Célébration artistique : Théâtre

Khentin Taï Sitoupa

L’aspect de la connaissance qui combine le son et le mouvement est le théâtre. En tibétain, cela se nomme Deugar : deu signifie à la fois « chanter » et « répéter », et gar signifie « mouvement corporel ». Le théâtre peut engager l’expression verbale, physique, la danse et la musique. Son but est de véhiculer l’idée par les moyens d’expression physiques : la voix et les mouvements du corps.

Une célébration théâtrale peut être fondée sur un ouvrage, original ou ancien ; ce peut être aussi une expression spontanée qui suit les règles de l’art. La qualité spécifique au théâtre est l’aptitude à communiquer beaucoup en peu de temps : les événements significatifs d’une vie ou d’une époque historique. On n’est cependant pas limité aux biographies ou aux légendes ou à un laps de temps spécifique : les événements d’un millier d’années ou d’un après-midi peuvent être décrits. On peut aussi traiter des situations imaginaires qui ne peuvent se produire dans la vie. Tant les événements du monde que les fantaisies et les vérités profondes, sont des sujets potentiels pour une célébration théâtrale.

La danse de Mahakala est un exemple de célébration théâtrale pratiquée dans les monastères, en relation avec une cérémonie rituelle de prière. En tant que danse sacrée, elle est étudiée à part des célébrations laïques, bien que beaucoup de leurs principes soient semblables. Elle est effectuée dans plusieurs buts, le premier étant la méditation. Le danseur médite selon le rituel de Mahakala tel qu’il est décrit dans la liturgie, et en accomplit une certaine partie tout en dansant. La danse de Mahakala est toujours célébrée par des moines. Mahakala est une manifestation courroucée de la compassion. L’objectif de la pratique de la cérémonie rituelle de Mahakala est le dépassement des illusions et de la négativité, de la manière la plus puissante. Ceux qui, parmi l’assistance, connaissent les prières et sont des pratiquants avancés participent mentalement à la danse, avec le danseur qui effectue la pratique au moyen de l’art du mime, de la danse et du chant. Les laïques qui ne peuvent pas suivre le rite y participent en en recevant l’influence spirituelle, qui les aide à vaincre les obstacles auxquels ils se heurtent. En participant avec une attitude juste, bien qu’ils ne puissent accomplir la méditation, ils reçoivent la protection de Mahakala.

Cette sorte de rite religieux bénit aussi l’environnement, le tournant vers le mandala du protecteur Mahakala. Le terme mandala est utilisé pour décrire l’espace protégé et pur de Mahakala. La danse détermine avec éclat cet espace pour les pratiquants et pour l’assistance.

La danse sacrée requiert un travail préparatoire important. Le maître chef de danse est habituellement quelqu’un qui a passé sa vie à parfaire cet art. Il faut des années pour qu’un danseur devienne compétent. Ces moines doivent apprendre les modèles des mouvements et des gestes ou expressions corporelles qui doivent être synchronisés avec les autres aspects du rituel en cours : la musique, le chant, le sens du texte et la visualisation. Les danseurs suivent de près le texte du rituel, qui vient des tantras, les textes sur les pratiques. Les pas de danse et les mouvements ont évolué d’une manière spécifique dans chacun des grands monastères qui pratiquent le tantra de Mahakala, chaque monastère ayant sa propre interprétation. Les costumes sont aussi dessinés selon leur description dans les textes et l’iconographie traditionnelle. Les couleurs et les formes des vêtements en brocards, les masques des protecteurs, des animaux ou d’autres images visualisées dans le rituel, faits à la main, et tous les accessoires symboliques utilisés dans la danse ne sont pas fortuits, mais proviennent d’une tradition ancienne, religieuse et artistique.

Le modèle des pas de chaque danse et l’enchaînement de celles-ci sont conformes à la succession consignée dans les textes. La première danse consacre préalablement le sol et invoque le grand protecteur ; elle est effectuée par le Champoeun (maître de danse sacrée), revêtu du costume tantrique « au chapeau noir ». La danse suivante narre la venue de Mahakala et de sa suite, et accueille la divinité. C’est ici qu’interviennent les figures représentant Mahakala, Mahakali, les protecteurs mineurs et les animaux de la suite dans leurs masques et leurs brocards colorés.

Ensuite vient une danse montrant Mahakala triomphant de la négativité. Les obstacles sont représentés par une petite effigie que les danseurs détruisent symboliquement avec des instruments rituels qui représentent les armes particulières attribuées à Mahakala. Après l’abandon des impuretés, la visualisation est dissoute dans la vacuité. La danse suivante est une offrande en gratitude envers les protecteurs, et la dernière est une louange à la gloire de Mahakala. D’autres dan ses décrivant le maître du charnier, les divinités des quatre orients, le cerf et d’autres animaux sacrés, ou des protecteurs, sont souvent dans le programme.

Bien que la représentation varie souvent selon les coutumes du monastère, la liturgie de base demeure la même.

La danse sacrée opère à de nombreux niveaux en même temps. Elle utilise le mouvement, la musique, la couleur, le temps et l’espace pour mettre matériellement en scène une histoire, tout en incluant une pratique spirituelle profonde et subtile. C’est une autre méthode, unifiant le corps, la parole et l’esprit pour exprimer et expérimenter la qualité ultime. La coordination de l’entraînement de l’esprit, ou méditation, avec le monde physique est l’essence de cette pratique.

La célébration théâtrale laïque a aussi de la valeur : elle touche les gens de manières diverses selon le type de musique et de mouvements. Au Tibet et au Bhoutan, les laïques accomplissent souvent des danses sur des thèmes narrant des histoires bouddhiques et parfois semblables aux thèmes des danses monastiques. D’autres sont fondées sur l’épopée de Gésar De Ling, le roi légendaire dont les exploits extraordinaires sont le sujet de nombreux chants tibétains.

Plusieurs conditions doivent être présentes pour qu’un artiste exécutant devienne un maître habile. Tout comme dans les autres domaines de la connaissance, la perfection dans les arts demande effort et talent. Bien que tout le monde ait potentiellement un certain talent, du fait de causes et de conditions telles que les limites de la durée de la vie, certaines aptitudes d’un individu se développent plus aisément que d’autres. Si une personne est gracieuse, a des dons pour le mime, la danse ou le chant, il y a des chances qu’elle puisse développer une grande habileté dans l’art du théâtre. La durée requise dépendra des dons naturels, du sujet étudié et de la connaissance du maître. Le meilleur moyen de tirer le maximum d’un talent est de travailler sous la direction d’un maître expert. Grâce à un maître qui a assimilé la sagesse de grands artistes du passé, l’étudiant se voit donnée la possibilité de tirer le maximum de ses efforts ; il a moins de risque de perdre du temps. Dans les monastères, le maître de danse aîné est souvent un homme très âgé qui a dansé et étudié les traditions de la danse depuis son enfance. Il a probablement entraîné des étudiants durant la plus grande partie de sa vie. Au monastère de Pepung, le maître de danse a environs quatre-vingt ans, il est encore très agile. De tels vénérables détenteurs des traditions de danse sont hautement respectés dans la communauté monastique, car ils sont une richesse de l’art traditionnel.

La musique, qui relève aussi du domaine théâtral, a longtemps été développée en tant que moyen de parfaire, de parachever et de transmettre le son parfait. Ses développements les plus connus eurent lieu en Inde, d’où viennent les textes sanscrits sur le sujet traduits ensuite en tibétain. Une illustration de la puissance et de la subtilité que le son peut atteindre dans une célébration théâtrale est l’histoire, qui date de l’époque de l’empereur Akbar de Mughal, du musicien légendaire Tan Sen.

Tout d’abord, il faut se rappeler qu’en musique, comme dans tous les autres aspects de la connaissance, les éléments et leur interaction sont très importants, et beaucoup de considération est accordée à la date, à la saison, et à tout ce qui correspond à ces éléments. Il y a d’anciens raga, des mélodies, qui évoquent ces qualités des éléments et qui sont réservés à des moments spécifiques. Une fois, Tan Sen fut appelé par Akbar à la cour pour faire montre de sa maîtrise en musique. En préliminaire, furent placées autour de la salle des lampes éteintes, et on demanda au maître de jouer un raga dipaka, ou « mélodie de la lumière », qui exprime l’élément feu. Il fut si habile que son art alluma toutes les lampes. L’histoire se poursuit, disant qu’alors qu’il continuait à jouer, la chaleur commença à le brûler aussi. Ce fut seulement en appelant sa femme, elle aussi pratiquante musicienne, qui chanta un raga de la mousson d’été qui apporte la pluie, que Tan Sen fut sauvé. Cette histoire montre le niveau auquel un maître peut commander aux éléments, et exprimer un son parfait en une célébration théâtrale.

En Inde, la musique a longuement été utilisée pour induire certains états de sentiments, comme le fait la poésie. Le but profond de la musique est d’affecter positivement à la fois le niveau physique et le niveau mental au moyen du son. Un son parfait peut engendrer une atmosphère parfaite. Dans cette atmosphère parfaite, peut se manifester un moment parfait qui peut être soit profondément significatif soit ordinaire, selon la profondeur de l’individu et la profondeur de la musique elle-même. Tous les sons créent un environnement et affectent, d’une façon ou d’une autre, tous ceux qui sont dans cet environnement.

La musique est un langage universel et il peut s’adresser à tous les êtres vivants, à de nombreux niveaux en même temps, jusqu’au point où il relie le monde relatif avec l’esprit ultime. Le musicien accompli a la capacité d’exprimer tout ce qui convient en chaque circonstance, de sorte que la musique a un effet puissant et attendu. Tous ceux qui écoutent de la musique, en Occident ou en Orient, particulièrement lors qu’un grand artiste joue, peuvent expérimenter que quelque chose de spécial se passe. Même si certains musiciens doués jouent une musique ordinaire, le son lui-même peut beaucoup influencer l’ambiance. A partir de cette expérience ordinaire, il est possible d’avoir un aperçu sur le potentiel plus profond de la musique. Nous pouvons imaginer ce que serait son impact si ce que nous considérons comme un son parfait était raffiné plusieurs fois, voire cent fois.

Le son est associé de façon juste au mouvement, dans l’art du théâtre, parce que tout son est produit au moyen de mouvements, et le son lui-même est une expression du mouvement. Le mime et la danse peuvent avoir beaucoup d’effet sur l’assistance s’ils sont accomplis à la perfection.

Cet art du théâtre n’est pas confiné à une représentation ou à la télévision. Du fait d’un engagement créatif dans la vie quotidienne, nous avons tous l’occasion et la possibilité de développer de l’habileté dans le théâtre. En affinant notre vocabulaire, nos gestes et nos actions —tous les moyens qui façonnent notre environnement et l’atmosphère dans lesquels nous vivons — nous pouvons développer une célébration artistique impeccable dans nos vies. Il est possible, de cette manière, que nous devenions maîtres de nos vies, et que nos vies deviennent des chefs d’œuvres.

Extrait de Relative world, ultimate mind. (Shambala Publications, Boston 1992). Traduction de l’anglais par la revue Dharma. Traduit et publié avec l’aimable autorisation du Douzième Taï Sitoupa Rinpotché.

 

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