Kotalipa, le lama laboureur

Parmi les quatre-vingt-quatre maîtres accomplis, Kotalipa nous donne l’exemple d’un homme simple qui put arriver à la réalisation spirituelle sans prendre particulièrement le temps de s’asseoir.

« Plaisirs et douleurs s’élèvent tous deux de l’esprit ;
Suivez les instructions du maître : cultivez la nature de l’esprit.
Et ne jamais découvrir l’état naturel de bonheur.
Éveillez la conscience au plus profond de votre cœur,
Et les six domaines des sens deviennent flux de plaisir.
La conceptualisation est futile et cause de souffrance.
En méditation et en dehors de celle-ci,
Reposez-vous
En un état d’aise naturelle libre de tension. »

Kotalipa était un homme juste et honnête, un paysan travaillant durement, dont la vie était un cycle infini de corvées. Jour après jour, il peinait continuellement à labourer et ensemencer un versant de montagne, avec pour seule récompense la plus pauvre des existences.

Un jour, alors qu’il creusait une terrasse dans la roche impitoyable, le maître Santipa vint à passer, s’en retournant vers sa demeure du Magadha après avoir répondu à une invitation du roi de Sri Lanka.

– Qui êtes-vous, et que faites-vous là ? demanda Santipa.

– Je suis un paysan qui bêche la montagne”, répondit Kotalipa, en s’inclinant très bas.

– Pourquoi essayez-vous de faire pousser des récoltes sur ce rocher dépouillé ?” demanda le maître.

– Il y avait, dans le passé, une ferme magnifique, avec une terre noire, riche et fertile”, dit tristement Kotalipa, “mais elle se trouvait sur le chemin de rois en guerre. Ils l’ont saccagée et brûlée jusqu’à ce qu’il n’y ait plus pour nos villageois rien d’autre à faire que de prendre la fuite pour le restant de leurs jours. Tout ce que nous avons maintenant est cette montagne pelée, mais, en tous cas, nous sommes saufs”.

– Si vous aviez un mantra pour bêcher les montagnes et les instructions qui lui sont associées, pratiqueriez-vous ces préceptes ?” demanda Santipa.

– Assurément, vénérable, je le ferais”, répliqua Kotalipa ; et il écouta attentivement Santipa parler des six perfections.

– Prendre la souffrance physique pour objet de sa méditation”, dit Santipa, “sans compréhension de la nature de l’esprit, peut devenir un piège mortel”.

« Votre corps est très affaibli par un mode de vie rude,
Vos activités sont en elles-mêmes agressives :
Vous croyez que la générosité est de creuser la terre,
Que la non-violence est l’éthique,
Vous prenez l’endurance pour la patience,
L’effort persistant pour la diligence,
L’énergie inlassable pour la stabilité mentale,
Et la reconnaissance de cette voie pour la connaissance transcendante.
Ce sont les six erreurs de vos activités.
Renoncez-y pour les six activités parfaites :
La dévotion au maître pour générosité,
La protection de l’esprit comme éthique,
La régularité de la nature de l’esprit en tant que patience,
La méditation sur la nature de l’esprit comme diligence,
Un état d’absorption sans distraction en tant que méditation,
Et la perception de la réalité en tant que connaissance transcendante.
Faites de ces activités une pratique constante,
Suivez ces conseils, et vous vous trouverez libéré. »

Kotalipa requit des instructions plus précises.

– En premier lieu, dévouez-vous totalement au maître, dit Santipa. Puisqu’à la source de tous plaisirs et douleurs est la nature de l’esprit, considérez la pureté non née de votre esprit. La nature pure de votre esprit est immuable, comme immuable est la montagne ; labourez-la avec la bêche qu’est un courant ininterrompu de connaissance lumineuse. Tout comme chacune de vos mains peut effectuer au même moment une tâche différente de celle de l’autre mais, complémentaire de celle-ci, apprenez, lorsque vous travaillez dans les champs, à méditer et à bêcher simultanément :

« Bonheur et tristesse sont tous deux des fonctions de l’esprit ;
Cultivez la montagne de l’esprit avec ces conseils.
Vous pourriez labourer toute votre vie cette montagne de terre
Et ne jamais réaliser le pur plaisir de la véritable nature de l’esprit. »

Pendant douze ans, entièrement absorbé et sans distraction, Kotalipa cultiva à la fois la terre et l’esprit, et il obtint les accomplissements. Après de nombreuses activités sans égoïsme, pour le bien de tous les êtres, il entra en le Domaine des dakini.

Commentaire

Santipa, maître en les sutra, fait référence à une interprétation littérale de la pratique du mahayana des six perfections, qui fait de celles-ci une voie erronée. Il enjoint le laboureur de rejeter cette interprétation des six perfections qui les transforme en poisons, qui pervertit les actions et mène à l’énervement. Il dit que lorsque l’objet d’attention est la souffrance du corps, les vertus que sont un effort persévérant, une énergie inlassable et une claire vision, lorsqu’elles sont dépourvues de toute compréhension de la nature de l’esprit, sont un piège mortel. De la même façon, la non-violence (ahimsa), un des enseignements fondamentaux de Sakyamuni, n’a de sens que si elle est une expression spontanée de la joie spirituelle qui s’élève de la connaissance primordiale. Il n’y a pas d’intérêt à pratiquer une méditation qui ne fonctionne pas, et si la méditation fait souffrir au lieu de soigner, il faut y renoncer, dit Santipa.

L’énoncé répété que plaisir et douleur, vertu et vice, tout s’élève de l’esprit, suppose que vertu et bonheur participent eux-aussi de l’ignorance et de la confusion du samsara. La vertu doit s’accompagner d’intelligence, sinon elle diffère peu de la négativité. Vertu et intelligence sont les deux ailes du garuda, qui vit dans l’espace et qui est une illusion sans substance, un oiseau éveillé mythique. Santipa insista aussi sur l’importance du maître en indiquant que la pratique mal dirigée de Kotalipa l’avait conduit à l’épuisement, et la jugea pire que l’absence de tout dharma. Un maître qui maîtrise les moyens adroits — le diagnostic et la prescription — était ce dont Kotalipa avait besoin ; de plus, comme dit Indrabodhi, peu importe le soin avec lequel le yogi pratique les techniques extérieures et intérieures ; sans l’influence spirituelle du maître, il n’arrive à rien. Nous supposons que Santipa montra à son disciple la nature de son propre esprit (aucune initiation formelle n’est mentionnée) et qu’après cela il fut capable de faire de son labour la phase de génération, utilisant les six karmas illusoires comme assistants et la phase de perfection comme l’absorption en la nature de l’esprit. C’est donc comme si Kotalipa s’était identifié à la montagne, voyant la bêche retournant chaque motte de terre dans une série d’expériences sans dualité composées de connaissance vide.

Le contexte historique

Le nom de Kotalipada a pour racine kuthara, “axe”, d’où “houe” ou “bêche” ; et il est mieux connu des Tibétains comme Tsog tse pa, le bineur. Kodali, Kutali, Kuthari, et Kutrha, sont des formes de son nom. Dans la légende de Santipa, il est le disciple qui, en toute humilité, requit les conseils nécessaires pour décharger le vieux maître de son fardeau d’enseignement. Kotalipada vécut durant la deuxième moitié du onzième siècle, et il est probable qu’il enseigna à Phadampa Sangye les instructions de mahamudra. Il est l’un des quelques siddha du Sud, et semble avoir résidé à Tamil Nadu. Le bouddhisme tantrique s’est peu manifesté dans le Sud éloigné, après l’activité considérable du hinayana et du mahayana jusqu’aux sixième et septième siècles.

© 1985 State University of New York. Extrait de Masters of Mahamudra, traduction du tibétain par Keith Dowman, commentaire compilé par Keith Dowman à partir de nombreuses sources orales, kagyupa et nyingmapa. Traduction française par la revue Dharma avec l’aimable autorisation de « State University of New York Press ».

 

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