L’héritage tibétain de l’art bouddhique *

Le vidyadhara Chögyam Trungpa Rinpotché

  1. L’héritage tibétain de l’art bouddhique *
    1. Les êtres éveillés
    2. Les yidam
    3. Les dharmapala
    4. Le mandala
    5. L’imagerie de la loi
    6. Conclusion

La spiritualité bouddhique est la source d’inspiration de l’art du Tibet. Les figures de l’iconographie tantrique ne symbolisent pas des êtres extérieurs, ce ne sont pas des déités au sens habituel ; elles représentent plutôt des aspects de l’ego transmué.

L’iconographie du bouddhisme tantrique, comme tous ses autres aspects, est inspirée par l’enseignement des cinq principes du bouddha : vajra, ratna, padma, karma et bouddha (familles du diamant, du joyau, du lotus, de la causalité et de l’éveillé). Il s’agit des cinq énergies omniprésentes fondamentales.

Pour comprendre l’art bouddhique tantrique, il est essentiel d’acquérir une certaine idée quant à la nature des principes caractérisant ces familles de bouddha. Cette pratique implique essentiellement la relation directe avec ces cinq types d’énergie.

Le principe de « vajra » est associé à la colère qui doit être transformée en la « sagesse semblable au miroir ». Même lorsque l’esprit est brumeux, possessif et agressif du fait de la colère, les qualités de brillance, lucidité et de grande énergie sont potentiellement présentes. Si ces qualités sont clairement perçues, l’essence de la colère se trouve spontanément transformée en acuité et en ouverture d’esprit. Cette transformation ne s’accomplit pas délibérément, mais suit automatiquement la claire vision intérieure. L’obtention du vajra est liée à l’élément eau et à la couleur blanche qui présupposent la réflexion nette, claire et brillante de la sagesse semblable au miroir.

L’énergie de « ratna », lorsqu’elle est exprimée de façon névrotique, se traduit par la fierté ou l’arrogance, qui peuvent être changés en la « sagesse de l’équanimité ». Ratna associé à l’élément terre, résonne des mêmes qualités de solidité ou de substantialité. Par l’énergie éveillée de ratna, on entre en contact avec une faculté de ressources inépuisables. A cette vision, la fierté (ou l’orgueil) est spontanément transformée en la sagesse de l’équanimité qui perçoit toutes les situations de façon égale comme des embellissements du fait fondamental d’exister. La couleur de ratna est le jaune, ce qui exprime la richesse ou la qualité de bien-être liés à l’or.

L’énergie de « padma » est associée avec le feu. Lorsqu’elle se trouve déformée par l’ego, elle s’exprime en tant que passion. Par l’expérience d’un pur sentiment de compassion, ce trait peut être changé en une énergie propre à une relation éveillée capable de voir chaleureusement et clairement de quelle manière existent les choses avec lesquelles on est en contact. Telle est la « sagesse discriminante ». La couleur de padma, le rouge, exprime la séduction et le feu de la passion, ou bien la chaleur toute imprégnante de la compassion.

Si l’énergie de la famille « karma » est mal orientée, elle se manifeste comme jalousie alors qu’au niveau de l’éveil elle est « sagesse toute accomplissante ». Il s’agit de l’énergie de l’élément vent, actif dans les quatre directions de l’espace. Si le point d’appui de l’ego est ébranlé, cette énergie devient positivement active, quelles que soient les situations, permettant d’accomplir tout ce qui doit l’être et détruisant tous les obstacles à la réalisation de l’illumination. La couleur de cette famille karma est verte, ce qui signifie soit la jalousie, soit l’énergie propre aux actions universelles.

L’énergie de la famille « bouddha », lors qu’elle est souillée, produit la stupidité par sa capacité de jouer à l’aveugle, au sourd et au muet devant toute chose qui menace la faible stabilité de bas étage créée par l’ego. Lorsque le jeu de l’ego se trouve dévoilé, cette stupidité se transforme en la « sagesse de la conscience fondamentale omni-pénétrante ». La couleur de la famille bouddha est le bleu de son élément, l’espace, qui peut se trouver simplement morne et vide ou bien vibrant en raison du don d’ubiquité de l’intelligence.

Les thangka sont principalement utilisées pour faciliter les visualisations, qui sont une technique de méditation tantrique ou du vajrayana. Lors de l’entraînement spirituel bouddhique, le vajrayana est le troisième niveau, le plus élevé. Pour parvenir à ce stade, les étudiants entreprennent au préalable l’entraînement intellectuel et méditatif des niveaux hinayana et mahayana. Au cours de la formation dans le hinayana, ils doivent comprendre les vérités fondamentales du non-soi, de l’impermanence et de la souffrance, et effectuer également les méditations de samatha (calme continu) et de vipasyana (vision pénétrante). Lors de leur entraînement dans le mahayana, un maître compétent leur montre une autre manière de voir la réalité à partir de la perspective de sunyata (la vacuité). La visualisation n’est ni une construction magique ni l’adoration d’une déité extérieure. C’est un procédé d’union avec un principe particulier d’aspiration et d’énergie comprenant l’intime conviction de sa présence. L’expérience de sunyata précède et termine la visualisation, ce qui dissout la tendance de l’ego à s’accrocher à quelque chose de solide. Il est dit que, sans l’usage de la vacuité, la pratique de la visualisation est dangereuse, car elle devient un terrain propice à l’ancrage de l’ego conduisant alors, non à l’obtention de la bouddhéité, mais au couronnement de l’ego.

On classe, suivant leurs thèmes, les thangka en cinq catégories :

1) Les êtres éveillés

2) Les yidam

3) Les dharmapala

4) Les mandala

5) L’imagerie de la loi

Les êtres éveillés

Les thangka de bouddhas, gourous et bodhisattvas, appartiennent tous à cette catégorie. On visualise de tels modèles afin de s’identifier à la lignée de transmission spirituelle de maître à disciple, pour s’abandonner et prendre refuge.

La prise de refuge est un processus d’auto-libération de la conception d’un refuge extérieur. Dans les écritures bouddhiques, il est souvent affirmé qu’il ne faut pas s’en remettre à un dieu ni à des protecteurs extérieurs, ni à des aides matérielles ou psychologiques telles que les parents, la famille ou la richesse, mais au contraire au gourou qui incarne le bouddha et le dharma, c’est-à-dire la nature même de la réalité. « S’abandonner » signifie que l’on devient un réceptacle vide, affectivement apte à recevoir les enseignements.

Les yidam

Le mot yidam signifie déité personnelle. Pour un pratiquant, le yidam représente son expression caractéristique particulière et individuelle de la nature de bouddha. S’identifier à son yidam signifie donc s’unir à sa propre nature fondamentale, être libre de ses aspects déformés. Les modalités du pratiquant qui apprend à voir de cette manière impersonnelle et totale sa nature de bouddha sont transformées en la sagesse du cheminement spirituel, ce qui mène directement à servir tous les êtres sensibles. En effet, voyant sa propre nature, le pratiquant atteint un état sans défaillance. L’hésitation bannie, ses actes sont automatiquement habiles et autorisés, il est capable de vaincre ce qui doit l’être et de prendre en charge tout ce qui nécessite des soins. L’élève engendre tout d’abord un sentiment de dévotion intense envers son gourou. Cette relation lui permet d’éprouver un rapport intime et intuitif avec la lignée du gourou et, par la suite, avec son propre yidam.

Il ne faudrait pas assimiler les yidam aux saints patrons ni aux anges gardiens des traditions juive, chrétienne ou musulmane. Leur fonction n’est pas directement de nous protéger du danger ni de nous sauver ; ils sont les énergies fondamentales propres à l’étudiant et qu’il lui faut reconnaître. Il visualise les caractéristiques les plus saillantes de la déité jusqu’à obtenir l’union complète avec elle.

Les yidam sont classés en différentes sortes: courroucés, paisibles et légèrement irrités.

• Les yidam courroucés sont toujours associés avec ce qui est appelé en terme tantrique la colère du vajra, une énergie dynamique dénuée de haine et invincible, nommée ainsi indépendamment de son appartenance à l’une des cinq sagesses. Elle est absolument indestructible et stable car ce n’est pas une création mais la découverte d’une qualité originelle. Sous son aspect courroucé et belliqueux, elle ruine la tendance à une compassion stupide et tranche les hésitations provenant de l’incrédulité quant à notre nature de bouddha. Le doute est détruit et la confusion mise en pièces.

• Pour le disciple, les yidam paisibles inspirent, catalysent ses tendances à l’absence d’agressivité et à la gentillesse. Plutôt que de détruire la torpeur et les tergiversations de l’ego, l’union avec les yidam paisibles réveille de telles dispositions pour les transformer en ouverture d’esprit.

• Les déités légèrement irritées sont décrites comme l’union de la passion et de la colère, parce qu’elles attirent et repoussent tout à la fois. Lorsqu’il les visualise, le pratiquant a l’impression que sa vitalité s’enrichit d’un sentiment de ses ressources et de sa souplesse, en ce sens que l’attraction et la destruction peuvent, l’une ou l’autre, exprimer l’état d’esprit éveillé.

Les yidam prennent des formes aussi bien masculines que féminines.

• Le yidam mâle et irrité est connu sous le nom de « heruka », ce qui signifie « buveur de sang », celui qui boit le sang de l’ego.

• Les yidam irrités femelles sont appelés « dakini », des êtres rusés et enjoués.

• Les yidam paisibles mâles et femelles reçoivent les appellations de bhagavat et de bhagavati, ce qui signifie « glorieux ».

Les formes mâles symbolisent l’énergie éveillée, les moyens habiles et la félicité. L’aspect femelle la compassion, la vacuité et l’intellect (qui en tant qu’élimination de la confusion est un principe passif plutôt qu’actif). La vacuité signifie harmonie fondamentale et également la fertilité ultime en ce sens que la vacuité est la mère de la forme. Par son union avec heruka, la dakini peut donner naissance à l’illumination. En général, les dakini renforcent la nature de leurs partenaires et la bhagavati, yidam paisible femelle, a comme fonction de prier le bhagavat au nom de tous les êtres pour qu’il révèle les enseignements.

L’union des aspects mâle et femelle, connue sous la forme « yab-yum » (père-mère) symbolise habituellement l’idée que sans la compassion l’activité habile est impossible, que sans l’intelligence l’énergie ne peut être efficace, et que sans la vacuité la félicité est irréalisable. Ce symbolisme indique l’interaction de ces éléments en tant qu’aspects de l’illumination plutôt que le niveau confus ordinaire permettant l’indulgence pour les passions et l’agression.

Les dharmapala

Sur les thangka, les yidam sont entourés par des dharmapala. Dharmapala signifie « gardien de l’enseignement ». Leur fonction est de protéger les pratiquants de ce qui n’est pas fiable ainsi que des chemins de traverse. Si le pratiquant s’aventure sur un terrain dangereux, inadéquat quant à ses progrès sur la voie, le dharmapala le tire violemment en arrière.

Le mandala

Fondamentalement, le mandala représente un palais ayant un centre et quatre portes disposées selon les quatre orients.

Il importe de comprendre que les figurations de mandala ne servent pas seulement en tant qu’objets de contemplation pour produire des états d’esprit particuliers. Un mandala est utilisé par les adeptes introduits à la pratique d’une sadhana (rituel comprenant une récitation et des visualisations) particulière, comme une sorte d’autel sur lequel sont placés des objets de culte.

L’imagerie de la loi

Le principal exemple de cette catégorie est la Roue de la vie (Srid pa ‘khor lo, Bhava cakra).

La roue de la vie est unique en ce qu’elle dépeint la totalité de l’enseignement bouddhique concernant le samsara.

Conclusion

On a dit que le bouddhisme est la doctrine de la non-agressivité. Tant qu’il y a agression, il n’existe aucune possibilité de communiquer ni d’écouter des enseignements sur la manière de transcender l’ego.

Les thangka de toutes catégories sont essentiellement des illustrations du dharma. La culture bouddhique est si profondément enracinée dans la culture tibétaine qu’elles sont synonymes : c’est-à-dire une expression de la non-violence. La philosophie et la vocation fondamentales de la culture tibétaine découlent de cette perspective.

Extrait de « The Tibet Journal ; Vol. 1, n°2, april-june 1977 ». Le Tibet Journal, articles traduits par V. Paulence – Zaregradsky, G. Driessens, et M. Zaregradsky.

© Editions Dharma, publié ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

 

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