Des stupas aux images

Les débuts de l’iconographie bouddhique

Michel Delahoutre

Michel Delahoutre a présenté en 1977, à l’Université de Paris III, un doctorat de troisième cycle en Etudes indiennes sur la valeur iconographique des laksana (caractères physiques) du Bouddha.

Les Cahiers du bouddhisme ont, à plusieurs reprises, évoqué le problème de l’iconographie bouddhique. Le lecteur sait déjà que les sutras anciens ne mentionnent pas le culte des images mais seulement celui des monuments reliquaires appelés stupa, que les représentations du Bouddha sont relativement stables dans les différentes traditions et que ceci est dû à l’importance dans l’iconographie bouddhique des trente-deux marques du Grand homme (Mahapurusha) et des quatre-vingt signes de beauté. Ce sont là, en effet, trois points essentiels exprimés avec beaucoup de netteté et de vérité.

Deux de ces traits soulignent déjà l’intérêt qu’il y a à consulter les textes bouddhiques pour mieux comprendre l’iconographie. A vrai dire, en agissant de cette manière, nous sortons de l’iconographie entendue dans un sens étroit pour entrer dans un autre domaine, celui qu’on appelle depuis quelque temps l’iconologie. L’iconographie, en effet, se contente le plus souvent de l’identification, de la description et de l’interprétation des images en les situant dans un ensemble esthétique (style, évolution des formes) tandis que l’iconologie relie les images aux mouvements religieux, aux philosophies et aux conceptions du monde et de la société dans lesquels ces images ont pris naissance. L’iconologie, ou, si l’on préfère parler autrement, l’iconographie bouddhique approfondie, cherche donc à présenter les images dans le contexte d’origine en faisant connaître les conceptions de l’époque, et notamment les textes. Cela ne veut pas dire que tout s’explique par les textes. L’art des images a, en effet, une relative indépendance par rapport à la littérature et c’est quelquefois celle-ci qui s’explique par les développements iconographiques. Mais, dans certains cas privilégiés, iconographie et étude de textes se complètent et se comprennent l’un l’autre, et forment ensemble ce que nous avons appelé iconologie.

Dans ce domaine, il est méthodologiquement nécessaire de ne prendre qu’un seul problème à la fois, non pas que chaque aspect soit indépendant de l’autre. Une vue globale de l’ensemble permet, au contraire, de saisir tous les aspects et de les voir reliés les uns aux autres dans le même esprit. Mais on ne peut progresser que pas à pas. Tout d’abord, il paraît utile de réfléchir sur ce fait bien connu que c’est à partir des lieux de pèlerinage que l’iconographie a pris naissance. On a commencé par représenter les quatre principaux lieux de pèlerinage qui étaient aussi les lieux où l’on avait érigé des stupa.

Nous avons, à ce sujet, un texte ancien, le Mahaparinibbanasutta, qui les mentionne et les recommande. C’est le Bouddha lui-même, quelques temps avant son parinibbana, qui parle ainsi à ses disciples :

« Il y a quatre lieux, O Ananda, qu’un fils de famille doué de foi doit visiter avec des sentiments de révérence et de respect. Quels sont ces quatre lieux ?

— Le lieu où le fils de famille doué de foi peut déclarer : « c’est ici qu’est né le Tathagata » est un lieu que l’on doit visiter avec des sentiments de révérence et de respect.

— Le lieu où le fils de famille doué de foi peut déclarer : « C’est ici que le Tathagata a atteint le suprême et parfait éveil » est un lieu que l’on doit visiter avec révérence et de respect.

— Le lieu où le fils de famille doué de foi peut déclarer : « C’est ici que le royaume du dharma a été établi par le Tathagata » est un lieu que l’on doit visiter avec des sentiments de révérence et respect.

— Le lieu où le fils de famille doué de foi peut déclarer : « C’est ici que le Tathagata a atteint la totale et complète extinction » est un lieu que l’on doit visiter avec des sentiments de révérence et de respect.

Le Bouddha donne ensuite des indications sur les reliquaires, dagaba ou stupa, destinés à recueillir les reliques. Ce sont ces tumulus funéraires qui étaient au centre des pèlerinages.

Ce texte nous parle donc, sans les nommer expressément (du moins dans le texte pali), des quatre principaux lieux de pèlerinages, le parc de Lumbini, le lieu de l’éveil à Bodhgaya, le parc de Bénarès où le Bouddha prononça son premier sermon et enfin le bosquet de la complète extinction à Kushinagara. Il se peut que ce texte soit un développement post-mortem de tel ou tel propos du maître. Il reflète bien, en tous cas, l’esprit du bouddhisme quelques siècles après la disparition du Tathagata. Les quatre grands miracles : la naissance, l’éveil, la première prédication et le parinirvana, furent souvent représentés sur les monuments bouddhiques (pas moins de cinquante-trois fois à Sanchi).

Il faut préciser, en ce qui concerne ces pèlerinages et le culte des stupa, que toutes les écoles ne leur accordaient pas la même importance.

Ashoka, par contre, a lui-même visité ces lieux et redistribué les reliques du Bouddha, permettant ainsi, au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ, la construction de nombreux stupa (quatre-vingt mille selon la légende).

Un autre point bien connu de cette période est ce qu’on appelle l’aniconisme, la non-représentation du Bouddha sous forme humaine. Ici encore, le lien avec les textes est intéressant à souligner. Il n’est fait mention des images qu’à partir de textes relativement récents : le Lalitavistara, (un sutra du mahayana rapportant une biographie complète du Bouddha) et le Mahavastu. Ce sont, en effet, des textes postérieurs aux débuts de la représentation iconique du Bouddha et qui reflètent tous deux, avec des variantes, l’état d’esprit de l’iconographie du gandhara qui insistait sur des aspects « lumineux » du Bouddha.

Nous pouvons donc souligner la toute relative importance de la représentation du Bouddha sous forme humaine. Pendant des siècles, cinq ou six sans doute, les bouddhistes se sont passés de toute image du Maître. Ce n’est qu’avec une certaine réticence, semble-t-il, et en relativisant l’importance, qu’ils ont accepté le culte iconique du Bouddha. L’important, en effet, n’est pas de se le représenter mais de méditer sur la Loi. Par la suite, les images ont acquis une certaine stabilité dans leur représentation. Il serait intéressant de comprendre quelles sont les qua lités spirituelles que les Bouddhistes ont essayé de transmettre par les images.

Malgré la relative importance de la représentation du Bouddha sous forme humaine qui n’a été réalisée que quelques siècles après le parinirvana, nous pouvons nous interroger sur le rôle des images du Maître dans la diffusion du bouddhisme, et sur ce qu’elles peuvent, aujourd’hui, transmettre de la doctrine bouddhique.

C’est un fait que, depuis quelques décennies, les livres sur le bouddhisme ont largement diffusé, non seulement des exposés de la doctrine, mais encore des représentations du bouddha. Tout le monde ou presque reconnaît sans hésitation le Bouddha ou un religieux bouddhiste. Ceux qui possèdent chez eux une statue du bouddha en perçoivent assez facilement le caractère bénéfique du fait qu’elle a un caractère apaisant. Je connais une famille qui a vécu plusieurs années en Indonésie et qui en a rapporté une statue du Bouddha. Quand j’ai demandé aux jeunes de la famille ce que leur apportait la présence de cette statue, ils ont déclaré sans hésiter qu’elle donnait à la maison un caractère de paix.

Quand on visite un lieu de pèlerinage bouddhique ou même simplement la partie d’un musée consacrée à l’iconographie bouddhique, on ne peut qu’être saisi par cette même impression de paix. Sans doute faut-il dépasser ou approfondir ce sentiment qui peut paraître superficiel. Mais il ne faut pas non plus le négliger. Il peut être, en effet, le point de départ d’une interrogation plus profonde, et l’on peut se demander si dans l’histoire du bouddhisme, et donc encore aujourd’hui, l’iconographie (au sens d’une description du Bouddha à travers et par une icône ou une image) ne joue pas le rôle que dans les sutta, biographiques ou non, jouait le tout premier contact avec le Maître,lorsque celui-ci avait une apparence physique autre que celle d’un homme ordinaire.

Par exemple, le Mahaparinibbanasutta nous rapporte qu’un jeune homme, nommé Pukkusa, vit un jour le Bienheureux assis au pied d’un arbre et, s’approchant, lui dit ce qu’il venait de remarquer et qui l’avait frappé :

« C’est une chose extraordinaire, maître, que ceux qui ont quitté le monde passent leur temps dans un tel état d’esprit, si calme. »

C’était une manière d’interroger le Bienheureux et une entrée en matière pour recevoir un enseignement. Mais il y a sans doute plus encore. Il est, en effet, significatif que beaucoup de textes bouddhiques débutent par une entrée en matière de ce genre. C’est comme si la paix que l’on remarque sur le visage ou le rayonnement qui se dégage de toute la personne étaient, pour le rédacteur du sutta, comme la mise en scène de quelqu’un qui doit d’abord être perçu dans sa différence d’avec les humains ordinaires, pour que ceux-ci s’interrogent et soient disposés à recevoir un enseignement. Il nous manquerait, en tout cas, beaucoup si nous n’avions un jour contemplé le Bouddha dans une image ou sur une peinture.

Essayons de comprendre plus en détail à quoi tient le caractère paisible, méditatif, de certaines représentations du Bouddha. Ce n’est pas essentiellement au fait qu’il soit représenté dans une pose de méditation. On trouve, en effet, dans l’art du gandhara des représentations du Bouddha méditant sans que l’on éprouve un sentiment de paix. Il existe, par contre, des images du Bouddha debout qui inspirent des sentiments de paix, tout particulièrement dans l’art gupta. Le caractère paisible ou méditatif tient, en effet, à autre chose qu’à une attitude. Mais avant de proposer une réflexion plus approfondie, écoutons ce que disait un pionnier de l’étude iconographique indienne fondée sur les traités, P.N. Bose.

Cet auteur écrivait ceci :

« Les artistes indiens ont essayé de faire des images paisibles et propices. Ils ont essayé d’exprimer l’attitude de contemplation sur la figure de l’image de sorte que, dès que chacun voit l’image, il soit frappé par le calme et le mode contemplatif de l’image. Les figures du Bouddha de Sarnath, de la période gupta, sont des exemples typiques de cette sorte. Quand on jette un regard sur ces images du bouddha à Sarnath, on se sent plus près du maître qui est plongé dans une profonde contemplation. Le sculpteur a fait respirer à toute l’image un air de dhyana. Ces images aident réellement les dévots dans la contemplation et le yoga. La sculpture indienne a atteint la plus grande perfection dans ces images bouddhiques.

Il faut ajouter que ce dhyana et ce yoga caractéristiques des images indiennes est le principe le plus important par lequel l’art indien et la sculpture indienne diffèrent de l’art et de la sculpture des autres pays. Ceci est dû à ce principe fondamental que les artistes indiens et les sculpteurs attachaient plus de soin et d’attention à la nature contemplative du visage. Si on nous demandait quelle est la contribution de l’art indien et de la sculpture indienne au monde, la réponse serait tout naturellement la suivante : c’est ce principe fondamental de faire des images de mode contemplatif et dans l’attitude du yoga, c’est de faire des images apaisantes, propices et belles. Les images grecques sont gracieuses, les images égyptiennes sont très près de la nature, mais les images indiennes sont d’un caractère contemplatif. »

Il y a moyen, à partir des listes des caractères physiques attribués au Bouddha, et que l’on trouve déjà dans les sutta, d’approfondir notre étude du caractère contemplatif des images. L’artiste devait, par exemple, représenter les pieds et les mains doux et tendres, c’est-à-dire sans aspérités. En sept endroits du corps où habituellement on trouve des dépressions, il devait, au contraire, faire sept élévations. Les épaules devaient être arrondies, le cou devait avoir la forme d’un certain coquillage, c’est-à-dire être rond avec des plis ou des stries, l’intervalle des deux parties du dos devait être bien rempli, etc. Tous ces traits avaient pour conséquence que l’artiste ne représentait ni les muscles, ni les veines, ni les tendons, ni l’ossature. En particulier, sur le dos de la main les veines et les tendons sont invisibles. A la jonction du cou et des épaules, il ne doit y avoir ni bosse ni dépression. Les clavicules ne se voient pas, le cou est parfaitement arrondi et orné de trois plis parallèles. Le dos ne présente aucune aspérité à l’endroit de la colonne vertébrale, les chevilles sont invisibles. On n’aperçoit aucune ossature, sauf, quand le bouddha est debout, la rotule du genou, qui est ronde et bien développée. Le visage est arrondi, et les sourcils sont toujours paisibles.

Tous ces détails, qui peuvent paraître techniques, mais que l’on peut observer sur une sculpture ou une image, sont, en réalité, motivés par une raison supérieure qui est d’ordre contemplatif. Les sages sont des êtres qui ne connaissent plus la tension nerveuse du corps, ni les émotions et les passions qui secouent le corps humain ordinaire. La structure osseuse ou musculaire, les tendons et les nerfs, qui, chez un être ordinaire, apparaissent à la surface du corps qui est dans un état de tension, deviennent invisibles. Le sage a atteint la paix. Le flot de vie s’écoule chez lui sans cascade d’une partie à l’autre du corps. Cette possession calme de l’énergie intérieure n’est pas absence d’énergie, mais suppose, au contraire, des énergies que l’on a assujetties, soumises, apaisées en les canalisant. C’est le sama, le calme, la paix intérieure, santi.

Cette paix et cette purification des facultés sont liées à l’éveil et donc à la méditation. Lorsque le Bouddha rencontre ses futurs premiers disciples, ceux-ci remarquent son calme. Par exemple, lorsqu’il rencontre Upaga :

« En vérité, ô moine, dit-il, l’avijka Upaga me vit sur la route entre le lieu de l’Eveil et Gaya, et, m’ayant vu, il me dit ceci : « Parfaitement sereines en vérité, ô mon ami, sont tes facultés, parfaitement pure, parfaitement claire, la couleur de ta peau. Au nom de qui, ô mon ami, es-tu religieux errant ? Qui est ton maître ? De qui approuves-tu la doctrine ? » Le Bouddha lui dit alors que c’est par lui-même qu’il a reconnu la vérité, et qu’il n’a pas de maître. »

Ici encore, c’est l’apparence du Maître qui déclenche les questions et ouvre à l’intelligence de la doctrine.

Cette brève étude du caractère contemplatif des images bouddhiques, appuyée sur les textes canoniques, nous permet de conclure que c’est en restant fidèles à l’esprit du bouddhisme primitif, que les artistes indiens ont représenté le Maître. Nous avons évoqué quelques exemples de l’art classique indien. On pourrait, en guise de conclusion, remarquer que ce caractère contemplatif se retrouve, avec quelques nuances évidemment, dans tous les styles et à toutes les époques de l’art bouddhique. Il y a là, en effet, un trait qui est lié à l’essence même du bouddhisme et qui l’exprime donc, non pas totalement, mais du moins facilement, dans les limites et selon les possibilités mêmes de l’art.

 

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