Symbole et Tantra

Lama Denys Rinpoché

 

    1. Le symbole universel
    2. Tantrayana
    3. Symbolisme opératif et spéculatif
    4. La tradition de mahamudra
    5. Sadhana et mahamudra
      1. Le symbole de la divinité
      2. Le mantra, symbole sonore
      3. Les phases de la progression
    6. Les sagesses de mahamudra
        1. La sagesse semblable au miroir
        2. La sagesse de l’équanimité
        3. La sagesse du discernement
        4. La sagesse toute accomplissante
        5. La sagesse du dharmadhatu
    7. Le mandala
      1. Une représentation de la structure de l’esprit pur
      2. Le triple mandala
    8. Correspondances symboliques

 

Le symbole universel

Les symboles des tantras sont souvent expliqués en rapport avec la notion occidentale d’archétype, qui véhicule l’idée que les symboles ont un fond commun, collectif. Ce qui est vrai ; néanmoins, pour bien comprendre les symboles du tantrayana, il est important de faire une distinction entre les archétypes culturels, émanant d’un inconscient collectif, et les archétypes universels dont l’expérience est liée à la structure même de la conscience humaine, au-delà de tout contenu individuel ou collectif.

Ces archétypes universels sont des structures, des formes, inhérentes au mode de fonctionnement et d’existence de l’esprit humain. Sous-jacentes à celles-ci, se trouvent des expériences spirituelles particulières : lorsque l’esprit demeure dans un certain état méditatif, il a des perceptions induites par sa structure et par le dénouement de niveaux successifs d’énergie ou de souffles le conditionnant. Il passe par différents plans de conscience de plus en plus libres des conditionnements dualistes, et à leur état correspondent des perceptions variées comprenant des couleurs, des brillances ou des formes dont l’expérience est inhérente à la nature et à la structure même des niveaux profonds de l’esprit. Les tantras utilisent ces expériences particulières comme fondement de ce que l’on peut appeler un symbolisme universel ; en effet les particularités, visuelles ou autres, de ces expériences se retrouvent symbolisées dans les expressions mêmes de la sadhana, l’essentiel d’un symbole étant l’expérience spirituelle au-delà des formes à laquelle sa forme fait allusion et renvoie. Les symboles des tantras sont ainsi issus des expériences d’êtres éveillés et ils véhiculent leur inspiration. Le propre de ces symboles est que leur expression, leur représentation, participent de la nature même de ce qu’ils symbolisent et que leur pratique a, pour ceux qui s’y consacrent, une fonction transformante qui introduit à cette nature.

Tantrayana

Le vajrayana, ou tantrayana, est défini comme “le véhicule du résultat”, en ce sens que ses méthodes utilisent une représentation symbolique du résultat de la voie comme moyen de pratique. La pratique d’un tantra, ou sadhana, pose “l’éveil”, la nature de bouddha ou claire lumière, dans une présentation symbolique servant de support à une pratique méditative de contemplation qui transforme l’esprit de celui qui l’effectue, le sadhaka.

“Tantra” signifie littéralement « continuité », ce qui, dans ce contexte, veut dire que le symbole des tantras propose une pratique sans solution de continuité depuis son niveau relatif dualiste jusqu’à son niveau ultime non dualiste, cette continuité s’opérant dans les transformations successives du symbole.

En fait, la contemplation du symbole change l’esprit de celui qui la pratique, mais, en même temps, le symbole lui-même se transforme à mesure que l’esprit du pratiquant se déconditionne : la relation au symbole, sa perception et le sens qu’il prend pour le sadhaka évoluent avec la transformation intérieure de celui-ci. Ces transformations réciproques et concomitantes du symbole et du pratiquant vont dans le sens de leur effacement graduel laissant progressivement place à une transparence de l’observateur et de l’observé en laquelle apparaît l’essence de ce que le symbole représente.

Symbolisme opératif et spéculatif

Essentiellement, cette transformation opérée par le symbole fait passer notre esprit du niveau de la conscience habituelle, discursive, à celui de l’intelligence immédiate, non conceptuelle, qui est celle de l’esprit éveillé. Le symbole opère ainsi une sortie des représentations et de la discursivité du mental habituel. La pratique qui y est associée consiste, pour l’essentiel, à trouver l’état de contemplation et de réceptivité qui, en l’absence du mental discursif, permet au symbole d’opérer en révélant la nature de ce qu’il symbolise. Le symbole inspire le sadhaka et lui parle en un échange silencieux qui s’instaure lorsque son mental se tait.

Dans sa dimension opérative, transformatrice, celle de ce dépassement du mental discursif, la pratique des symboles n’est pas un objet d’études intellectuelles ; l’essentiel d’une pratique symbolique étant de transformer l’esprit de celui qui l’effectue, en le libérant de son mental habituel, raisonnant et discursif. Si ce mental conceptuel s’empare du symbole dans une étude théorique, il finit par le posséder intellectuellement, et risque fort de prendre cette compréhension intellectuelle pour son véritable sens. Si c’est le cas, cette récupération mentale du symbole est une véritable subversion qui lui fait finalement perdre ses propriétés opératives.

La tradition de mahamudra

Mahamudra peut se traduire par “grand symbole”; c’est l’ultime expérience non dualiste de la claire lumière.

Le “grand symbole” n’est pas le symbole de quelque chose d’autre mais une expérience qui parle d’elle-même, en elle-même. Elle est au-delà de toute forme et de tout symbole. Par contre, elle est l’inspiration originelle des différentes formes du symbolisme traditionnel ; ses multiples représentations dérivent de différentes expériences d’aspects de la claire lumière.

La non dualité, ou expérience de mahamudra, est, dans certains tantras, exprimée par le symbole de la divinité en union sexuelle. La sexuation représente initialement la polarisation fondamentale de l’esprit au niveau de sa relation sujet-objet ; et l’union, elle, symbolise l’absence de séparation, la non dualité entre sujet et objet, ce qui est le but du yoga de mahamudra.

Dans cette union bienheureuse, tout geste est mahasukha, la grande félicité de l’éveil.

Sadhana et mahamudra

Le symbole de la divinité

L‘approche du dharma et des tantras est, dans son fondement, non théiste : elle ne reconnaît pas un Dieu dans un sens anthropomorphique : physique, psychologique ou spirituel ; néanmoins, les pratiques des tantras, dans le yoga de la divinité, représentent des aspects de la claire lumière non dualiste dans les symboles des “divinités”.

Chaque tantra expose ainsi une pratique spécifique ou sadhana fondée sur un aspect particulier de la divinité, chaque sadhana constituant une pratique cohérente et complète introduite par une initiation ou habilitation.

La réalisation s’éveille progressivement par la pratique : dans la mesure où l’esprit du pratiquant se consacre profondément au symbole de la divinité il se transforme véritablement. Plus il se consacre à la pratique, plus il en reçoit. A la limite, c’est en se donnant et s’abandonnant complètement au symbole de la divinité que celle-ci se révèle pleinement à lui. La compréhension profonde s’éveille ainsi, de l’intérieur, dans l’intuition immédiate de “l’œil du cœur”, non dans une compréhension du mental.

Une telle pratique a une progression précise qui en plus de la transmission initiale — l’initiation ou habilitation — nécessite une direction spirituelle directe et des instructions particulières. Toute sadhana a une phase de familiarisation à la divinité comprenant prières, louanges et récitation d’un mantra, pour ne parler que des aspects les plus connus.

Le mantra, symbole sonore

Le mantra, qui joue un rôle important, est un symbole sonore qui, comme les symboles visuels, a une fonction transformatrice. Le sens symbolique de ses lettres et les correspondances que l’on peut établir entre celles-ci et toutes sortes d’émotions, d’états de conscience et de qualités éveillées est important, mais, dans sa dimension essentielle, opérative, le mantra a une fonction de protection et de transformation du mental : il protège l’esprit de sa discursivité et, au-delà de celle-ci, l’ouvre à la divinité.

Observez en effet que si vous récitez mentalement un mantra en étant pleinement présent à sa récitation, il se substitue au bavardage mental habituel et protège ainsi l’esprit de sa discursivité. Dans cette opération, il l’ouvre à ses qualités foncières : à sa connaissance immédiate qui est le domaine de la divinité.

Les phases de la progression

Dans une sadhana, ce qui vient d’être sommairement évoqué constitue une première phase, dite de génération ou de développement. Ensuite, vient la deuxième phase dite d’achèvement ou de perfection : il y a en celle-ci résorption, dissolution de toutes les formes et représentations.

Les perceptions extérieures se résorbent dans les perceptions intérieures, lesquelles se dissolvent à leur tour pour laisser l’esprit dans un état libre de toute référence, libre de la notion de moi et d’autre, en la nature essentielle de l’esprit, qui est aussi le niveau ultime de la divinité.

Dans la progression d’une sadhana, une relation interpersonnelle s’établit d’abord entre le sadhaka et le symbole de la divinité sur lequel il médite, cette relation de personne à personne est une première étape.

Puis, progressivement, suivant les transformations dont nous avons parlé, l’intériorisation de la pratique permet, dans la transparence du symbole au symbolisé, la participation de l’esprit du sadhaka à la nature de la divinité, et de la divinité à sa nature. Une communication-communion s’instaure : la divinité présente en son symbole vit en lui, et il vit en sa présence : il développe la vision sacrée, qui sacralise le monde ainsi que tous les faits et gestes qu’il y accomplit.

Dans cette participation à la présence divine, se développe graduellement un mode de pensée symbolique plus fluide, transparent, et moins limité que les concepts solides de la pensée habituelle articulée en séquences logiques et rigides. Le mode de pensée symbolique, qui procède par analogies, similitudes et associations d’idées, ainsi que la vision sacrée, transforment l’esprit du sadhaka, ouvrent celui-ci à un langage symbolique qui se révèle dans la libération des appropriations du mental, le crépuscule du mental, d’où le nom de langue crépusculaire qui lui est quelquefois donné.

Finalement, le sadhaka accèdera à une expérience en laquelle le symbole s’est complètement effacé ; il a lui-même perdu son existence individuelle et la divinité n’est plus autre que lui-même. Dans cet effacement, le symbole n’est plus la représentation de quelque chose d’autre : l’expérience est en elle-même et à elle-même son propre symbole. C’est mahamudra, le grand symbole.

Les sagesses de mahamudra

Mahamudra est l’expérience de la claire lumière, la nature pure de l’esprit. Cette claire lumière est une luminosité-lucidité essentiellement indifférenciée, qui au niveau discernable se réfracte en différentes colorations correspondant à certaines de ses qualités fondamentales — un peu comme une lumière blanche qui, passant au travers d’un prisme, donnerait un spectre irisé ; la nature de l’esprit peut alors être perçue comme cinq luminosités extrêmement subtiles, qui ont chacune une coloration : blanche, bleue, jaune, rouge et verte correspondant à cinq intelligences immédiates ou connaissances primordiales : la sagesse du domaine de la vacuité, la sagesse du miroir, la sagesse de l’équanimité, la sagesse du discernement et la sagesse toute accomplissante. Elles sont, au niveau pur, les aspects transformés, transmutés, de ce que sont dans notre esprit ordinaire, au niveau impur, les différentes attitudes conflictuelles et les émotions qui nous animent. Lorsque les cinq émotions de base sont libérées de l’appropriation de l’ego, leurs qualités énergétiques se transmutent en ces cinq sagesses qui sont les cinq facettes de l’esprit d’un bouddha :

La sagesse semblable au miroir

C’est l’aspect pur de la colère-agressivité ; le miroir symbolise une connaissance qui n’est pas dualiste, en laquelle le sujet ne se pose pas en s’opposant à un objet, mais en laquelle le « support-témoin », le miroir et sa réflexion, l’image, sont indifférenciés.

La sagesse de l’équanimité

C’est l’aspect pur de l’orgueil : celui-ci est transformé en l’égalité foncière au-delà de toutes prérogatives et appréhensions égotiques.

La sagesse du discernement

C’est l’aspect pur du désir. L’au-delà du désir-attachement n’est pas une indifférenciation en laquelle tout serait pareil et où l’on serait dans l’incapacité de distinguer. Bien au contraire, sans attachement, le désir transmuté à une qualité pure de discernement parfait qui est cette sagesse.

La sagesse toute accomplissante

C’est, au niveau pur, l’énergie de la jalousie transmutée. A ce niveau, les réalisations des autres ne sont plus vécues sur le mode de la jalousie, mais deviennent une source d’inspiration et, dans la non-dualité,elles sont instigatrices d’une action éveillée accomplissant tout ce qui est à accomplir.

La sagesse du dharmadhatu

C’est l’indifférenciation de la stupidité, transmutée, au niveau pur, en l’expérience du domaine de la vacuité, le dharmadhatu. L’indifférenciation est aussi bien caractéristique de l’ignorance que de l’expérience d’intelligence globale et omniprésente qui est celle de la vacuité. Pour expliquer cela par un exemple, considérons le sommeil profond : s’il n’est pas reconnu, s’il n’est pas lucide, c’est un état d’inconscience, de bêtise ou d’inconscience totale, alors que, s’il est reconnu, il devient une lucidité non-différenciée que l’on appelle “la claire lumière du sommeil”. Cette expérience est rendue possible par certaines méthodes yogiques de méditation appelées le yoga de la claire lumière du sommeil.

Ces cinq sagesses sont les cinq aspects de l’esprit d’un bouddha et de son activité éveillée. Elles se retrouvent dans les expressions symboliques en correspondance avec différentes localisations et différentes couleurs, ce qui est à l’origine du symbolisme du mandala.

Le mandala

Une représentation de la structure de l’esprit pur

Le mandala est une représentation symbolique du monde éveillé. Littéralement mandala, kyilkhor en tibétain, signifie “centre et périphérie”, “milieu et environnement”. Un mandala dessiné est une représentation de la structure de l’esprit pur avec au centre un de ses principes essentiels et à la périphérie son déploiement, sa manifestation. Ainsi, ce principe central et son développement constituent ensemble la structure qu’est le mandala.

Le prototype de mandala est le point ou le carré, en position centrale, avec un cercle autour. Pourtant, la notion de mandala n’est pas du tout centralisée, au sens habituel, c’est même foncièrement l’expérience d’un état sans centre ni périphérie.

L’essence de tout mandala est le dharmadhatu, la sphère de la vacuité, et sa nature les cinq sagesses que nous avons mentionnées ; elles sont rendues dans le graphisme du mandala par les différentes couleurs associées à ses directions.

La structure du mandala peut être comprise à un niveau macrocosmique, celui de l’univers ; à un niveau microcosmique, celui du corps ; et à un niveau expérientiel, relationnel, celui des interactions de l’univers avec le corps. Ces trois plans, dans leur organisation, procèdent d’une même structure qui est celle de l’esprit. Il sous-tend ces trois registres qui sont ses projections à différents niveaux.

Le triple mandala

Tout notre monde, tout ce que nous sommes et tout ce que nous expérimentons dans celui-ci est production, projection de l’esprit. Et la structure foncière de celui-ci se retrouve aussi bien dans la structure macrocosmique du monde extérieur que dans la structure microcosmique du corps, et dans celle des sensations, des événements qui sont les interactions entre ces deux plans extérieur et intérieur.

Ces trois niveaux amènent à la notion de triple mandala : extérieurement le mandala du monde phénoménal, intérieurement le mandala du corps-vajra ou corps adamantin, et le mandala intermédiaire des relations entre les deux.

Des correspondances existent entre ces trois plans : les éléments du mandala macrocosmique correspondent à ceux du mandala microcosmique et à ceux du mandala intermédiaire. Ces trois plans correspondent à des réalités qui, si elles sont dans l’ordre naturel de la nature foncière de l’esprit, fonctionnent en harmonie. Celle-ci advient lorsque les illusions de l’esprit habituel ne créent pas d’interférences. L’harmonie de ces trois plans amène entre eux une concordance de phase qui les met en résonance harmonique.

Cette superposition de phases se traduisant dans des “co-incidences” qui sont des concordances d’éléments correspondants de ces trois plans, ces coïncidences que l’on appelle aussi, certaines fois, des synchronicités. Les interférences, les parasites viennent de nous : c’est nous, dans l’agitation de notre ego, qui créons la confusion qui nous déphase.

Correspondances symboliques

La continuité du symbole des tantras et les transformations-transmutations qui s’y opèrent se développent en un ensemble de symboles qui englobe toutes les expériences du monde phénoménal dans l’expérience de la divinité, de son mandala, de son mantra et de tout ce qui constitue la vision sacrée. Ce réseau de correspondances comprend principalement deux plans et trois niveaux qui se subdivisent en cinq parties. Comme il n’est pas possible de développer ces différents aspects, nous donnerons simplement à titre indicatif, quelques points de repère parmi les plus importants.

Les deux plans sont le plan éveillé et le plan habituel ; le premier est structuré dans la trinité du trikaya (les trois « corps » de l’état de bouddha) et le second dans la triade sujet-objet-acte. Chaque élément de ces triades comprend cinq aspects : par exemple, pour le sujet, ce sont les cinq constituants de l’individu ; pour l’objet, ce sont les cinq éléments ; pour l’acte ou la relation dualiste entre le sujet et ses objets, ce sont les cinq émotions conflictuelles. Ils correspondent terme à terme sur le plan éveillé : aux cinq victorieux avec leurs cinq parèdres, et aux cinq connaissances primordiales.

Cette vision globale est intégrée dans les cinq familles de bouddha appelées : “bouddha », “vajra”, “ratna”, “péma” et “karma”, elles sont une classification en cinq types d’énergies fondamentales qui englobent toutes les expériences : les triades et quintés dont nous venons de parler ainsi que les couleurs, les directions de l’espace, les sonorités fondamentales ou syllabes germes, les moments de la journée, etc., dans un réseau global dont le symbolisme opératif est le lieu de la transmutation et de l’éveil.

Ce texte est rédigé à partir d’extraits d’un enseignement donné à Karma-Ling en août 1987 avant la fin de la construction du tcheutèn, et de deux interventions lors du colloque sur le Symbolisme qui s’est tenu à Karma-Ling en 1989, ces extraits furent mis en forme et augmentés par l’auteur pour Dharma, en juillet 1992.

 

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