Les relations

Le Vidyadhara, le Vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché

    1. La vision fondée sur l’espoir d’éternité
    2. La vision fondée sur la peur de la mort
    3. Plus loin que l’espoir et la peur

 

« Il faut réduire en pièces l’idée que l’on se fait des relations. Lorsqu’on se rend compte que la vie est une expression de la mort et que la mort est une expression de la vie, qu’il n’y a pas de continuité sans discontinuité, il est alors futile de s’accrocher à l’une et de craindre l’autre. Le brave ou le poltron n’a plus de territoire. On voit que les relations reposent sur l’absence de tout point de vue. »

La vision fondée sur l’espoir d’éternité

La notion d’éternité fait partie de celles qui nous sont les plus chères pour trouver le courage de vivre. Nous avons l’impression que puisqu’il y a l’éternité la communication elle-même sera éternelle. D’une manière ou d’une autre, une continuité sans fin pourra donner du sens aux choses : un arrière-plan spirituel ou une atmosphère de promesse transcendantale.

On se rend difficilement compte à quel point une telle attitude exerce une influence sur notre approche des relations humaines. Lorsqu’on devient le bon copain de quelqu’un au lycée, on s’attend automatiquement à ce que l’amitié dure à jamais. Il se peut qu’on ait bâti ensemble une cabane, une quinzaine d’années auparavant, et que l’on continue de célébrer cette camaraderie en se remémorant toute l’adresse déployée alors pour monter la charpente, remplir les joints, ou pour parler des clous utilisés, et ainsi de suite.

Une souffrance ou une tâche partagée en commun peut être à l’origine de bon nombre de relations. On a tendance à faire tout un plat de cette souffrance ou de cette tâche : elle devient le souvenir de la relation. Il arrive aussi qu’on rencontre quelqu’un dans des situations où l’on partage un vif intérêt en commun, la communication se déroule alors sans obstacle, si bien qu’on célèbre l’harmonie de cette rencontre comme pour écarter un même ennemi. De toute façon, la douleur ou l’harmonie transforme la relation en une sorte de légende.

L’expression “bons copains” sous-entend : pour toujours. Et nous nous attendons à ce que la personne avec qui nous entretenons cette amitié verse du miel sur notre tombe, sans quoi nous aurons l’impression d’avoir été trahi. Nous ne cessons pas de lutter pour faire durer magnifiquement cette amitié éternelle, qui est ainsi mise à très rude épreuve. Il n’en reste pas moins que tel est bien le modèle de relation proposé par des traditions théistes comme le christianisme ou l’hindouisme. Nouer une telle amitié est perçu comme un comportement conforme au commandement de Dieu, qui est éternel.

On a mal compris l’idée d’éternité. On s’en est servi pour prouver la profondeur de sa relation, de son amitié immortelle. On est porté à présumer que quelque chose va durer toujours ; c’est pourquoi on vénère l’amitié tout comme quelqu’un pourrait vénérer un morceau de broche rouillée qui proviendrait d’une clôture remontant à une célèbre bataille de la guerre de sécession. C’est l’éternité qu’on vénère ainsi et non la profondeur. Non sans ironie, le morceau de broche devient en réalité une marque de profondeur à cause de la vérité fondamentale de l’éphémère, de la non-permanence.

Dans les sociétés où une perspective non théiste domine — au moins sur un plan subtil — dans les traditions bouddhiques ou confucianistes par exemple, les relations ont davantage à voir avec les bonnes manières et l’intégrité qu’avec le désir de calquer un modèle divin éternel. On y trouve moins de culpabilité bien qu’il y subsiste le sentiment d’agir avec droiture ou d’être juste. Par ailleurs, pour l’humaniste, il semble que les relations soient fondées sur un modèle emprunté aux anciens systèmes de troc. Dans ce type d’échange, il y a plus qu’une riva lité avec le système monétaire : il faut à la fois donner et recevoir quelque chose de valeur. C’est une approche qui demeure fondée cependant sur une toile de fond d’éternité et sur la vénération d’anciens modèles de relations.

La vision fondée sur la peur de la mort

On commence à se méfier de l’éternité et à la mettre en doute lors qu’on entrevoit ce qui pourrait ne pas marcher dans une relation — ou du reste ce qui pourrait très bien marcher — sans qu’on y soit pour quelque chose. On soupçonne que le chaos ou la mort est inévitable. Effrayé par l’évolution spontanée, autonome de la relation, on s’efforce de ne pas tenir compte de ses émotions ni de sa volonté indépendante. Les personnes courageuses agissent de la sorte plus ou moins consciemment lors qu’elles font intervenir un sentiment de mission ou de dogme dans la relation. Les lâches, eux, pratiquent inconsciemment une distorsion.

En règle générale, la stratégie du brave réussit moins bien que celle du poltron à créer une relation “idéale”. Une telle approche dogmatique ne peut réussir qu’à condition de s’appliquer sans arrêt à rendre crédible logiquement, pour un ami ou un partenaire, une position fondamentalement illogique. Il faut alors s’assurer, sans relâche, de maintenir ce merveilleux édifice. La personne moins courageuse, mais plus zélée, fait tout le boulot sans jamais affronter le partenaire sur les questions capitales. Elle fait au contraire porter le sentiment de mort sur mille et un détails. L’autre oublie de remettre le couvercle sur la bouteille de sauce tomate ou presse toujours le tube de pâte à dents au mauvais endroit. C’est dans toutes ces petites choses que réside la faute.

Malgré les croyances reliées à l’éternité, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, une sorte de menace de mort plane sans cesse, celle qu’en fin de compte la relation soit vouée à l’échec. Qu’on soit courageux ou lâche, on est pris au piège de cette situation réelle ; et on ne cesse de faire du rapiéçage pour survivre.

Plus loin que l’espoir et la peur

Faire tout un plat d’une relation, c’est fatal. C’est un peu comme lorsqu’on tranche un oignon : si l’on porte plus attention à soi-même qu’à l’action de trancher, il est fort possible qu’on se coupe les doigts. On éprouve une surprenante impression d’impuissance quand on commence à voir cela. Les points de vue et les positions adoptés ne sont d’aucune aide. Ce ne sont rien de plus que des coquilles. La vision théiste proposant une croyance naïve en l’éternité et la perspective humaniste prônant les bonnes manières et la dignité se réduisent à des jeux de convention bien éloignés du caractère réel de la situation. Et ces adages à propos des relations, comme “la patience est une vertu”, “fidèle jusqu’au tombeau”, ne sont que les produits d’une convention ; ces maximes sont purement et simplement conventionnelles.

Il faut réduire en pièce l’idée que l’on se fait des relations. Lorsqu’on se rend compte que la vie est une expression de la mort et que la mort est une expression de la vie, qu’il n’y a pas de continuité sans discontinuité, il est alors inutile de s’accrocher à l’une et de craindre l’autre. Le brave ou le poltron n’a plus de territoire. On voit que les relations reposent sur l’absence de tout point de vue.

On pourra penser que seules les personnes ayant cheminé longuement sur une voie spirituelle peuvent entretenir de telles relations, mais en fait il s’agit de quelque chose de très normal et d’ordinaire. Tout point de repère conceptuel devient destructeur. On commence en réalité à se douter que la relation n’existe pas. Mais il est inutile de s’en faire : cette non-existence continue comme un sol fertile et puissant sur lequel établir d’autres relations. Une telle circonspection demeure un point de vue. C’est cependant un point de vue ouvert aux surprises, à la différence d’une vie se déroulant dans la promesse d’éternité. Cette circonspection se distingue aussi de la méfiance totale qui empêche la naïveté d’une relation de s’épanouir. Tandis qu’une convention de méfiance fait naître davantage de méfiance, la confiance pratiquée avec circonspection, elle, peut permettre d’entretenir des relations extrêmement chaleureuses et authentiques.

© Shambhala publications, 1991. Traduction française du chapitre 8 de The heart of the buddha, par les Traductions Nalanda, janvier 1992. Texte rédigé lors d’une retraite à Charlemont (Massachussets) en 1972.

 

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