Méditation dans la vie quotidienne

Lama Denys Rinpoché

    1. Introduction
    2. État d’esprit, motivation et application
      1. Le non-attachement : désillusion et renoncement
      2. Motivation : bodhicitta
      3. Application : la mise en œuvre de bodhicitta
    3. Entraîner l’esprit au dépassement de l’ego
      1. Lodjong, l’entraînement de l’esprit
      2. Le désinvestissement de l’ego
      3. Attraction, répulsion, et indifférence
    4. La présence transparente
      1. La relation juste
      2. La disponibilité
      3. Depuis la méditation sur le coussin…
      4. … jusqu’aux petits gestes du quotidien
      5. Faut-il changer de mode de vie ?
    5. La vision sacrée
      1. La claire lumière
      2. Pratique du mantra
    6. L’entrainement quotidien

Ce texte a été composé à partir de la transcription d’une intervention de Lama Denys Rinpoché lors d’un colloque réunissant chrétiens et bouddhistes à Karma-Ling en 1987, sur le thème : “Méditation et contemplation dans l’action”. La version présente a été augmentée de quelques éléments ultérieurs.

Introduction

Le dharma, l’enseignement du bouddha, n’est pas fondé sur une doctrine ou un dogme, mais sur une expérience qui, pour ce qu’elle a d’essentiel, est celle du présent. L’expérience essentielle de l’instant présent : “l’instantanéité immédiate” est le cœur de la méditation ou de la contemplation. Le caractère fondamental de cette expérience “au présent” met en évidence l’importance de la méditation et de la contemplation dans la vie quotidienne ; celle-ci est particulièrement importante dans le mahayana, “la voie ouverte” sur les autres et sur le monde. Nous allons esquisser cela, en quatre parties :

• L’état d’esprit, la motivation et son application,

• L’entraînement de l’esprit au dépassement de l’ego,

• La présence transparente,

• La vision sacrée.

État d’esprit, motivation et application

Le non-attachement : désillusion et renoncement

Comme préliminaires à toutes pratiques, deux attitudes sont très importantes :

• La première, kioché en tibétain, pourrait se traduire par “désillusionnement”. S’engager dans la voie du dharma demande de se recentrer sur l’essentiel, cessant d’être possédé et obnubilé par l’attachement aux choses ; les gratifications sensorielles habituelles nous aliènent par la fascination qu’elles exercent sur nous. Il s’agit de réaliser que l’attachement est une aliénation douloureuse et que la recherche frénétique et névrotique de biens extérieurs, bien qu’elle ait pour objectif d’obtenir le bonheur, conduit pratiquement à des conflits douloureux. Le comprendre vraiment amène une perte de la fascination par les choses ordinaires ; c’est ce qu’on appelle le désillusionnement, qui est en fait la perte d’illusions qui nous conditionnent douloureusement.

• La deuxième est ngédjoung, “le renoncement” ; elle découle de la première. Lorsqu’on voit ce que les poursuites habituelles du monde ont d’insatisfaisant, on peut simplement les délaisser, pour se consacrer à l’essentiel, “maintenant”. Il ne s’agit pas alors de renoncer péniblement, sous la contrainte, mais de délaisser ce que l’on reconnaît comme étant la source de conditionnements douloureux. Cet abandon peut être joyeux comme celui d’un lourd fardeau ou de liens qui nous entravaient et dont nous nous trouvons libéré.

La désillusion et le renoncement sont les prémisses indispensables à un cheminement authentique dans le dharma. Il ne s’agit ni d’une attitude de rejet, d’abandon du monde, ni de fuite devant ses responsabilités, mais de la compréhension que le bonheur et la liberté fondamentaux ne proviennent ni des possessions, ni des poursuites extérieures. Il y a, pour développer cette compréhension, différents types de réflexions et de méditations, sur l’impermanence et sur le caractère insatisfaisant du samsara. Il se rait trop long de les traiter maintenant, mais elles conduisent au non-attachement, qui est fondamentalement une attitude libre et disponible à l’instant présent. Ces méditations nous libèrent des liens qui nous attachent, et nous rendent réceptifs à l’essentiel, au présent.

Motivation : bodhicitta

Le non-attachement permet une certaine liberté. Il s’agit ensuite de développer l’état d’esprit positif juste, qui est bodhicitta — l’esprit éveillé. Bodhicitta est la motivation bienveillante capable de dépasser les fixations de l’ego par l’ouverture aux autres.

La pratique de bodhicitta se fait dans l’échange de soi et d’autrui ; plutôt que de toujours ramener toutes choses à notre point de vue personnel égotique, nous apprenons à prendre en compte le point de vue des autres, à considérer autrui comme important, aussi important que nous-mêmes. Il s’opère ainsi progressivement un renversement des priorités de l’ego, les autres devenant finalement plus importants que nous-mêmes. Nous pouvons alors, à chaque instant, cultiver envers eux une attitude positive de bonté et de bienveillance. Cette attitude consiste à souhaiter pour les autres ce qui est bon, positif et heureux. Cette motivation, bodhicitta, est souvent appelée la pierre philosophale, au sens où elle transforme tout ce qui est fait, quelle que soit notre activité, en une pratique du dharma. Finalement, tout ce qui est fait pour le bien d’autrui est pratique du dharma, alors que tout ce qui est fait dans un intérêt égotique est non-dharma.

Santideva, dans son Introduction à la vie de bodhisattva (bodhicaryavatara) dit :

« Les êtres ordinaires
n’agissent que pour leur bien,
un bouddha n’œuvre
que pour le bien d’autrui ;
voyez la différence. »

Une maxime très précieuse de lodjong, l’entraînement de l’esprit, dit :

« Ramène toutes les pratiques à une seule. »

Ramener toutes les pratiques à une seule signifie avoir, en chaque circonstance et à chaque instant, une attitude de bonté bienveillante, qui est bodhicitta relationnel, l’esprit éveillé au niveau relatif.

Application : la mise en œuvre de bodhicitta

Cette motivation s’exerce dans les six perfections, les six paramita : don, discipline, patience, énergie, méditation et connaissance transcendante. Les deux premières sont plus particulièrement l’expression de bodhicitta dans les relations habituelles que l’on a avec les uns et les autres, ces relations étant gouvernées par une attitude de don et de discipline. Les deux dernières concernent plus spécifiquement l’expérience authentique des situations. La cinquième, méditation, est l’apprentissage de la sixième, la connaissance transcendante, qui est l’expérience directe et immédiate de la réalité.

Quelqu’un qui vit avec cette motivation ou avec cet état d’esprit, bienveillant et positif, est un bodhisattva ; son idéal est de se consacrer pleinement à tous les êtres. Il ne s’appartient pas : il appartient aux autres, il se donne aux autres, en corps, en parole et en esprit. Le bodhisattva consacre son cheminement spirituel et même, finalement, sa réalisation au bien d’autrui. La formule que vous connaissez et que nous récitons régulièrement se réfère à bodhicitta:

« Que, par la pratique du don
et des autres vertus,
je m’éveille pour le bien d’autrui. »

Vivre en bodhisattva est vivre dans l’esprit de bodhicitta, pierre philosophale de la méditation en action. Elle transmute toutes les activités quotidiennes, absolument toutes, en l’or de la pratique.

Entraîner l’esprit au dépassement de l’ego

Lodjong, l’entraînement de l’esprit

L’apprentissage de bodhicitta se fait dans une pratique appelée “l’entraînement de l’esprit” (lodjong) qui nous entraîne, dans chaque situation, à donner ce qui est bon et à accepter ce qui est difficile, c’est-à-dire à renverser l’attitude habituelle de l’ego.

Une des maximes célèbres de lodjong dit :

« Gains et victoires pour autrui,
pertes et blâmes pour moi. »

Le but de ce renversement de l’attitude égotique habituelle est de nous introduire à un état au-delà de l’ego, et il est important de comprendre que celui-ci n’est pas du tout incompatible avec une action intelligente dans le quotidien. Pour agir intelligemment, il est fondamental d’aborder une situation libre d’a priori, de pré conceptions et de projections. En effet, ceux-ci nous masquent la réalité de la situation, nous empêchant de la percevoir telle qu’elle est. Au travers d’eux, nous n’en percevons que notre version personnelle. Leur image partielle et partiale constitue une vision déformée. Percevoir la réalité foncière d’une situation n’est possible qu’au-delà des projections que nous plaquons dessus. Ces projections sont des constructions de l’ego : dans son fonctionnement, il pose devant lui une image de la situation par rapport à laquelle il se situe en observateur. C’est la situation dualiste observateur-observé, sujet-objet. La force de la projection et la solidité de l’observateur sont à la mesure de la soif de l’ego, c’est-à-dire de l’intensité de son énergie. L’opacité de la projection qui masque la réalité d’une situation dépend finalement de l’énergie de l’ego investie dans celle-ci. Dans cette perspective, on pourra comprendre que le désinvestissement de l’ego par rapport à la situation permette une transparence correspondante de ses projections et, par là même, une expérience d’autant plus authentique de la situation.

Le désinvestissement de l’ego

Le point de départ de cette expérience authentique est donc le désinvestissement de l’ego; c’est de sa part un lâcher-prise par rapport à ses prérogatives et à ses appétences passionnelles. Fondamentalement, ce lâcher-prise est l’acceptation par l’ego de la perte : accepter de perdre ce à quoi il s’attache.

C’est dans cet esprit que la maxime de lodjong prend toute sa signification :

« Gains et victoires pour autrui,
pertes et blâmes pour moi. »

L’acceptation de la perte, l’abandon du gain permettent le lâcher-prise qui, à son tour rend possible une perception beaucoup plus juste de la situation. L’attitude d’acceptation permet de dépasser le refus, et libère des plus grosses fixations de l’ego. Cette attitude intérieure se développe progressivement dans la méditation de tonglen, “prendre et donner”, qui entraîne à prendre et à donner ce qu’habituellement l’ego ne voudrait ni prendre ni donner. On y apprend à accepter en dépassant ses peurs et ambitions ordinaires. Finalement, cette acceptation permet, dans l’abandon des fixations égotiques, de développer une expérience beaucoup plus dégagée et authentique. Elle rend à son tour capable de répondre à la situation avec précision et intelligence. Pratiquer à chaque instant l’échange de soi pour l’autre, le cœur de tonglen, est le moyen de développer une attitude ouverte, au-delà de l’ego, qui est la véritable compassion.

Attraction, répulsion, et indifférence

Une autre maxime de lodjong, très utile pour intégrer toutes les situations quotidiennes dans la pratique et pour utiliser toutes les émotions comme support de méditation, dit :

« Trois objets,
trois poisons,
trois sources de vertu. »

Habituellement, la soif de l’ego fonctionne en termes d’attraction, de répulsion, et d’indifférence. Cette maxime nous propose de nous entraîner à cultiver une attitude d’esprit éveillée qui se développe sur la base même des passions. Lorsque nous détectons en nous l’un des trois poisons : désir-attachement, répulsion-agressivité ou indifférence, qui naît en face des trois types d’objets : attractifs, repoussants ou indifférents, nous nous disons : “Puissé-je, en cette émotion, en cette attitude intérieure de désir, de colère ou d’indifférence, prendre en charge le désir, la colère ou l’indifférence de tous les êtres qui éprouvent ce même sentiment. Puissent leurs difficultés, qui viennent de ces passions, se résoudre toutes en la mienne, puissent-ils en être délivrés et puisse cela les aider à cheminer vers l’éveil.” Cette attitude positive permet de transformer les attitudes mentales ordinaires : les passions d’attraction, de répulsion ou d’indifférence, en pratiques positives, vertueuses, et donc en voies vers l’éveil. Non seulement cette attitude coupe court aux passions ordinaires, mais ce qui était initialement passion devient alors vertu. Il est merveilleux de pouvoir utiliser comme rappel vertueux toutes les formes de passions ! C’est extrêmement pratique !

La présence transparente

La relation juste

Le point suivant correspond à l’aspect ultime de bodhicitta, l’expérience du présent, l’expérience immédiate des situations. La méditation qui y introduit propose une expérience simple et directe de nos pensées et émotions, et de la réalité extérieure. Nous y apprenons à avoir une relation juste à nous-mêmes et aux autres, à avoir une relation juste à l’altérité, que celle-ci soit en nous — dans nos pensées et nos émotions — ou qu’elle soit hors de nous, dans les autres et les situations du quotidien.

Cette relation juste est fondée sur l’absence de fixation, au-delà des attitudes d’attraction, de répulsion, et d’indifférence, que nous venons d’évoquer. La pratique de la méditation est fondamentalement l’expérience de l’immédiateté de l’instant présent, de ce qui est là, tout simplement, libéré du filtre déformant de nos projections. C’est l’aboutissement de la pratique de samatha-vipasyana.

La disponibilité

Généralement, on a tendance à dissocier méditation et action, vie contemplative et vie active. Cela pose de graves problèmes. Si l’on réalise l’essence de la méditation, il n’y a aucune antinomie entre méditation ; ou contemplation, et action.

La méditation est fondée sur l’attention et la conscience dégagée. L’attention est une acuité, une vigilance dans l’instant présent, qui perçoit avec précision les choses telles qu’elles sont ; la conscience dégagée est l’état de l’esprit libre de fixation sur les perceptions de l’attention. Ce dégagement permet l’ouverture dans laquelle il y a disponibilité à ce qui se présente, quoi que ce soit.

Avec cette pratique réunissant attention et conscience dégagée, les situations de la vie quotidienne peuvent être vécues de la façon la plus juste et la plus pertinente qui puisse être, car il y est possible d’expérimenter les choses dans leur réalité.

Nous cessons, petit à petit, de nous fixer sur les pensées, les émotions et les événements, nos projections deviennent de plus en plus transparentes, et cette transparence révèle de plus en plus de liberté intérieure et d’espace extérieur pour répondre avec justesse. Cette justesse est celle d’une authentique spontanéité, en adéquation et en harmonie avec la situation telle qu’elle est. Elle est finalement la compassion et l’amour ultimes. La méditation est alors le lieu de l’action parfaite.

Depuis la méditation sur le coussin…

Ces attitudes de l’esprit éveillé ne sont pas possibles d’emblée, mais il nous est possible de les développer sur la base de la méditation assise. On s’assied, en retrait de l’agitation et des préoccupations ordinaires et apprend, avec une méthode d’attention au souffle, à découvrir l’expérience de présence attentive. Quand elle s’est un peu stabilisée dans la méditation assise, il est possible de l’extrapoler dans les situations de la vie quotidienne, en action : s’en souvenir et y revenir est ce que l’on appelle le rappel. Dans la méditation en action, c’est-à-dire dans la vie quotidienne, il s’agit de développer de plus en plus fréquemment ce rappel. Le rappel est le fondement de la méditation en action.

… jusqu’aux petits gestes du quotidien

Ce rappel peut devenir de plus en plus régulier. Vous pouvez vous rappeler effectivement l’état de la méditation lorsque vous vous éveillez, lorsque vous prenez votre voiture, lorsque vous allez mettre le premier pied sur la marche de l’escalier, lorsque vous abordez un interlocuteur, lorsque vous allez mettre une clef dans la serrure d’une porte, lorsque vous allez vous endormir, lorsque vous allez prendre un repas,… quoi que ce soit.

Certaines formulations sont des supports pour nous y aider. Vous connaissez par exemple l’offrande de nourriture. Au début d’un repas, avant de manger, plutôt que de se laisser aller goulûment à l’appétit que suscite le repas, on marque un instant de pause, on se dépossède de l’attachement à la nourriture ; en offrant son repas à l’éveil, on l’offre aux Trois joyaux, dans un instant de dépossession.

La pratique d’offrandes peut aussi s’appliquer à d’autres situations. On vous offre un bel habit neuf : plutôt que de vous l’approprier tout de suite, vous l’offrez mentalement. Vous voyez une jolie fille, vous voyez un bel homme : plutôt que de vous fixer sur cette perception, vous l’utilisez dans l’instant comme offrande. Vous voyez un beau paysage, entendez une belle musique : là aussi, instantanément, vous les utilisez comme offrandes.

Le rappel que l’on apprend à développer dans toutes les situations concrètes du quotidien peut devenir de plus en plus fréquent. La pratique essentielle de la méditation est de développer ce rappel constamment ; à la limite, il nous faudrait pouvoir nous rappeler la motivation de bodhicitta ou la présence immédiate de l’attention et de la conscience dégagée, à chaque instant, à chaque pensée.

La pratique régulière du rappel transforme les situations de la vie quotidienne. La vie ordinaire est toujours la vie ordinaire, mais on développe en celle-ci une motivation et une expérience extraordinaires qui la transforment complètement. Cette expérience extraordinaire de l’ordinaire est la méditation en action.

Faut-il changer de mode de vie ?

Dans la tradition bouddhique, de nombreux accomplis ont atteint l’éveil en dehors d’une vie érémitique ou monastique. Ils ont continué leurs activités dans le monde en changeant leur attitude intérieure. Ils ont appris à vivre dans l’état de mahamudra, “l’instantanéité immédiate”. Ils en ont reconnu l’expérience et, la cultivant en toutes circonstances, sont arrivés au plein et parfait éveil. Certains étaient cordonniers, fabricants de flèches ou marchands de vin,…. Tout en exerçant leur profession, ils ont vécu celle-ci en l’expérience de mahamudra, et ont, dans leur métier, réalisé l’éveil.

Il est important de comprendre que cette possibilité existe, mais en même temps qu’elle n’est accessible qu’à des personnes ayant une réceptivité exceptionnelle. Pour les personnes ordinaires, il est nécessaire de développer une pratique qui combine méditation assise et en action. La méditation assise est alors une situation de retrait, d’apprentissage, préparatoire à la méditation en action. Une retraite de méditation pendant laquelle on se consacre pleinement à la pratique assise est cette situation de retrait poussée à son intensité maximale. S’il ne s’agit pas d’un but, c’est, par contre, un moyen important qu’il faut savoir utiliser à bon escient.

Ainsi, généralement, on commencera à travailler sur son esprit, ses pensées, ses émotions, dans le calme de la méditation assise ; puis, petit à petit, les qualités et les découvertes entr’aperçues dans cette situation de retrait seront intégrées à la vie quotidienne.

Ainsi, bien que la méditation en action soit le but et l’idéal d’un bodhisattva, il est juste que celui-ci se mette temporairement à l’écart. Nombre de grands bodhisattva ont même passé leur vie en retraite car ils n’avaient pas encore acquis la stabilité intérieure qui leur aurait permis d’aider véritablement autrui au niveau le plus essentiel, ou bien ils jugeaient que pour eux la meilleure façon d’aider était de montrer l’exemple d’un retraitant qui soit une source d’inspiration pour ceux qui sont incapables de se défaire des filets du samsara.

Vouloir aider prématurément autrui risque de causer à l’autre et à soi-même de grandes peines. Si l’on veut sincèrement soigner et aider, il est primordial d’être capable de bien le faire. Aussi longtemps que l’on n’a pas la compétence d’un médecin, il est juste de continuer ses études plutôt que de s’improviser soignant. Mais entendons-nous bien : cette prudence n’empêche pas d’aider déjà, modestement, au niveau où l’on en est capable ; c’est ce qu’il faut faire dès aujourd’hui autant qu’on le peut.

Petit à petit, dans cet esprit, le dharma et la vie quotidienne peuvent fusionner. Au début, notre quotidien et le dharma peuvent sembler très différents mais, par la discipline et la pratique du rappel, par l’apprentissage de la méditation, on peut intégrer vigilance et conscience dégagée, ainsi que bodhicitta, en chaque situation, et par là même faire en sorte que notre esprit et l’esprit du dharma fusionnent, deviennent un. Finalement, le dharma est la vie quotidienne, la vie quotidienne est dharma. Nous sommes dharma.

La vision sacrée

La claire lumière

Dans le mahayana classique, le paramitayana, la réalisation est décrite comme l’expérience non dualiste, immédiate et directe, de l’instant présent ; c’est l’au-delà des concepts, appelé vacuité.

Dans le vajrayana, la dimension la plus intérieure du mahayana, cette vacuité est envisagée dans son aspect de plénitude des qualités éveillées.

La vacuité, qui est l’absence des illusions et des limitations dualistes, a pour corollaire la plénitude des attributs et des qualités de l’éveil non dualiste ; cette plénitude est appelée “claire lumière”.

Pratique du mantra

Un aspect essentiel du vajrayana est ce que l’on appelle la vision pure ou, mieux : la vision sacrée, cette vision sacrée consistant à percevoir la réalité au-delà des illusions à l’aide, dans un premier temps, d’une représentation symbolique de cette réalité.

Ces représentations étant celles d’une divinité et de son mandala, son domaine éveillé, elles symbolisent la nature de bouddha immanente, omniprésente, la claire lumière, plénitude des qualités éveillées.

Ceux d’entre vous qui pratiquent la sadhana de Tchènrézi ont l’habitude de percevoir les autres et le monde, non pas sur la base de leurs projections ordinaires, mais comme étant Tchènrézi et Déouatchène. Cette perception est aidée par la représentation, la visualisation des autres et du monde comme Tchènrézi et Déouatchène. C’est un aspect de la vision sacrée.

Particulièrement, lorsque nous nous percevons comme Tchènrézi, les actes de notre vie quotidienne ne sont plus ceux de notre individualité ordinaire, mais deviennent ceux de Tchènrézi. On reconnaît la présence de Tchènrézi en soi et en tout autre. On se médite comme étant Tchènrézi, on reconnaît sa présence divine en soi-même et, la portant ainsi en soi, on apprend à agir comme il agirait.

La vision sacrée se développe petit à petit par la récitation du mantra de la divinité. D’une façon générale et très succinctement, le mantra est une formule essentielle, archétypale de prière qui, par sa répétition constante, éveille et ramène en nous constamment la présence de la divinité. Réciter constamment un mantra, mentalement ou vocalement, est une forme de pratique essentielle, par laquelle vous arrêtez votre bavardage intérieur, et substituez à la pensée habituelle, avec ses fixations et ses passions, la présence de l’éveil, représentée par le mantra. Porté constamment en vous, il protège l’esprit de ses discours et de ses passions, et l’ouvre à la présence de la divinité. Le mantra constitue ainsi un lien entre notre esprit habituel et la réalité éveillée, dirigeant toutes nos énergies vers l’éveil. On apprend à développer la vision sacrée en récitant le mantra constamment, régulièrement : que ce soit en conduisant sa voiture, en arrivant à des feux rouges, en adressant une première parole, en épluchant les pommes de terre, en prenant le métro, en faisant quoi que ce soit, à chaque instant. La récitation perpétuelle est une forme particulière de rappel. Ce rappel-récitation sacralise, consacre et transforme notre expérience habituelle. Lorsque la pratique est intégrée, il n’y a plus aucune activité qui soit vulgaire ; la méditation devient, là aussi, une expérience de chaque instant.

L’entrainement quotidien

Revenons à une dernière maxime de lodjong, qui dit :

« Deux choses : une au début, une à la fin. »

Au début d’une journée, on prend refuge et développe bodhicitta, en se disant :

« A partir de maintenant et jusqu’à ce que j’arrive à l’éveil, plus particulièrement jusqu’à ma mort, encore plus spécifiquement à partir de maintenant jusqu’à ce soir, et encore plus particulièrement à chaque instant, je ne quitterai pas bodhicitta. »

On pose cette intention, puis, au fil de la journée et de ses activités, on essaie de cultiver le rappel de bodhicitta, ainsi que le rappel de la pratique que l’on fait, que ce soit samatha-vipasyana, tonglen, ou la sadhana d’un yidam.

Puis, le soir, on regarde ce que l’on a fait, et confronte ses actes à son intention initiale, on se réjouit de ce qui a été fait en accord avec elle, et sans en garder pour soi les bienfaits, on les dédie, pensant : “puisse tout ce qui a été fait de positif être un bienfait pour tous les êtres”. On examine aussi ce que l’on peut avoir fait d’inadéquat ou de contradictoire avec cette motivation ; on regrette les manquements, sans pour autant entrer dans une mentalité de culpabilité, et on se détermine à ne pas les réitérer et à être plus particulièrement vigilant dans les situations en lesquelles on a dévié.

La pratique se développe réellement lorsque le rappel devient de plus en plus présent, que ce soit celui de bodhicitta, comme motivation ou comme immédiateté, ou celui de la vision sacrée. Le rappel permet ainsi d’intégrer progressivement toute activité de la vie quotidienne dans la pratique. La vie devient pratique.

 

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