Pratiquer le refuge

Lama Denys Rinpoché

    1. Le refuge
      1. Qu’est-ce que “le refuge” ?
        1. Prendre refuge n’est pas une attitude de démission ou de fuite.
        2. Protection et courage.
        3. La plus grande des responsabilités ; la plus belle des libertés.
        4. Le sens tibétain.
        5. Commencer à suivre une voie
        6. Apprentissage cohérent et énergie
        7. Les dangers de l’auto-illusion ou l’attitude : « ego-didacte »
        8. C’est à nous seul qu’il tient de faire l’effort nécessaire pour avancer.
        9. Refuge et perspectives théistes.
        10. Refuges contingents et essentiels.
        11. Le refuge ultime
    2. Les trois joyaux
      1. Bouddha
        1. Les différentes faces de Bouddha
        2. Le bouddha comme exemple
        3. Prendre refuge en le bouddha
        4. Bouddha n’est pas un dieu, c’est la nature pure de l’esprit
        5. Les trois corps du bouddha
          1. Le premier corps d’un bouddha : le dharmakâya
          2. Le deuxième corps d’un bouddha : le sambhogakâya
          3. Le troisième corps d’un bouddha : le nirmanakâya
      2. Dharma
        1. Le dharma comme enseignement
        2. Les écrits du dharma
        3. L’expérience du dharma
        4. Prendre refuge en le dharma
        5. L’expression du non-ego
      3. Sangha
        1. Prendre refuge en le sangha
    3. Le refuge comme engagement initial
        1. Nous devenons un pratiquant du dharma
        2. Entrer vraiment dans la pratique
        3. Garder confiance en les autres voies traditionnelles authentiques
        4. Le refuge, dépassement de l’hésitation
        5. Une confiance intelligente
    4. Les pratiques du refuge
      1. Le refuge, préliminaire de toutes pratiques
      2. Le refuge dans la vie quotidienne
        1. Une forme de prière, dans le sens d’une ouverture de notre esprit à la présence éveillée
        2. Prendre refuge de façon formelle ou informelle
      3. Les différents niveaux de refuge
        1. Le refuge intérieur
        2. Le lama-racine
        3. L’expérience immédiate
      4. L’ultime refuge
        1. La nature de bouddha
      5. La pratique du refuge, présente tout au long du cheminement

« Pratiquer le refuge” est s’exiler du samsara avec son lot d’aliénations et de souffrances, pour entreprendre le grand voyage du dharma, avec d’autres réfugiés, les membres du sangha, en quête de l’asile ultime qu’est l’état de bouddha. »

Le refuge

« Le refuge est le départ de toutes les pratiques du dharma,
C’est aussi leur cheminement et leur aboutissement
Car le refuge ultime n’est autre que la nature de bouddha »

Qu’est-ce que “le refuge” ?

Prendre refuge n’est pas une attitude de démission ou de fuite.

Pour bien comprendre le sens du refuge, commençons par essayer de lever quelques malentendus sur l’emploi du terme “refuge”. Il présente des difficultés, car on peut facilement entendre “se réfugier” avec une connotation négative évoquant une attitude de faiblesse et d’abandon. Au sens vulgaire “prendre refuge” évoque souvent en effet une attitude de démission ou de fuite, par laquelle on “se réfugie” dans toutes sortes d’échappatoires afin de ne pas se confronter à la réalité ou à ses responsabilités.

Protection et courage.

Dans le dharma, “prendre refuge” véhicule une idée de protection et, simultanément celles d’un voyage et du courage qu’il faut pour l’entreprendre. Il ne s’agit pas de démissionner mais, bien au contraire, de faire face à la réalité en assumant pleinement sa responsabilité d’homme.

Prenons une image : si nous vivons dans un pays où notre liberté est aliénée, où la situation politique et économique est intolérable, nous déciderons peut-être d’aller nous réfugier dans une nation libre et riche. C’est un choix merveilleux mais en même temps une lourde décision. Elle implique, en effet, de quitter le lieu où l’on a vécu, les attaches que l’on peut y avoir, et d’entreprendre vers l’inconnu une odyssée présentant vraisemblablement toutes sortes de difficultés et de dangers imprévisibles. C’est un choix courageux, qui demande renoncements et efforts.

La plus grande des responsabilités ; la plus belle des libertés.

Analogiquement, dans le dharma, “prendre refuge” est s’exiler du samsara avec son lot d’aliénations et de souffrances, pour entreprendre le grand voyage du dharma, avec d’autres réfugiés, les membres du sangha, en quête de l’asile ultime qu’est l’état de bouddha.

Décider de devenir ainsi réfugié est la plus belle et la plus grande des responsabilités que nous puissions assumer en tant qu’être humain, pour nous-mêmes et pour nos semblables, car ce cheminement vers la liberté nous permettra de les aider à s’évader à leur tour de la prison du samsara vers la liberté et le bonheur fondamental de l’éveil.

Le sens tibétain.

Ce que l’on a traduit généralement par “prendre refuge” se dit en tibétain “kyab sou dro-oua” ; “kyab” signifie : refuge, asile, protection, ou même, “ce vers quoi l’on tend”, “ce à quoi l’on aspire” ; “sou” est une particule grammaticale que l’on peut rendre par : vers ; et “dro-oua” veut dire : aller, partir ; donc l’expression globale se traduit : “partir vers le refuge”, “se réfugier”, “devenir un réfugié”, “prendre refuge”.

Commencer à suivre une voie

Lorsqu’on découvre le dharma, on a le plus souvent déjà été en recherche pendant un certain temps et on a suivi un itinéraire plus ou moins complexe. On a lu des livres, acquis une certaine compréhension, peut-être tenté des expériences qui nous ont fait traverser et visiter des contrées variées. On est un peu comme un touriste, un aspirant alpiniste, qui a consulté des livres de montagne, appréciant la beauté de différents paysages, qui a même voyagé, visité des sites, fait un peu de randonnée, mais qui n’a pas encore vraiment fait d’ascension. Sa démarche est restée extérieure : au pied de la montagne, il s’est dit qu’il serait bien d’escalader, mais il n’a fait le pas consistant à commencer véritablement l’escalade, avec ce que celle-ci implique de méthode et d’effort.

Faire ce pas est “prendre refuge”. Le pas consiste à s’engager dans l’ascension en suivant une voie, en ayant une carte, un guide compétent et des compagnons : l’état de bouddha est le sommet vers lequel on tend, le dharma est la voie en même temps que la carte, et le sangha notre guide et nos compagnons de route.

Apprentissage cohérent et énergie

La prise de refuge est le début d’un cheminement et d’un apprentissage cohérent, c’est l’acceptation de l’utilité et de la nécessité d’une voie qui a fait ses preuves et à laquelle on va faire confiance, c’est en ce sens un geste d’humilité et de sagesse.

Les dangers de l’auto-illusion ou l’attitude : « ego-didacte »

Prendre refuge c’est aussi renoncer à l’attitude “d’ego-didacte”, nous entendons par là l’approche commune qui consiste à faire du grappillage au gré de son inspiration du moment, pour sélectionner dans le supermarché spirituel des éléments sur mesure pour sa pratique personnelle. Cette attitude, qui est souvent inévitable au début, expose à l’auto-illusion avec toutes sortes de dangers et ne peut pas mener bien loin. Les cocktails spirituels qu’elle fabrique conduisent à beaucoup de confusion. Un apprentissage véritable nécessite méthode, cohérence et suivi.

C’est à nous seul qu’il tient de faire l’effort nécessaire pour avancer.

Dans cet esprit, prendre refuge est proclamer courageusement notre détermination personnelle à faire l’effort nécessaire pour cheminer dans le dharma jusqu’à l’état de bouddha. Nous serons guidés par le dharma, soutenu par le sangha, aidé par un guide ; néanmoins c’est à nous seul qu’il tiendra de faire l’effort nécessaire pour avancer, personne ne le fera à notre place. L’ascension ne se fera pas toute seule, il nous faudra avancer pas à pas, car ni le guide, ni l’enseignement ne nous porteront sur leur dos.

En prenant refuge, nous exprimons cette intention courageuse de cheminer en travaillant sur nous-mêmes, avec les autres et le monde.

Refuge et perspectives théistes.

La prise de refuge, dans la perspective du dharma, fait appel à une attitude d’esprit différente de ce que pourrait être la recherche du refuge dans une perspective théiste, où l’on s’abandonnerait à “l’Autre” pour être sauvé. Il ne s’agit pas de s’en remettre à quelque chose ou à quelqu’un, en disant : « je vous aime, je m’en remets à vous, j’accepte votre enseignement, j’accepte tout, faites en sorte que je sois sauvé ». Personne ne nous sauvera miraculeusement. Prendre refuge n’est pas se réfugier en démissionnant. Il nous faut assumer notre responsabilité : notre détermination et notre énergie sont les facteurs déterminants du cheminement.

Il est important de comprendre que l’on ne prend pas refuge en une entité, fût-elle divine, en un être suprême ou quelque chose qui existe indépendamment de l’esprit. Les Trois joyaux ne sont pas Dieu dans un sens anthropomorphe et dualiste. Le refuge vers lequel on tend, cette destination à laquelle on aspire est finalement l’état de bouddha, la nature pure, non dualiste, de l’esprit.

Refuges contingents et essentiels.

D’ordinaire, nous vivons dans la réalité extérieure et superficielle du samsara, la bulle de notre ego. Empêtré dans ses conditionnements et exposé à ses souffrances, nous cherchons des refuges de toutes sortes, en essayant de nous sécuriser, nous entourant de multiples protections et assurances : affectives, financières, matérielles, spirituelles…, prenant appui sur des personnes, des institutions, des idées, des philosophies ou des religions. Ces tentatives aboutissent quelquefois, relativement et temporairement, mais leurs succès, transitoires, se transforment finalement en échecs. Qui plus est, souvent, la frénésie agressive investie dans ces tentatives crée elle-même de nouveaux problèmes. Celles-ci manquent ainsi leur objectif et s’avèrent fondamentalement vaines. Si nous prenons refuge en des choses relatives et transitoires, lorsque celles-ci changent ou s’écroulent, ce qui est leur devenir inéluctable, notre refuge s’écroule avec elles nous entraînant dans sa chute.

Les amis nous trompent, les biens se dispersent, les constructions s’écroulent, les protections disparaissent, les idéologies s’avèrent creuses. Conjoint, parents, amis, personnes influentes, richesses, assurances et philosophies ne sont que des refuges contingents et essentiellement limités.

Le refuge ultime

Le “refuge” du dharma est différent. Au niveau ultime, c’est la réalisation de la nature de bouddha qui est plénitude de la vacuité, non dualiste. Au niveau relatif, il est constitué par les expressions et les représentations du refuge ultime auxquelles nous avons accès par notre connaissance habituelle, ainsi que par les enseignements qui permettent de le réaliser et par ceux qui les pratiquent, c’est-à-dire les Trois joyaux. Ce refuge relatif est un appui qui, utilisé comme base d’une pratique, permet d’accéder au refuge ultime. Il est possible de vraiment s’appuyer sur lui, sans jamais être trompé, si ce n’est par ses propres illusions. Ce refuge des Trois joyaux peut vraiment nous protéger et nous guider, sans jamais nous abandonner, jusqu’à l’autre rive, l’au-delà du samsara. Aussi pouvons-nous fonder notre vie sur ses bases. Il est fondamentalement fiable ; en lui faisant confiance nous ne sombrerons pas, même si la tempête change et balaye autour de nous les conditions du monde extérieur et ses refuges contingents.

Les trois joyaux

Bouddha

Les différentes faces de Bouddha

Bouddha a plusieurs faces, au moins deux : la face, personnelle, d’un homme et celle, impersonnelle, de la nature de bouddha, l’esprit pur. Ces faces sont fondamentalement concomitantes et complémentaires, mais les écoles hinayana, mahayana et vajrayana en font différentes présentations qui mettent l’accent sur l’une ou l’autre, ce qui explique la diversité des perspectives, sans qu’il y ait pour autant contradiction.

Le bouddha comme exemple

L’aspect personnel et historique du bouddha est d’abord Shakyamuni Bouddha, l’homme qui vécut et enseigna au centre de l’Inde il y a deux mille cinq cents ans, et qui est à l’origine des enseignements transmis depuis. C’est un homme qui a réalisé l’état d’éveil potentiel en chaque être, et qui, à partir de sa réalisation, a transmis un enseignement, pour permettre à d’autres de découvrir cet état et ses qualités.

Le Bouddha, dans son aspect historique, est d’abord un exemple, celui d’un homme qui, né dans une famille princière, avec tous le bien-être que procure un tel état, perçut la réalité de l’existence et des souffrances : de la naissance, de la maladie, de la vieillesse, de la mort. Il abandonna son état royal pour partir à la recherche de la vérité, comme ascète d’abord, il essaya différentes disciplines auprès de maîtres hindous, puis, jugeant qu’elles ne le conduiraient pas à l’éveil, il les abandonna, pratiqua la méditation et par celle-ci arriva à la compréhension intérieure, à la délivrance de l’éveil. Il devint un tathâgata, un pleinement éveillé, qui donna ensuite longuement les enseignements initiaux qui nous ont été transmis jusqu’aujourd’hui.

Prendre refuge en le bouddha

Pour prendre refuge en le bouddha, on utilise souvent une formule qui dit en tibétain : “Kang ni nam gui tcho, sangyè la kyab sou tchio”. “Kang ni nam gui tcho”, signifie : “homme suprême” et “sangyè la kyab sou tchio” : “aller vers le bouddha pour refuge”, donc :

« Je vais vers le bouddha, l’homme suprême, pour refuge. »

Bouddha n’est pas un dieu, c’est la nature pure de l’esprit

Bouddha est un homme qui devint l’homme suprême. Sa vie a pour nous une valeur exemplaire, elle témoigne qu’il est possible, pour un homme, d’arriver à l’ultime réalisation spirituelle. Bouddha n’est pas un dieu qui va nous sauver miraculeusement du haut des cieux. Aller pour refuge en le bouddha signifie le prendre pour exemple en suivant la voie qu’il a ouverte.

L’aspect impersonnel et intemporel du bouddha est sa réalisation de la nature de bouddha, la nature pure de l’esprit, l’état de celui-ci complètement purifié, libéré de ses illusions, de ses passions, de tous ses voiles, et épanoui à la pleine réalisation.

Les trois corps du bouddha

Le mahayana présente le bouddha et la nature de bouddha qu’il a réalisée comme les trois corps du bouddha. Il ne s’agit pas de corps au niveau physique, mais de trois plans de l’éveil.

Le premier corps d’un bouddha : le dharmakâya

Corps de dharma, corps de réalité, corps absolu ou corps de vacuité, on peut le traduire de différentes façons. C’est l’esprit d’un bouddha au-delà des formes, au-delà des catégories de l’esprit conceptuel, de toutes ses caractéristiques, déterminations et représentations. Ce dharmakâya est l’éveil omniprésent, omni pénétrant, diffus en toutes choses et atemporel : il est partout, toujours ; tout être et toute existence en sont pénétrés. Son expérience est celle de l’éveil ultime.

Le deuxième corps d’un bouddha : le sambhogakâya

Corps d’expérience parfaite, c’est l’aspect dans lequel le bouddha se manifeste à de grands bodhisattvas, c’est-à-dire à des êtres dont la réalisation spirituelle est déjà extrêmement avancée, qui ont déjà une certaine expérience immédiate de la nature de l’esprit. La manifestation de ce corps d’expérience parfaite résulte de la rencontre des potentialités inhérentes au dharmakâya avec le karma positif de grands bodhisattvas. Son expérience n’est, par là même, possible que pour ceux-ci.

Le troisième corps d’un bouddha : le nirmanakâya

Corps d’émanation, c’est l’aspect concret et physique sous lequel le bouddha se manifeste dans notre monde. Un être qui arrive à l’état de bouddha a un corps physique, qui peut être de trois sortes. Le sublime corps d’émanation est une manifestation telle que Shakyamuni Bouddha, dont la vie est caractérisée par douze étapes. Il y a aussi les corps d’émanations artisans : ce sont des êtres éveillés qui se manifestent dans des arts et métiers : on peut côtoyer des bouddhas partout ! Enfin, les corps d’émanation de naissance se manifestent sous des formes très diverses et plus particulièrement en tant qu’enseignants, en tant que lamas ; il y a encore dans ce dernier corps d’émanation beaucoup de degrés et de variétés.

L’esprit du bouddha est le dharmakâya, le corps de vacuité dont nous venons de parler ; son corps est le nirmanakâya, le corps d’émanation ; l’expression de ses facultés dans leurs qualités relationnelles est le sambhogakâya, le corps d’expérience parfaite.

Le corps, la parole et l’esprit d’un bouddha ont des qualités remarquables. En particulier, l’esprit d’un bouddha a quatre qualités principales : la connaissance primordiale, l’amour compatissant, le pouvoir de protection et l’activité éveillée.

Dharma

Le dharma comme enseignement

Dharma, dans le contexte du refuge, se réfère à l’enseignement du Bouddha, le Bouddha-dharma. Cet enseignement est l’énoncé du mode d’être de la réalité ; il explique : comment sont les choses, comment on les connaît et les perçoit, d’abord au niveau relatif, en mode illusoire, puis, à partir de cette compréhension, comment il est possible, par la pratique juste de la méditation, de sortir de ces illusions pour accéder à l’expérience de connaissance immédiate qui révèle la réalité foncière, au-delà des voiles de l’ego et de la dualité, avec toutes les qualités éveillées qui lui sont inhérentes.

Le dharma expose, dans une perspective de sagesse et de compassion, comment il est possible de sortir de la confusion et des souffrances pour arriver à la liberté et au bonheur.

Le dharma a deux aspects, qui sont le dharma en tant que paroles du Bouddha, subsistant sous forme de textes, d’écrits, et le dharma en tant qu’expérience et réalisation de ces paroles du Bouddha.

Les écrits du dharma

Les écrits du dharma sont extrêmement nombreux. Dans la tradition du mahayana tibétain, il y a la collection du Kangyour, “la traduction des paroles du Bouddha” en cent-huit volumes, qui comprend trois recueils ou tripitaka : les sûtras, le vinaya et l’abhidharma. Le vinaya est l’exposé de la discipline, principalement monastique, les sûtras sont des comptes rendus qui recensent de nombreux enseignements que le Bouddha donna en maintes occasions, et l’abhidharma est l’exposé de la réalité, l’enseignement abstrait. En plus du Kangyour, il y a le Tengyour qui est le recueil des principaux développements et commentaires faits sur les paroles du Bouddha par les maîtres indiens, il comprend deux cent treize volumes. Il y a aussi les écrits du vajrayana constitués par différents tantras dont certains sont inclus dans le Kangyour et le Tengyour ; ce sont des textes particuliers qui présentent les pratiques associées à un aspect de la nature de bouddha figuré sous l’apparence symbolique d’une divinité. Chaque tantra, et ils sont nombreux, véhicule ainsi les enseignements d’une divinité. Au Kangyour et au Tengyour viennent s’ajouter les innombrables textes et commentaires écrits par les maîtres tibétains, depuis l’introduction du bouddhisme au Tibet au septième siècle, jusqu’aujourd’hui.

L’expérience du dharma

Les écrits, “ce qui a été dit” comme enseignements, sont la parole et la lettre de la tradition, ils sont des indications, une carte qui amène progressivement à une expérience directe du terrain qui est le dharma en tant que réalisation. Cette réalisation est l’esprit qui anime la lettre des écrits et la fait vivre. La carte sans l’expérience qui sait la déchiffrer, qui sait l’appliquer au terrain et permet de cheminer sur celui-ci, serait lettre morte. Cette expérience du dharma s’acquiert dans la discipline de la méditation et s’est transmise, avec son savoir faire, en une lignée ininterrompue de maître à disciple jusqu’aujourd’hui.

Ensemble, ces deux aspects du dharma sont la voie, l’enseignement auquel on se remet, le dharma comme refuge.

Prendre refuge en le dharma

Pour exprimer le refuge en le dharma, la formule utilisée, qui fait suite à celle que nous avons vue précédemment pour le bouddha, dit :

« Deutcha tang drèloua nam gui tcho, tcheu la kyab sou tchio »,

 » Deutcha tang drèloua” signifie “sans passion” ou “libre d’agressivité”, “nam gui” sont des particules grammaticales, “tcho” a le sens de “suprême, sublime” et “tcheu la kyab sou tchio” se traduit : “je vais vers le dharma pour refuge”. Ainsi, globalement :

« Je vais vers le dharma, suprême non-agression, pour refuge ».

L’expression du non-ego

Cette non-passion ou non-agression est l’expression du non-ego, de l’absence des attitudes agressives et passionnelles de l’ego qui est l’essence du dharma. C’est une qualité de douceur, de non-violence, au-delà de la virulence et des illusions de l’ego.

Sangha

Le sangha est la communauté de ceux qui suivent le dharma, qui le pratiquent et, dans certains cas, l’enseignent, suivant les degrés d’expériences et de réalisation. On distingue le sangha ordinaire, qui regroupe toutes les personnes qui ont pris refuge et sont engagées sur la voie, et le sangha supérieur, constitué par les êtres réalisés : les bodhisattvas à partir de la première terre, c’est-à-dire les personnes qui sont arrivées au point de non-retour dans le samsara. Cette première terre n’est pas encore l’éveil définitif, mais on y est déjà sorti des conditionnements du cycle des existences.

Prendre refuge en le sangha

La formule qui exprime le refuge en le sangha dit “tsho nam gui tcho, gèndune la kyab sou tchio”, “tsho nam gui tcho” signifie “la suprême assemblée” et “gèndune la kyab sou tchio” se traduit : “ je vais vers le sangha pour refuge”. L’ensemble signifie donc :

« Je vais vers le sangha, la suprême assemblée, pour refuge. »

L’assemblée du sangha n’est pas une assemblée ordinaire, sa cohésion vient du dharma, elle est scellée par une pratique commune.

On prend refuge principalement dans le sangha supérieur comme guide, celui-ci étant le seul qui, libre des conditionnements du samsara, puisse nous aider, nous guider, nous donner refuge face à eux. Le sangha ordinaire est aussi très important comme fraternité, confrérie spirituelle. La pratique du dharma dépend bien de nous, nous y sommes seul, mais en même temps elle s’inscrit au sein du sangha et se développe dans les interactions avec celui-ci.

Le refuge comme engagement initial

Nous devenons un pratiquant du dharma

Le refuge est l’engagement initial dans le dharma, c’est la base de son cheminement et aussi la phase initiale de toutes ses pratiques.

En prenant refuge nous devenons un pratiquant du dharma ; le terme tibétain est nangpa, il signifie “quelqu’un qui est à l’intérieur”. La prise du refuge distingue les personnes qui sont à l’intérieur du dharma de celles qui sont à l’extérieur. Cette intériorité vient de leur décision de pratiquer les enseignements intérieurement, d’en faire une pratique personnelle. En prenant refuge nous abandonnons l’attitude de touriste et de grappillage spirituel, pour entrer vraiment dans la pratique.

Entrer vraiment dans la pratique

Lorsque l’on souhaite entrer ainsi dans la voie, prendre refuge consiste à déclarer son intention de le faire, sa résolution à le faire :

« à partir d’aujourd’hui jusqu’à ce que j’arrive à l’ultime éveil d’un bouddha, pour le bien de tous les êtres, je vais, autant que j’en suis capable, cheminer sur la voie du dharma, suivre ses enseignements et les pratiquer au sein du sangha ».

L’affirmation de cette résolution prend la forme d’une cérémonie simple qui, pour l’essentiel, se ramène à l’expression de cette intention de cheminer dans l’esprit du dharma. L’affirmation explicite, c’est-à-dire dans le cadre de la cérémonie du refuge, donne à notre engagement considérablement plus de force et de portée qu’une simple adhésion implicite beaucoup plus vague et superficielle. De plus, le rituel du refuge établit une connexion spirituelle avec les Trois joyaux ; c’est pourquoi cette cérémonie est pratiquée.

Garder confiance en les autres voies traditionnelles authentiques

L’engagement précis est indispensable, car sans celui-ci une progression authentique n’est pas possible, mais cet engagement ne signifie aucunement une attitude de fermeture et encore moins de rejet vis-à-vis d’autres traditions. Prendre refuge est établir une connexion positive avec les Trois joyaux ; celle-ci ne demande pas que l’on abjure ou rejette quoi que ce soit. On peut, et même on doit, garder confiance en les autres voies traditionnelles authentiques.

L’attitude juste demande à la fois engagement véritable et ouverture d’esprit : d’une part tolérance et respect vis-à-vis des différentes voies spirituelles authentiques comme approches complémentaires et, d’autre part, pour un cheminement véritable, engagement et pratique spécifique dans le dharma.

Le refuge, dépassement de l’hésitation

En prenant refuge, nous acceptons d’abandonner notre monde ordinaire pour nous remettre en question, nous-mêmes et ce qu’ont été jusqu’alors nos références habituelles. Nous nous engageons dans un cheminement vers un monde qui nous est inconnu. Nous ne savons pas vraiment au départ où nous allons, où nous arriverons, mais nous entrevoyons que l’expérience vaut la peine d’être entreprise. Aussi, au départ, sommes-nous partagés entre le désir de suivre le dharma et des réticences qui nous font hésiter. La prise du refuge est le moment du choix, de la décision qui permet de faire le pas : nous cessons de tergiverser et décidons de faire l’expérience.

Une confiance intelligente

C’est une sorte de pari et de défi car nous n’avons pas de certitude. Nous entendons parler de la possibilité d’un cheminement, de l’éveil, mais nous ne les avons pas expérimentés, nous ne les connaissons pas. Il y a des indices encourageants, mais aussi beaucoup d’incertitudes et nous n’avons pas vraiment d’assurance. Ce pari nous demande de miser sur la possibilité d’une progression vers l’éveil, d’une transformation intérieure. Cela demande de la confiance, une sorte de confiance expérimentale, semblable à celle d’un chercheur, qui accepte une hypothèse pour la soumettre au test de l’expérimentation. Un chercheur ne tenterait pas la vérification expérimentale d’une hypothèse s’il n’envisageait pas la possibilité que celle-ci puisse être fondée. C’est de cette confiance dont nous avons besoin; il ne s’agit aucunement d’une foi aveugle, mais d’une ouverture qui va nous permettre de commencer à tester ce cheminement en l’appliquant sur nous-mêmes, et par là même nous donner la possibilité de vérifier ce qu’il enseigne.

L’hypothèse que nous prenons est la possibilité d’évoluer, de dévoiler progressivement cette santé fondamentale qu’on appelle la nature de bouddha. Prendre ainsi refuge c’est exprimer une attitude d’ouverture et de disponibilité. Il n’y a pas de contre-indication quant au refuge. Comme c’est un engagement très simple, il est toujours conseillé de le faire, si l’on le souhaite.

Les pratiques du refuge

Le refuge, préliminaire de toutes pratiques

Cette motivation, cette orientation vers l’éveil, affirmée la première fois que l’on prend refuge, est ensuite réitérée chaque fois que l’on commence une pratique, quelle qu’elle soit. Elle est l’inspiration initiale, la base de chaque pratique, elle lui donne son orientation spirituelle comme un rappel de sa destination, et c’est un moyen d’entrer dans l’influence spirituelle des Trois joyaux.

Le refuge dans la vie quotidienne

Nous avons dit plus haut que la nature de bouddha est omniprésente, elle est partout, où que nous soyons et quoi que nous fassions, sans pourtant nous être perceptible.

Une forme de prière, dans le sens d’une ouverture de notre esprit à la présence éveillée

Nous pouvons nous en approcher, nous ouvrir à elle à l’aide de différents supports. Une image mentale représentant le bouddha, les Trois joyaux, peut concrétiser leur présence immanente et favoriser notre attitude intérieure d’ouverture et d’aspiration. La récitation d’une formule de refuge peut nous aider à tourner notre esprit vers l’éveil en dirigeant notre attention et nos énergies dans cette direction. La prise de refuge est une forme de prière, non pas au sens d’une demande ou d’une discussion avec les Trois joyaux, mais au sens d’une ouverture de notre esprit à la présence éveillée et à l’influence spirituelle de la nature de bouddha.

Prendre refuge de façon formelle ou informelle

Nous pouvons prendre refuge de façon formelle ou informelle. Il nous est possible de tourner notre esprit vers l’éveil, vers les Trois joyaux, d’une façon informelle, simplement par un instant de pensée, un instant de rappel, un instant d’ouverture…, une pause d’un instant.

Prendre refuge d’une façon formelle ou informelle est ainsi possible à tout moment, en n’importe quelle circonstance de notre vie quotidienne, chaque fois que cela se présente ou que nous ressentons le besoin d’une inspiration, d’une protection. Les formes : représentations, formules du refuge sont des aides importantes, mais l’essentiel est l’attitude intérieure qui y correspond ; elle doit toujours accompagner les formes. Nous pouvons aussi la développer sans formes.

Par le rappel d’une telle pratique, le refuge devient vivant, source d’inspiration, dans la présence de laquelle nous vivons chaque instant du quotidien.

Les différents niveaux de refuge

Jusqu’ici, nous avons parlé des Trois joyaux. Ils constituent le refuge fondamental, le seul qui soit essentiel au départ du cheminement, aux niveaux du hinayana et du mahayana.

Le refuge intérieur

Nous allons maintenant dire quelques mots sur d’autres aspects du refuge que développe le vajrayana. Il envisage un refuge extérieur constitué par les Trois joyaux, tels que nous les avons vus, puis un refuge intérieur, et secret ou  » d’ainsité « .

Le refuge intérieur n’est pas triple, mais à six branches : aux Trois joyaux s’ajoutent les Trois sources, qui sont le lama, le yidam et le protecteur. Ce refuge met l’accent sur des aspects particulièrement importants pour le vajrayana : le maître et la lignée de transmission constituent la première racine ou source : les lamas. Les aspects du bouddha sur lequel le pratiquant va méditer : les yidam ou divinités d’élection, et les dharmapala ou “protecteurs du dharma”, constituent respectivement les deuxième et troisième sources. Il n’y a pas lieu de les développer maintenant, mais il est important de bien comprendre que ce refuge intérieur n’est pas séparé du refuge extérieur : c’est un développement de celui-ci.

Le lama-racine

Dans le vajrayana, l’ensemble des six aspects du refuge intérieur est incorporé en la personne du lama-racine. Le lama-racine (voir Dharma n° 12), en tant que dernier maillon de la chaîne de transmission des enseignements, concrétise d’une façon directe, à notre niveau, la présence de l’éveil et de l’enseignement. Il est, à ce titre, le représentant des Trois joyaux et on l’envisage comme les incorporant : son esprit comme bouddha, sa parole comme dharma et son corps comme sangha. Il incarne aussi les trois sources : son esprit est envisagé comme le yidam, l’esprit éveillé ; sa parole correspond au protecteur, qui met en œuvre l’activité éveillée, et son corps au lama lui-même en tant qu’aspect des Trois sources. Il est ainsi la présence vivante et directement accessible des Trois joyaux et des Trois sources.

L’expérience immédiate

Ensuite vient le refuge secret. Il y en a différentes présentations. Il consiste à prendre refuge en les trois corps du bouddha tels qu’ils sont en l’expérience de mahamudra. Ce refuge est l’expérience immédiate de la nature de bouddha au-delà de toutes formes ; on l’appelle aussi “refuge d’ainsité”.

L’ultime refuge

Parmi les Trois joyaux : bouddha, dharma, sangha, le plus essentiel est le bouddha. En effet, d’un point de vue essentiel, sangha et dharma en sont issus et finalement s’y résorbent.

La nature de bouddha

Le sangha est l’ensemble de ceux qui pratiquent le dharma sur la voie de l’éveil. Dans cette perspective, le refuge en le dharma est plus essentiel que le refuge en le sangha. Le dharma a son terme dans la réalisation de l’état de bouddha, il débouche sur celui-ci. Ainsi le refuge en le bouddha est-il plus essentiel que le refuge en le dharma. L’état de bouddha, c’est fondamentalement les trois corps du bouddha, et de ces trois corps le plus essentiel est le corps de dharma, le dharmakâya. Le refuge ultime est donc ce dharmakâya du bouddha, c’est-à-dire la dimension omniprésente, omnipénétrante, au-delà de toutes formes et de toutes déterminations, du pur esprit. Ce refuge ultime, la nature de bouddha, est en nous comme le niveau pur de notre propre conscience.

La pratique du refuge, présente tout au long du cheminement

La pratique de ces différents refuges suit une progression : du refuge extérieur vers l’intérieur puis vers le secret, refuge de “telléité”. Cette progression est celle des pratiques du hinayana et du mahayana à celles du vajrayana, et, au sein des différents yana, celle du passage d’une pratique du niveau de la réalité relative à celle du niveau de la réalité ultime.

La pratique du refuge est ainsi présente tout au long du cheminement, du premier pas en celui-ci jusqu’à son terme.

 

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