre personnalité, en relation avec la pratique de la méditation. C’est un peu votre style personnel d’approche du dharma.

La cérémonie

La partie principale de la cérémonie c’est lorsque vous faites trois prosternations et que vous répétez trois fois la formule du refuge :

« Je cherche refuge dans le Bouddha, je cherche refuge dans le dharma, je cherche refuge dans la sangha ».

Je dois expliquer le but des prosternations. On peut faire toute sorte de cheminements spirituels par ses propres moyens. Mais ce qui est important et nécessaire c’est d’abandonner nos « lubies moïques ». Un tel abandon vous rend davantage fils de vos œuvres et branché personnellement et encore plus sur la réalité. Les prosternations servent donc à laisser tomber vos fixations de tout genre pour que vous commenciez à vous accorder à ce cheminement.

Tenir ensemble les paumes de vos mains successivement à la hauteur du front, de la gorge et du cœur représente abandonner le corps, la parole et l’esprit au Bouddha, au dharma et à la sangha, sans rien attendre en retour. Se prosterner au sol est chargé de sens ; cela veut dire s’abandonner finalement. Vous vous engagez véritablement ; vous consentez au bon sens inévitable de la terre et à devenir réfugié du « no man’s land ». Cette terre représente les titulaires de la lignée, passés, présents et à venir. Vous en avez plein le dos de cette terre, vous l’aimez beaucoup ou vous vous en balancez, mais pourtant la terre reste toujours là, solide. Et se prosterner sur cette terre c’est s’abandonner à ce bon sens fondamental.

Vous faites les trois prosternations devant l’autel qui représente notre héritage. De façon plus explicite, il représente la lignée de ceux qui ont transmis l’esprit éveillé, qui existe dans le passé, le présent et le futur. Vous vous prosternez aussi devant le précepteur, moi-même, l’héritier de cette lignée. La méthode utilisée dans le passé n’est plus un mythe, elle est réelle et vivante. Vous avez devant vous un bouddhiste en chair et en os.

S’agenouiller et répéter la formule du refuge trois fois, c’est chercher véritablement refuge. Cela comprend trois aspects : prendre acte de vous-même, reconnaître votre besoin de protection et reconnaître l’autre. Lorsque vous dites « je cherche refuge », vous demandez d’être accepté à titre de réfugié. Et lorsque vous dites « dans le Bouddha, le dharma et la sangha », vous reconnaissez l’autre, soit l’exemple, le cheminement et le sentiment de la communauté. Dans cette situation, vous devez agir de façon mûrement réfléchie, être bien conscient de tout le processus auquel vous vous soumettez.

On répète trois fois la formule de refuge. La première fois, on prépare le terrain ; la seconde, on va plus loin ; et la troisième fois, on part pour de vrai et pour de bon.

La discipline du refuge est plus qu’un principe relatif à la doctrine ou au rituel ; on vous injecte physiquement l’engagement au dharma-du-Bouddha ; on transmet le bouddhisme dans votre système. Quelque chose de la lignée, quelque chose de très physique, pénètre votre cœur lorsque vous vous engagez à l’ouverture. Lorsque vous allez dire « je cherche refuge dans la sangha » pour la troisième fois, je vais claquer mes doigts. Et c’est à ce moment-là que s’effectue la transmission véritable. C’est à ce moment précis que le sperme, pour ainsi dire, entre dans votre système et que vous faites partie de la lignée. A partir de cet instant, vous êtes disciple de la lignée kagyu. A ce moment précis, l’énergie, le pouvoir, et la grâce de la santé fondamentale qui existe dans la lignée depuis deux mille cinq cents ans, une discipline et une tradition ininterrompues depuis le Bouddha, pénètrent votre système, et vous devenez enfin disciple à part entière du dharma-du-Bouddha. A partir de ce moment, vous êtes un futur bouddha en chair et en os.

© Chögyam Trungpa Rinpotché ; ce texte est extrait de Garuda V, Vajradhatu, Boulder, 1977.

© Traduction française : Les Traductions Nalanda, septembre 1991.

Nous remercions particulièrement les traductions Nalanda pour leur participation active et généreuse à la constitution des « Dossiers du dharma ».

 

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