L’esprit et la nature

Sa Sainteté le quatorzième Dalaï-Lama

  1. L’esprit et la nature
    1. Les moyens d’action
    2. Prendre des mesures pratiques

D’une façon générale, l’enseignement du Dalaï-Lama insiste sur le développement d’un sentiment de responsabilité universelle, sur un engagement pour la paix dans le monde, les droits de l’homme et la protection de l’environnement. Dans cet essai, extrait d’un symposium qui s’est tenu en Angleterre en 1990, Sa Sainteté nous présente la terre comme notre demeure et nous propose quelques principes élémentaires d’attention envers elle, fondés sur la compréhension de l’interdépendance. D’un point de vue pratique, l’essentiel est que chacun cultive une attitude de compassion ; de celle-ci naîtra le sentiment de responsabilité, et aussi l’espoir, le courage, la joie et la paix intérieure nécessaires au soutien de l’individu engagé dans les problèmes du monde contemporain.

Frères et sœurs, je suis très heureux d’être revenu dans ce bel endroit en votre compagnie. J’ai beaucoup apprécié les discours très impressionnants des représentants des différentes traditions ces jours derniers. Bien que j’aie moi-même préparé un discours, je suis un peu troublé car, considérant le grand nombre de personnes venues aujourd’hui ici, je pense que vos intérêts sont variés : quel sujet devrais-je aborder pour être le plus utile à vous tous ?

La première chose qui va soulager ma légère anxiété est l’aveu que je ne suis ni expert ni spécialiste en écologie ou en environnement. Aussi vais-je traiter un sujet plus vaste ; si vous êtes venus ici avec quelque attente sur ce point, sachez qu’essentiellement je n’ai rien à vous proposer. Je peux simplement tenter de partager avec vous quelques-uns de mes propres points de vues et expériences : peut-être certains d’entre vous en tireront-ils quelque bénéfice, ou au moins quelques nouveaux sujets de réflexion.

Je vais donc essayer d’expliquer brièvement l’attitude et l’approche bouddhiques de la crise de l’environnement. Mon exposé sera composé de trois parties : la première donnera la perception bouddhique de la nature et de la réalité, la deuxième exposera les principes éthiques que chacun devrait adopter sur la base sur cette perspective de la réalité et de la nature et, troisièmement, je parlerai des comportements et des mesures que les individus et la société devraient prendre pour restaurer et corriger la dégradation de la nature et de la terre, fondés sur de tels principes éthiques.

Lorsque le dharma parle de développer une compréhension ou une perspective correctes de la réalité et de la nature, il insiste sur l’application du raisonnement et de l’analyse. Il parle des quatre chemins du raisonnement ou de l’analyse par lesquels peut se développer une compréhension correcte de la réalité et de la nature. Elles peuvent être nommées les voies d’accès du raisonnement naturel, relationnel, fonctionnel et logique. Le raisonnement et l’analyse doivent prendre en considération les lois naturelles de l’univers, les interrelations qui existent dans l’univers, les propriétés fonctionnelles des choses dans la réalité, et le fonctionnement de la raison elle-même selon laquelle l’univers est compris.

Ainsi, sont tout d’abord prises en compte les lois fondamentales de la nature, telles que le fait que les choses existent, le fait que la matière diffère de la conscience, le fait que l’esprit existe d’une certaine manière, etc. La raison considère ensuite l’interdépendance entre ces entités variées existant dans le monde, l’interdépendance des causes et des conditions, l’interdépendance entre les parties qui constituent un tout, etc. Troisièmement, la raison considère les attributs fonctionnels perceptibles dans la réalité, les qualités qui s’élèvent en conséquence de l’interaction de facteurs multiples. Quatrièmement, sur la base constituée par ces trois niveaux de compréhension de la nature, le dharma met en relief la compréhension du processus même du raisonnement et de l’analyse humains. Par exemple, la raison peut comprendre comment une connaissance valable naît d’inductions se rapportant soit à la nature plausible d’une cause à partir de la nature observée de son effet, soit à l’état futur des choses à partir du constat de leur cause.

En bref, alors que le bouddhisme est habituellement considéré comme une religion, il est en réalité une façon de penser qui fait ressortir la nécessité pour l’esprit humain de s’appliquer à des problèmes humains.

Lorsque le dharma parle de la nature fondamentale de la réalité, toute sa compréhension pourrait être résumée en ce seul vers :

« La forme est vacuité,
et la vacuité est forme. »
(Le sutra du cœur)

Cette seule phrase résume la compréhension bouddhique de la nature fondamentale de la réalité.

En apparence, nous percevons le monde de l’existence et de l’expérience. En essence, toutes ces choses sont vides de réalité intrinsèque, d’existence indépendante.

Si nous considérions superficiellement les mots « vacuité » et « forme » ou « apparence », ils pourraient sembler contradictoires. Si quelque chose apparaît, comment cela peut-il être vide ? Si quelque chose est vide, comment cela peut-il avoir une forme ou une apparence ?

Pour dépasser cette contradiction, il faut comprendre la signification de vacuité comme interdépendance. Interdépendance signifie « vide d’existence indépendante ». C’est précisément parce que les choses et les événements existent relativement et apparaissent selon une forme qu’ils sont vides d’existence indépendante.

Les événements et les choses viennent à exister comme résultats de la conjonction de nombreux facteurs : causes et conditions. Mais comme ils manquent d’existence indépendante ou absolue, il est possible que des expériences telles que nos souffrances – que nous ne désirons pas – viennent à cesser. Et, pour cette même raison, il est possible que des expériences plaisantes telles que le bonheur – que nous désirons – se produisent en nous.

Pour atteindre une perception bouddhique de la réalité, c’est-à-dire au niveau ultime de la vacuité, la compréhension de la relativité et du principe d’interdépendance est fondamentale.

L’interdépendance a trois niveaux de signification. Son niveau le plus subtil est l’interdépendance des choses et de la pensée ou des désignations conceptuelles. A son niveau intermédiaire, c’est l’interdépendance des parties et du tout. Son niveau superficiel est celui des causes et des effets.

Je pense qu’il y a un lien direct entre la compréhension juste de l’écologie et de l’environnement naturel, et le principe bouddhique d’interdépendance, en termes de causes et d’effets et en termes de parties et de touts, de facteurs et d’agrégats.

Mais la compréhension juste du niveau le plus subtil de l’interdépendance – celui de l’interdépendance des choses avec les constructions conceptuelles – a davantage à voir avec la purification du monde intérieur.

Je crois que tous les êtres vivants, qu’ils soient animaux ou humains, ont un sentiment inné du soi et, résistant à ce sentiment inné de soi, un désir inné de profiter du bonheur et de dépasser la souffrance. C’est inné en tous les êtres, je crois que c’est un phénomène naturel car il me semble que si nous essayons d’examiner pourquoi de telles facultés innées sont présentes en des êtres vivants, nous ne pouvons pas trouver une réponse convaincante. Je préfère donc m’en arrêter là et dire que c’est un fait naturel. Diverses philosophies ont essayé d’examiner cette nature des êtres vivants, et après des siècles, cette question n’est toujours pas résolue. Ainsi pensé-je qu’il vaut mieux l’accepter comme quelque chose de naturel, comme une réalité.

C’est pourquoi nous pouvons dire que le but de la vie est le bonheur, la joie et la satisfaction, parce que la vie elle-même repose sur l’espérance qui est, bien évidemment, tournée vers ce qu’il y a de mieux, de plus heureux. C’est tout à fait naturel, n’est-ce pas ? Dans ce cas, les relations avec les semblables humains – et aussi avec les animaux, y compris les insectes (même ceux qui semblent parfois parasites) – devraient être fondées sur la prise de conscience que tous cherchent le bonheur, et qu’aucun ne veut souffrir. Tous ont droit au bonheur, droit d’être libres de souffrance.

D’une façon générale, tous les êtres nous semblent beaux, de beaux oiseaux, de belles bêtes. Leur présence nous procure une sorte de tranquillité, une sorte de joie ; ils sont comme un ornement pour nos vies, réellement. Ensuite, les forêts, les plantes et les arbres, tous ces choses naturelles réunies rendent notre environnement plaisant. Tous sont très interdépendants pour nous donner joie et bonheur et éliminer nos souffrances.

Nos ancêtres humains survivaient en étant dépendants des arbres, du bois. Leurs feux dépendaient du bois. Les arbres leur donnaient abri et protection. Lorsqu’un animal dangereux les menaçait, ils pouvaient grimper vers la sécurité. Certains arbres portent de belles fleurs, comme des parures qui étaient cueillies et arborées dans les chevelures, un peu comme notre joaillerie moderne. Ensuite, il y a les fruits des arbres, et les noisettes, qui sont nourrissants, et, bien sûr, il y a les bâtons faits des branches. Lorsque quelqu’un attaque, c’est une arme ; et lorsque vous vieillissez, c’est une canne, comme un ami de confiance. Ces exemples, je pense, montrent les débuts historiques de la nature humaine. Plus tard, au fil de l’évolution, nous en avons fait des images plus belles et poétiques. A l’époque de nos ancêtres, la survie et le bien-être humain dépendaient des arbres mais, la société et la culture se développant et se devenant sophistiquées, cette dépendance s’amoindrit, et les arbres sont maintenant sujets de poésies. Ainsi, cela montre que notre existence elle-même est quelque chose de très dépendant de l’environnement.

Puisque nous recherchons le bonheur et la joie, il nous faut savoir en distinguer les différentes causes et conditions directrices, tant immédiates qu’à long terme. On peut remarquer que bien que le but final des plus grandes traditions du monde soit la réalisation d’une vie heureuse après la mort, une vie éternelle, elles n’encouragent pas leurs pratiquants à négliger le bien-être de la vie présente.

Le propos exprimé du dharma est la purification et l’épanouissement de l’esprit au moyen d’un entraînement mental dans le but d’atteindre la libération suprême. Mais les manuels de méditation insistent beaucoup sur le fait qu’il faut trouver l’environnement idéal pour la pratique de l’entraînement de l’esprit, car un environnement plus ordonné a un impact immense sur le progrès spirituel. La littérature bouddhique mentionne le caractère sacré de l’environnement comme étant inspirant et bienfaisant pour le pratiquant, et, en retour, la réalisation spirituelle du pratiquant comme étant bienfaisante pour l’environnement. Il y a un échange entre l’esprit humain et la nature. En accord avec cette connaissance, se trouvent dans la pratique du dharma des rituels spécifiques dont le but est de régénérer la vitalité de la terre et de purifier l’environnement ; certains minéraux précieux sont ensevelis sous terre, puis des rituels de consécration sont accomplis.

Je pense que dans l’ancien temps, la capacité humaine à mesurer le déséquilibre de la nature était très limitée — quasi inexistante. A cette époque, il n’était pas nécessaire de s’inquiéter ou de s’intéresser à cela ; mais, aujourd’hui, l’aptitude de l’homme à perturber l’équilibre de la nature va grandissant. Les populations du monde se sont démesurément multipliées. Du fait de nombreux facteurs, la nature, et même la mère planète terre elle-même, semble-t-il, allume son petit voyant rouge, et dit : « soyez prudents, comprenez qu’il y a des limites ! »

Prendre soin de la planète n’est pas quelque chose de spécial, de sacré ou de saint. C’est simplement prendre soin de notre propre maison. Nous n’avons pas d’autre planète, pas d’autre maison en dehors de celle-ci. Même s’il y a quantité de perturbations et de problèmes, elle est notre seule alternative : nous ne pouvons pas aller sur une autre planète. La lune vue de loin semble plutôt belle, mais si nous y allions demeurer, je pense que ce serait horrible. Notre planète bleue est bien meilleure, bien plus agréable ; c’est pourquoi nous devons prendre soin de notre propre demeure. Ce n’est pas quelque chose de particulier ou de sacré, c’est simplement un fait pratique !

Les moyens d’action

Maintenant, je vais continuer avec le deuxième point de mon exposé, le développement d’un principe d’éthique fondé sur la compréhension bouddhique de la réalité et de la nature comme vacuité et interdépendance.

Essentiellement, les éléments naturels ont des moyens d’adaptation secrets. Lorsque quelque chose est endommagé, un autre élément intervient pour améliorer la situation en la faisant évoluer. C’est le mode d’équilibrage de la nature. Mais l’intervention humaine provoque certains changements qui ne donnent pas à la nature et à ses éléments le temps d’être à la hauteur. Ainsi, le principal perturbateur, la cause majeure de déséquilibre, c’est nous-même, l’être humain ; c’est pourquoi nous en portons la responsabilité. Nous devons trouver une manière de réfréner nos habitudes destructrices.

Notre économie moderne est la cause principale de ces problèmes. Avec toutes nos usines et industries, nous avons un impact néfaste sur l’équilibre de la nature. Bien sûr, nous ne pouvons pas les arrêter toutes pour éliminer leurs effets négatifs, car la science et la technologie apportent à l’humanité quantité de bénéfices.

Alors que faire ?

Utilisons notre intelligence humaine et, dans certains cas, soyons plus patients, sachons nous contenter de ce que nous avons. Manions mieux le progrès et le développement, en réduisant le côté négatif de leurs effets à son minimum. En même temps, prenons soin de la terre et de ses éléments de base d’une manière plus équilibrée, quel qu’en soit le coût. Je pense que c’est la seule manière d’aborder le problème de l’environnement.

Prendre des mesures pratiques

Ici, je suis arrivé à la troisième partie de mon exposé. Fondé sur le principe éthique du soin accordé à notre demeure, et sur notre compréhension de l’interdépendance, quelles sortes de mesures pouvons-nous prendre pour corriger les déséquilibres de la nature ?

D’une façon générale, les crises émergent en conséquences de certaines causes ou conditions, dont la principale est l’ignorance de la situation réelle. Pour la dépasser, le moyen le plus efficace est de développer connaissance et compréhension.

Bien sûr, les personnes anciennes comme moi parlent de ces dangers, mais je pense que c’est d’un effet très limité. Une plus grande responsabilité repose certainement sur les scientifiques, particulièrement ceux qui ont étudié ce domaine. Par leurs recherches, avec des données expérimentales, ils pourraient mettre à jour les véritables conséquences à long terme de certaines pratiques négatives et de mesures positives. Les scientifiques et les experts de l’environnement devraient préparer une étude complète très spécifique et détaillée des périls et des bénéfices auxquels notre société sera confrontée à longue échéance.

Des matériaux fondés sur ces recherches devraient être sérieusement étudiés par la jeunesse dans les écoles, dès le début. Les écoliers devraient prendre en considération l’environnement quand ils apprennent la géographie, l’économie ou l’histoire. Je pense qu’il est très important d’introduire l’écologie dans le programme scolaire, en notifiant les problèmes d’environnement auxquels le monde fait actuellement face. Même très jeunes, les enfants devraient être ouverts à la compréhension et à la connaissance de la crise planétaire de l’environnement. Les médias variés – les journaux, la télévision – devraient tous être chargés de communiquer la réalité de cette situation menaçante.

Dans certains cas, nous sommes capables de dépasser l’ignorance, de comprendre la réalité, et d’atteindre une situation où chacun est conscient de ce qui se passe, mais nous n’agissons pas pour prévenir un désastre. Un tel manque de désir d’agir – en dépit de la connaissance et la compréhension – est issu, je pense, soit de la négligence (une totale méconnaissance de la crise) soit du découragement (le sentiment que « je ne suis pas capable, je ne peux rien faire »). Je crois fermement que le facteur le plus important est notre attitude, notre motivation humaine : l’authentique amour humain, la gentillesse humaine et l’affection humaine. C’est le point clé, qui nous aidera à développer aussi une détermination humaine. L’amour et la compassion authentiques ne sont pas un sentiment de pitié condescendant, une sympathie teintée de mépris envers l’autre, un regard descendant vers eux. L’amour ou la compassion véritables sont un sentiment spécifique de responsabilité. Un sentiment puissant d’attention et d’intérêt pour le bonheur de l’autre est l’amour authentique ; un tel amour véritable devient automatiquement un sentiment de responsabilité.

Alors, comment développerons-nous la compassion ? Comment étendrons-nous notre amour ? Il est très important de savoir tout d’abord que dans la signification de « amour », il y a diverses émotions. Ce qui est communément appelé « amour » n’est souvent qu’un amour aveugle, ou un attachement aveugle. Dans de nombreux cas, cela engage des projections inconscientes sur l’autre, la possessivité et le désir ; habituellement ce n’est pas bon du tout. Il y a un deuxième niveau d’amour et de compassion qui est une sorte de pitié condescendante, mais ce n’est pas vraiment une compassion positive. Nous ressentons l’amour et la compassion authentiques non seulement pour les êtres proches de nous, mais pour toutes les personnes et tous les animaux. Une telle compassion véritable provient de la reconnaissance du fait qu’aucun ne veut souffrir et que tous veulent le bonheur, tout comme nous. Lorsque nous percevons réellement cela, nous sentons qu’ils ont tous le droit d’être heureux et tous le droit de dépasser la souffrance. Réalisant cela, nous développons naturellement un intérêt pour leur souffrance et leur droit d’en être libres.

Nous pouvons ressentir cette sorte d’amour authentique pour les autres quelle que soit leur attitude envers nous. Cet amour est stable ; aussi longtemps qu’une personne ou un être souffre, nous nous sentons responsables, même s’il s’agit de notre ennemi. L’amour mêlé à l’attachement ne peut concerner que nos proches ; cette sorte d’amour est déviée et toujours étroite et limitée. L’amour authentique est beaucoup plus vaste et fort, et il peut se développer.

Si nous analysons la situation de différentes façons, nous pouvons acquérir une ferme conviction quant au besoin d’une telle attitude mentale, même hors de notre intérêt propre. Dans notre vie de chaque jour, c’est l’énergie de l’amour et de la compassion authentiques qui est la source d’espoir, la source de bonheur, la source de joie et de force intérieure.

Lorsque nous avons cette sorte d’amour avec son puissant sentiment de responsabilité, nous ne perdons jamais espoir ou détermination. Plus nous sommes défiés par des forces négatives, plus grandit notre détermination. Telle est vraiment la source de toutes les réussites, c’est ce que j’ai toujours senti.

Dans nos vies quotidiennes, nous aimons les sourires. J’aime particulièrement un sourire authentique, pas un sourire sarcastique, ou un sourire diplomatique qui parfois même augmente le doute. Mais je considère le sourire authentique comme quelque chose de vraiment précieux ; c’est un grand pont de communication. Que vous connaissiez le même langage ou pas, que vous soyez ou non de la même culture, du même pays, ou de la même race est tout à fait secondaire. Le point de base est de réaliser que l’autre est un être humain, un humain doux qui veut le bonheur et ne veut pas souffrir, tout comme vous-mêmes. A ce niveau de base, nous sourions simplement, nous pouvons échanger des sourires ; alors, immédiatement, la barrière est brisée et nous nous sentons proches.

Après tout, un être humain est un animal social. Je dis souvent à mes amis qu’il n’y a pas besoin d’étudier la philosophie ou d’autres sujets compliqués. Considérez simplement ces insectes innocents, comme les fourmis ou les abeilles. Je suis très amateur de miel – aussi suis-je toujours à exploiter le dur travail des abeilles. C’est pourquoi j’ai un intérêt particulier pour la vie des abeilles. J’ai appris beaucoup de choses à leur sujet et développé une relation spéciale envers elles. Elles m’éblouissent : elles n’ont pas de religion, pas de constitution, pas de forces de l’ordre, mais leur loi naturelle d’existence exige l’harmonie, et elles ont un sentiment naturel de responsabilité. Elles sont en harmonie avec la nature.

Alors, qu’y a-t-il de mauvais chez nous, êtres humains ? Nous avons une intelligence tellement grande, notre intelligence humaine, notre sagesse humaine…, mais je pense que nous l’utilisons souvent à mauvais escient, en la tournant dans une mauvaise direction. Il en résulte que nos agissements sont parfois fondamentalement contraires à notre nature humaine de base ; j’ai toujours ressenti que la nature humaine de base est la compassion et l’affection.

C’est tout à fait simple. Si nous observons de près le début de la vue humaine, la conception d’un enfant, nous voyons que les relations sexuelles et la constitution d’une famille sont connectées à un amour vrai. Du point de vue biologique, selon la loi de la nature, le propos principal est la reproduction. Et je pense que cette sorte bienfaisante d’amour – même l’amour sexuel – est amour avec un sentiment d’intérêt et de responsabilité. L’amour fou n’est pas durable, et manque d’un sentiment de responsabilité.

Voyez ces beaux oiseaux sauvages. Lorsque deux oiseaux s’unissent, c’est pour construire un nid et élever leurs jeunes. Lorsqu’ils ont des poussins, le mâle et la femelle partagent à deux la responsabilité de nourrir les petits. Parfois, l’amour fou n’est que sauvage, comme celui des chiens, sans aucun souci des conséquences. Je pense que ce n’est pas très bon pour les gens. Si c’était la seule façon d’aimer, le mariage n’aurait pas d’utilité ; et pourtant, regardez l’importance que les gens accordent à la cérémonie du mariage. Si nous la considérions vraiment comme importante, nous devrions éprouver cet amour responsable… qui devrait diminuer le nombre de divorces, n’est-il pas ? Les unions maritales devraient être plus durables, je pense jusqu’à la mort.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons voir que la vie humaine commence avec l’affection, avec l’amour, l’attention et le sens de la responsabilité. Nous demeurons dans la matrice de notre mère durant de nombreux mois. Il est dit que durant ce temps, l’état de calme mental de la mère est un facteur très important pour le développement sain de l’enfant à naître. Et, selon certains neurobiologistes, les quelques premiers mois qui suivent la naissance sont les périodes les plus importantes pour le sain développement du cerveau de l’enfant. Ils disent que, durant cette période, le réel contact physique avec la mère est un facteur crucial. Cela ne provient pas des écritures religieuses ou d’une idéologie : c’est une observation scientifique.

C’est pourquoi je pense que ce corps humain lui-même apprécie beaucoup l’affection. La première action de l’enfant est de téter le lait de la mère. Et la mère, malgré la douleur ou l’épuisement, est très désireuse d’offrir du lait à son enfant. Ainsi le lait est-il un symbole profond de l’affection ; sans le lait de la mère, nous ne pouvons survivre. Telle est la nature humaine.

Durant le processus éducatif, il est tout à fait facile de remarquer combien nous apprenons mieux d’un enseignant qui non seulement nous enseigne mais témoigne aussi d’un réel intérêt pour notre bien-être et prend soin de notre avenir. Les leçons d’un tel enseignant s’imprègnent davantage dans notre esprit que celles reçues d’un maître qui expliquerait seulement le sujet sans aucune affection humaine. Ceci montre encore le pouvoir de l’affection dans la nature.

L’art de la médecine est un autre bon exemple. Durant ce voyage, je suis allé dans un hôpital à New York pour un problème à ma narine gauche. Le médecin qui m’a examiné et a ôté le blocage était bien outillé, et en plus était doux et attentif. Son visage était plein de vie et il avait un sourire authentique. En dépit de la douleur de cette petite opération, je me sentais très frais, tout à fait heureux et confiant. Dans certaines consultations médicales, les médecins peuvent être très professionnels, mais s’ils ne montrent pas d’affection humaine, nous nous sentons anxieux, hésitants et inquiets du déroulement des soins. N’avons-nous pas tous remarqué cela ?

Dans notre vieillesse, nous nous retrouvons en un état tel que nous sommes lourdement dépendants de l’affection des autres. Nous apprécions même l’affection et l’intérêt les plus ténus. Et même lorsque nous sommes devant la mort, durant nos derniers jours, alors que tous les efforts sont épuisés et bien qu’il n’y ait pas d’espoir, si quelque ami authentique est là près de notre lit, nous nous sentons beaucoup mieux. Bien qu’il n’y ait plus le temps de faire quoi que ce soit, nous nous sentons beaucoup plus heureux, du fait de la nature humaine.

Ainsi, depuis le début de la vie humaine jusqu’à sa fin, durant toutes ces années, il est clair que l’affection humaine est la clé du bonheur humain, de la survie humaine et de la réussite humaine. Que pensez-vous ? C’est ce que je ressens.

C’est pourquoi, affection, amour et compassion ne sont pas des sujets religieux. Diverses religions nous enseignent l’importance de l’amour et de la compassion car le but de base de la religion est le soutien et le bien des êtres. Puisque la nature humaine est amour, puisque l’amour et la compassion authentiques sont si importants pour la vie, toutes les religions, en dépit de leurs différences de philosophies, de traditions et d’idéologies, nous enseignent l’amour et la compassion. Mais l’affection humaine essentielle pour la nature humaine est quelque chose de plus profond que matière à croyances religieuses ou à affaires institutionnelles. C’est encore plus fondamental pour la survie humaine et le succès que toute religion particulière.

C’est pourquoi j’ai toujours eu coutume de dire aux gens qu’être croyants ou non est leur problème. D’un certain point de vue, la religion est un peu un luxe. Si vous avez une religion, c’est très bien, néanmoins même sans religion, vous pouvez survivre, vous pouvez vous arranger pour vivre et parfois réussir, mais pas sans affection ; sans amour, nous ne pouvons pas survivre. C’est pourquoi, affection, amour et compassion sont les aspects les plus profonds de la nature humaine.

Quelques-uns d’entre vous peuvent douter de cela. Vous pouvez sentir que la colère et la haine font aussi partie de la nature humaine. Oui, bien sûr, la colère est une tendance humaine. Mais si nous cherchons attentivement, je pense que nous trouverons que la force dominante de l’esprit humain est l’affection.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, quand nous sommes nouveau-né, si la mère ressent l’agitation du ressentiment ou de la haine envers l’enfant, alors son lait ne coulera pas librement. J’ai remarqué, lors d’une visite au Ladakh, que parfois lorsque les gens traient leur vache, ils commencent par lui montrer son veau. C’est leur façon de tromper la vache ; dans son esprit, elle donne le lait à sa propre progéniture. Ceci montre qu’une condition naturelle existe : sans un tendre sentiment amoureux d’intimité, le lait peut ne pas venir. Ainsi, le lait est le résultat de l’affection et est bloqué par la haine.

J’ai encore une autre preuve : observons attentivement la vie quotidienne. Lorsque quelque chose d’horrifiant arrive, un cas de meurtre ou une attaque terroriste, c’est immédiatement rapporté dans tous les journaux, tant l’événement impressionne les esprits. Et cependant, de la nourriture est donnée chaque jour à des milliers et des millions d’enfants mal nourris ; ils sont nourris et ils survivent un jour de plus. Mais personne ne raconte cela car c’est quelque chose de normal, c’est de l’événement routinier. Ces observations démontrent aussi notre nature humaine ; cette affection est quelque chose de normal. Le meurtre et les autres actions issues de la colère et de la haine sont inhabituelles, et de tels événements malencontreux nous frappent avec plus de force. Le fond de la nature humaine est doux et je pense ainsi qu’il y a une véritable possibilité de promouvoir et de développer l’affection humaine à un niveau mondial. Ce n’est pas irréaliste, parce que c’est la part la plus importante de la nature humaine.

Chacun d’entre nous est un individu, par nature une part de l’humanité. Ainsi, l’effort humain doit-il commencer avec nos initiatives individuelles. Chacun de nous devrait avoir un sentiment de responsabilité profond et produire sa part d’atmosphère positive. En même temps, nous avons des méthodes sociales puissantes aujourd’hui, avec lesquelles nous pouvons canaliser la perspicacité et l’inspiration de l’individu humain de sorte qu’elles aient plus d’impact. Il y a différentes organisations aux niveaux national et international, les gouvernements et les Nations Unies. Ce sont des canaux puissants par lesquels mettre à l’œuvre de nouvelles intelligences et mobiliser de nouvelles inspirations.

Cette sorte de conférence est très utile dans un tel but, mais il serait irréaliste d’espérer que quelques conférenciers réalisent une solution finale : ce serait trop attendre, mais l’effort constant de réflexion profonde et de large discussion est très utile.

© 1992 Steven C. Rockfeller and John C. Elder. Extrait de Spirit and Nature : why the environment is a religious issue – an interfaith dialogue, edited by Steven Rockefeller and John C. Elder. Réimprimé avec l’autorisation de Beacon Press, Boston, Ma, Etats-Unis.

 

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