Tradition et création

La peinture des thangka tibétaines

Nathalie Gyatso

Nathalie Gyatso est artiste et enseignante. Plasticienne, elle associe la photographie et la peinture ; son interrogation sur le rôle de l’image dans le travail de création l’a conduite jusqu’à la découverte de l’art des « thangka », auquel elle a été introduite par les plus grands maîtres de la tradition tibétaine, exilés en Inde.

La peinture des thangka a suscité un engouement ces dernières années, alors que l’attrait pour les mystères de l’Himalaya amenait des vagues d’Occidentaux vers le Népal, le Bhoutan, le Tibet. Or, nous avons découvert un art sans le comprendre véritablement, contribuant par là à la dégénérescence d’une pratique dont les fondements étaient restés intacts jusqu’ici. En effet, une telle peinture répond à des règles précises de proportion, d’exécution, et d’utilisation même, qu’on trouve éditées dans les volumineux Kangyour et Tèngyour. Ces descriptions des déités que l’artiste doit suivre ont donc force de loi. Cependant, à travers la pratique de l’art des thangka, peut se jouer la délicate articulation : règle et création.

Pour ce qui est de la règle qui préside à l’exécution de thangka, elle apparaît à travers la continuité évidente de l’iconographie tout au long des siècles, dans les mensurations, les couleurs, les proportions, les attributs des déités. Certes, à l’origine, la référence au texte laissait une certaine marge de liberté dans l’espace qui s’étend entre le verbe et l’image. Certains détails, comme la position des mains secondaires, n’étaient d’ailleurs pas spécifiés. Par la suite, la référence se fait visuelle. La représentation va donc se faire d’autant plus qu’elle sera soumise à une stricte mise aux carreaux. La mémorisation, par la répétition dessinée encore et encore, inlassablement, du schéma des proportions des déités, est à la base de la pratique de cet art duquel j’ai appris à reconsidérer la notion de créativité. Dans l’apprentissage de la peinture sur thangka, cinq ans sont consacrés exclusivement à cette mémorisation. Celle-ci est d’ailleurs à la base de toute l’éducation tibétaine, qu’elle concerne la médecine, l’astrologie ou les études monastiques, car elle permet à l’élève non pas uniquement de connaître infailliblement les textes, mais surtout de ne faire plus qu’un avec eux, d’acquérir une seconde nature. Ce dont il va donc être essentiellement question dans ces lignes, ce sera de repenser la notion de créativité. Mais il est nécessaire pour cela que nous découvrions davantage ce qu’est la peinture sur thangka.

Et tout d’abord comment elle se présente :

A un espace perspectif, le tibétain préfère un espace historié : les thangka, notamment celles qui racontent la vie des saints, se construisent par une succession de plans s’échelonnant en hauteur, pour permettre le déroulement d’une histoire. Il s’agit d’une esthétique de la désignation et non d’une esthétique de la suggestion propre à la peinture asiatique. Une thangka est à lire. La codification stricte en permet la réalisation comme la lecture. Ce « paysage histoire » n’est pas sans rappeler, intentionnellement, le paysage tibétain lui-même qui est habité de signes : à chaque endroit où le tibétain sent l’émergence du sacré, il le signale par un mât chargé de drapeaux à prières, ou de peintures rupestres, ne cessant ainsi, où qu’il aille, d’être connecté avec le dharma.

L’artiste ne se préoccupe pas de réalisme, de vraisemblance. D’ailleurs, ces notions sont vaines pour le bouddhiste à qui le monde paraît illusoire. Il ne s’intéresse ni au jeu des ombres et des lumières, ni à l’utilisation des atmosphères changeantes de la nature. A travers un langage pictural riche en couleurs et en formes fantastiques, c’est un royaume imaginaire qu’il recrée, où l’immobilité est celle de l’éternité. En ce sens, le tibétain s’éloigne de l’artiste chinois, dont il a pourtant reçu l’influence, pour se rapprocher de l’indien préoccupé par la transcription d’un paysage intérieur. Il n’en est pas moins attentif à la nature. Simplement, comme pour le poète yogi Milarépa, elle est une vaste métaphore que l’artiste décrypte.

La grande clarté de cet art hautement figuratif semble promettre une lecture simple pour peu qu’on en traduise les symboles. Or, un dictionnaire ne saurait suffire, car les formes s’échappent ou parlent différents langages.

Cette peinture peut atteindre à une abstraction colorée, selon que le regard privilégie le jeu de la ligne ou la couleur plutôt que la figure, car ce que met en scène l’art des thangka est, en fait, la question fondamentale dans le bouddhisme, celle de la vacuité. Rien n’a d’existence en soi, tout naît de causes et de conditions. L’image de la déité naît par mon regard. Si son utilisateur a fait le chemin nécessaire, alors seulement elle sera pleinement vue. Ce n’est qu’une figure provisoire. L’image n’est qu’une apparence adaptée à nos limitations pour que nous percevions ce qui n’a pas de forme. Le méditant est celui qui sait faire surgir puis dissoudre les images, création de l’esprit. En ce sens, ce n’est pas un art d’idoles puisqu’il n’y a pas de formes inchangeantes.

C’est dans l’art des gserthang, thangka reposant entièrement sur un travail linéaire peint à l’or, que l’unité fond-forme apparaît avec évidence : là plus qu’ailleurs, on aboutit à un jeu purement abstrait de lignes d’où la figure semble émerger pour s’y redissoudre, selon que l’œil choisit de se focaliser sur la ligne ou sur la figure. Il y apparaît aussi avec évidence que la ligne est l’élément essentiel : il ne s’agit pas de donner aux figures une plasticité. La ligne isole une surface où doit « descendre » la présence divine. La dramaturgie des gserthang montre combien l’art des thangka est lié à l’idée d’inspiration : la main est comme guidée lors de leur exécution, car la forme naît d’un geste et d’un seul, sans que la retouche soit permise. La déité, cernée par un trait d’or qui s’enlève sur un fond noir ou rouge, doit réveiller, provoquer le spectateur.

On aura compris que l’art des thangka est un acte comme un art religieux. « Ecrire les dieux » est le mot tibétain pour désigner l’acte de peindre. Il remplit des fonctions spécifiques. C’est pourquoi certains d’entre eux sont roulés en dehors des cérémonies, pour de n’être pas offerts à une contemplation vide (thangka veut dire « chose que l’on déroule »).

Tout d’abord, la présence de l’image inspire. Elle était utilisée au Tibet par des conteurs itinérants, en tant qu’outil pédagogique. D’aucuns parlent de leur « pouvoir d’archétype spécifique ». Ce modèle de pouvoir psychique agit sur l’inconscient. Jung est, bien sûr, parmi les premiers à s’être penchés, dans sa recherche des images archétypes, sur celles des mandala et celles des déités apparaissant dans le Bardo Theudreul, après le décès d’une personne dont on souhaite une renaissance favorable.

Mais c’est surtout une aide à la visualisation durant les méditations. Une thangka, comme tout les travaux ayant trait à la religion, est appelé « support (de la mémoire) ».

Le travail de visualisation est, en fait, un travail de concentration extrême : l’image mentale de la déité doit apparaître avec netteté dans ses moindres détails (attitudes, attributs, couleurs). C’est la maîtrise de l’esprit que l’on cherche ainsi à atteindre. La position même des thangka aide à cette stabilisation : stricte symétrie, unité du fond et de la forme grâce au manque de profondeur spatiale, construction qui concentre le regard. Au centre de l’image, la déité, le jeu des auréoles focalisant le regard sur celle-ci.

Il s’agit aussi de s’imprégner des principes qui incarnent la déité : ce n’est pas un tableau mais bien une présence qui est donnée, non seulement à voir mais à vivre par une identification. La peinture sur thangka, comme tout grand art, ouvre sur une expérience. Elle naît aussi, lorsqu’il s’agit, bien sûr, du travail d’un maître, de l’expérience de l’artiste même. Il s’agit d’une sorte de projection, tant le peintre s’est préalablement imprégné du modèle : par le travail de mémorisation souligné précédemment, mais surtout par la méditation que tout grand maître entreprend avant d’exécuter le travail commandé. Celui-ci naît donc d’une vision intérieure qui a pour garde-fou la règle : elle empêche l’artiste de tomber dans l’expression de sa petite personne. La créativité n’est pas le fruit de la seule originalité de l’artiste, ni même de son pouvoir visionnaire ; elle est le fruit de sa sincérité. La création dans la peinture de thangka repose sur la vérité de la vision intérieure. Si un tibétologue comme Tucci peut parler d' »iconographie mécanique », c’est qu’il n’est pas lui même peintre et ne peut comprendre la place de l’interprétation (comme on parle d’interprétation ou de variations sur un thème musical).

L’ordinaire des différentes étapes qui accompagnent l’exécution de cette peinture agit comme un rituel : un rappel de l’esprit qui doit présider à son exécution. Ainsi, on peint dans un premier temps le paysage, puis les offrandes, viennent après les vêtements de la déité, la couleur de sa chair, enfin la ligne de contour cernant définitivement les formes et le dernier sceau est celui du regard. Les syllabes AM HA HUM, correspondant au niveau de la tête (le corps), de la gorge (la parole) et du cœur (l’esprit), apposées au dos, consacrent l’image en lui donnant vie.

Ici, donc, la règle n’est pas soumission, au sens où on peut l’entendre pour l’académisme. Elle n’est contrainte que lorsqu’elle a perdu sa signification. La règle prévient toute déformation. Lorsque vous avez, à force de pratique, acquis une véritable compréhension de ces proportions, vous réaliserez qu’il y a toujours place pour la création. Cette création est vécue comme un dépassement : le respect des règles n’est que la soumission de l’aspect étriqué de l’ego à quelque chose qui le dépasse, c’est faire le silence en soi pour que naisse quelque chose de plus vaste.

D’ailleurs, le langage symbolique ne saurait être enfermé dans la règle au sens étroit, puisqu’il parle d’énergies en leur donnant forme. Ces formes sont vivantes : elles mûrissent en nous, elles sont dynamiques, elles pointent vers quelque chose situé hors d’elles. Le langage symbolique est créatif en lui-même.

Enfin, cette création retrouve une dimension qu’elle a perdu en Occident : celle du don, du don en tant que désir de transmission. L’artiste y a pleinement son rôle de médiateur. Ce qui permet cette transmission, c’est la beauté du travail.

m’a dit un maître tibétain, avant d’ajouter :

Et sans doute plus fondamentale que toute autre considération est la satisfaction, la plénitude si évidente chez les vieux maîtres tibétains. Ce sont des peintres menant une vie artistique, c’est-à-dire possédant un art de peindre et un art de vivre : de vivre en harmonie avec leur environnement, en paix avec eux-mêmes, leur création et le monde.

 

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