L’individu, la société et la nature

Le vénérable Thich Nath Hahn

    1. Est-il possible d’être heureux lorsque les autres souffrent ?
    2. La première transformation à tenter est celle de notre état d’esprit.
    3. Prendre le temps nécessaire à chaque chose, aussi simple soit-elle.
    4. Faire la paix avec soi-même, puis considérer tout autre comme un égal.
    5. Dans toute activité, la précipitation n’engendre que perturbations.

« Chacune de nos respirations, chacun de nos pas, chacun de nos sourires est une contribution positive pour la paix, une étape nécessaire dans la direction de la paix dans le monde. A la lumière de l’inter-être, la paix et le bonheur dans notre vie quotidienne signifient la paix et le bonheur dans le monde. »

Lorsque nous parlons de fleurs, de feuilles et d’un arbre, nous faisons une distinction entre les fleurs et les feuilles d’une part, et l’arbre qui est la base de leur existence. Mais, en réalité, l’arbre, les fleurs et les feuilles sont « un » dans la même réalité. Il en est de même quant à l’humanité et la nature : nous parlons comme si elles ne participaient pas de la même réalité. Dans les peintures chinoises à l’eau et à l’encre, beaucoup d’espace est donné à la nature, et les hommes et les femmes font partie de celle-ci. Dans la tradition bouddhique, nous aimons utiliser l’expression advaya, qui signifie non-dualité, l’un indivis, l’unité de toutes choses, la réalité une. La tradition bouddhique, comme beaucoup de traditions européennes, nous encourage à considérer la réalité comme un tout plutôt que de la fragmenter en des entités séparées.

Lorsque nous considérons, par exemple, une chaise, nous avons tendance à la séparer du reste du monde, qui peut être nommé le monde non-chaise. Cependant, cette chaise ne pourrait pas exister indépendamment du contexte non-chaise. Si nous considérons attentivement notre chaise, nous pouvons voir en elle le monde entier : la forêt de laquelle provient son bois, la race humaine d’où est issu le menuisier, etc. Si nous ôtons tous les éléments non-chaise de la chaise, la chaise n’existera plus. Les choses de ce monde sont interdépendantes.

La genèse bouddhique est résumée par cette citation du Majjhimanikaya :

« Ceci est parce que cela est ;
Ceci n’est pas parce que cela n’est pas;
Ceci est né parce que cela est né ;
Ceci meurt parce que cela meurt ». »

Un être humain est une espèce animale qui fait partie de la nature. Nous nous singularisons par rapport au reste de la nature, et considérons les êtres vivants, animaux et autres, comme étant la nature. Nous agissons comme si nous-mêmes n’en faisions pas partie en nous demandant comment traiter la nature… Traitons la nature comme nous nous traitons nous-mêmes ; à nous-mêmes nous ne faisons pas de mal, n’en faisons pas à la nature. Blesser la nature est nous blesser nous-mêmes, et réciproquement. Si nous savions comment nous traiter et comment traiter nos semblables, nous saurions comment traiter la nature. Les êtres humains et la nature sont inséparables, donc, en s’occupant mal de l’un d’eux, on leur fait du tort aux uns et à l’autre.

Nous ne pouvons être heureux que si nous faisons la paix avec nous-mêmes. Il ne s’agit pas de présupposer que par nature nous sommes déjà en état de paix. La seule chose que nous puissions faire pour commencer à nous diriger vers l’harmonie est de nous accepter comme nous sommes. Un être humain, selon le bouddhisme, est constitué d’une forme corporelle, de sensations, de perceptions, de facteurs formateurs et de la conscience. Nous devons être attentifs à leur fonctionnement pour engendrer l’harmonie entre eux. L’excès ou l’abus de l’un d’entre eux rompt la paix. Les maladies physiques et mentales résultent d’un manque de compréhension de ce qui se passe en nous. Si comprendre le corps est nécessaire pour régulariser et guérir les problèmes de dysfonctionnements, la compréhension de l’esprit est nécessaire à la paix intérieure et à la santé mentale ; elle nous aide à respecter la nature en nous, et aussi à la contrôler et à la régulariser lorsque c’est nécessaire.

Est-il possible d’être heureux lorsque les autres souffrent ?

Nuire à d’autres êtres humains nous fait aussi du mal. Accumuler des richesses et posséder de trop grandes parts des ressources naturelles du monde prive nos semblables de chances de vivre. Participer à des systèmes sociaux opprimants et injustes approfondit l’abîme entre les riches et les pauvres, et aggrave la situation d’injustice sociale. Aussi, quand nous tolérons les abus, l’injustice et la guerre, nous sommes d’habitude complètement inconscients de la souffrance de la famille humaine. Alors que le reste de cette famille souffre et meurt de faim, jouir d’une fausse sécurité et de richesses ne peut être considéré que comme un signe de démence.

La première transformation à tenter est celle de notre état d’esprit.

Il est devenu clair que le sort de l’individu est inextricablement lié au sort de l’ensemble de la race humaine. Il faut laisser les autres vivre si l’on veut vivre soi-même. « Ceci est parce que cela est. » La seule alternative à la co-existence est la co-non-existence. Une civilisation dans laquelle il nous faut tuer et exploiter autrui pour vivre n’est pas en bonne santé mentale. Pour la bonne santé mentale de la civilisation, tous les individus doivent être vraiment égaux à la naissance : même droit à l’éducation, au travail, à la nourriture, au gîte, à la citoyenneté mondiale, à la libre circulation et à l’implantation où que ce soit sur la terre. Les systèmes politiques et économiques qui refusent ces droits à quiconque font du tort à la famille humaine ; l’attention à ce qui se passe pour la famille humaine est nécessaire pour réparer les dommages déjà faits.

Afin de faire la paix dans la famille humaine, nous devons œuvrer pour une co-existence harmonieuse. Quand nous continuons à nous couper du reste du monde, nous emprisonnant dans des concepts étriqués et des problèmes immédiats, nous ne sommes probablement pas en train de faire la paix, ni de survivre.

De même qu’à l’intérieur d’un individu, préserver l’harmonie dans la race humaine n’est pas facile. La gent humaine fait partie de la nature. Il nous faut acquérir une compréhension de ce qu’est la nature dans l’humanité pour amener celle-ci à l’harmonie. La cruauté et la perturbation détruisent l’harmonie de la famille humaine, et détruisent la nature. Parmi les mesures nécessaires au rétablissement d’un ordre moral, figure une législation sans violence envers nous-mêmes ni envers la nature, et qui nous aide à éviter d’être perturbateurs ou cruels.

Nous avons bâti un système incontrôlable. Ce système s’impose à nous et nous sommes devenus ses esclaves et ses victimes. La plupart d’entre nous, pour avoir une maison où vivre, une voiture à conduire, un réfrigérateur, une télévision, etc. devons engager notre temps et nos vies en échange. Nous sommes constamment sous la pression menaçante du temps.

Dans le passé, nous aurions pu accorder trois heures à une tasse de thé, prenant plaisir à la compagnie de nos amis, dans une atmosphère sereine et spirituelle ; nous savions organiser une fête pour célébrer l’épanouissement d’une orchidée dans le jardin. Mais nous ne pouvons plus nous accorder ces joies : nous disons que le temps est de l’argent. Nous avons créé une société dans laquelle le riche s’enrichit et le pauvre s’appauvrit, et dans laquelle nous sommes tellement pris par nos problèmes immédiats que nous n’accordons plus d’attention à ce qui se passe dans le reste de la famille humaine.

L’individu, de même que toute l’humanité, fait partie de la nature et devrait être capable de vivre en harmonie avec elle. Elle peut être cruelle et perturbatrice parfois, et a donc parfois besoin d’être maîtrisée. Comme pour les individus humains et pour la famille humaine, maîtriser ne signifie pas dominer ou oppresser, mais harmoniser et équilibrer. Nous devons être profondément amis avec la nature pour pouvoir maîtriser certains de ses aspects, mais cela exige qu’on la comprenne complètement. Les typhons, les tornades, les sécheresses, les inondations, les éruptions volcaniques, les proliférations d’insectes nuisibles, sont des dangers et des facteurs destructeurs de la vie : bien que faisant partie de la nature, ils en rompent l’harmonie. Il nous faut être capables de prévenir au maximum la destruction que de tels désastres naturels provoquent, et le faire d’une manière qui protège la vie et encourage l’harmonie.

L’usage excessif des pesticides qui exterminent toutes sortes d’insectes, et bouleversent l’équilibre écologique, est un exemple de notre manque de connaissance en matière de maîtrise de la nature. Un développement économique dévastateur de la nature par la pollution et l’épuisement des ressources non renouvelables rend impossible aux êtres la vie sur terre ; il peut profiter temporairement à quelques hommes, mais, en réalité, casse et détruit l’ensemble de la nature.

Prendre le temps nécessaire à chaque chose, aussi simple soit-elle.

L’harmonie et l’équilibre de l’individu, de la société et de la nature sont en train d’être détruits. Les individus sont malades, la société est malade, la nature est malade. Le remède est de rétablir l’harmonie et l’équilibre. Mais comment ? Où devons-nous commencer le traitement ? Par l’individu ? La société ? Ou l’environnement ? Il est facile de dire que nous devons commencer à œuvrer dans ces trois domaines. Les adeptes de diverses disciplines ont tendance à insister chacun sur son domaine spécifique. Les politiciens, par exemple, considèrent qu’une réorganisation de la société est nécessaire pour le salut des hommes et de la nature, et donc pressent chacun de s’engager dans une lutte pour changer les systèmes politiques.

En tant que moine bouddhiste, j’ai moi-même, comme les psychiatres, tendance à regarder le problème du point de vue de la santé mentale. La méditation bouddhique vise à générer l’harmonie et l’équilibre dans la vie des gens. Elle traite à la fois avec le corps et avec l’esprit, utilisant la respiration comme outil effectif pour apaiser et harmoniser l’ensemble de l’être humain. Comme dans toute pratique thérapeutique, le patient se place dans un environnement favorable au retour de l’harmonie.

Souvent, les psychiatres passent beaucoup de temps à observer puis à conseiller le patient mentalement malade. Je connais cependant des psychiatres qui, comme des moines, s’observent tout d’abord eux-mêmes, reconnaissant la nécessité de se libérer eux-mêmes de leurs propres peurs, anxiétés et désespoirs, qui existent en eux comme en tout un chacun. Beaucoup de psychiatres ont tendance à considérer qu’ils n’ont pas de difficultés mentales, mais le moine reconnaît en lui les prédispositions aux peurs, aux anxiétés, ainsi qu’aux maladies mentales provenant des systèmes économiques et sociaux inhumains.

Faire la paix avec soi-même, puis considérer tout autre comme un égal.

Les Bouddhistes pensent que la réalité de l’existence complète de l’individu, de la société et de la nature se révèlera à nous au fur et à mesure de notre guérison, à mesure que nous cesserons d’être possédés par l’anxiété, la peur et l’éparpillement de l’esprit. Parmi les trois – l’individu, la société et la nature – c’est l’individu qui initie le changement. Mais, pour ce faire, il doit être guéri lui-même, être sain. Puisque le traitement requiert un environnement favorable, il doit rechercher un mode de vie libre d’effets destructeurs. Les efforts pour changer l’environnement et pour changer la personne sont tous deux nécessaires, mais nous savons combien il est difficile de changer l’environnement si les individus ne sont pas dans un état équilibré. Du point de vue de la santé mentale, il faudrait donner la priorité à nos efforts pour recouvrer notre nature humaine.

Dans toute activité, la précipitation n’engendre que perturbations.

Restaurer la santé mentale ne signifie pas seulement ajuster l’individu au développement économique rapide du monde moderne. Le monde est malade, et s’adapter à un environnement malade ne peut pas vraiment apporter la santé mentale. Beaucoup de ceux qui ont besoin de psychothérapie sont vraiment victimes de notre vie moderne qui isole l’individu du reste de la famille humaine. Une façon d’aider de telles personnes serait de les placer dans des sociétés où elles auraient la possibilité de cultiver la terre, de produire leur nourriture, de laver leurs vêtements dans l’eau claire d’une rivière… de vivre avec simplicité, en menant la même vie que des millions de paysans. Les traitements psychiatriques nécessitent un changement d’environnement et les psychiatres doivent participer à cet effort, mais ce n’est que la moitié du travail. L’autre moitié consiste à aider les individus à être eux-mêmes, non pas en les aidant à s’adapter à un environnement malade, mais en leur donnant la force de changer celui-ci. Les tranquilliser n’est pas la méthode. L’explosion de bombes, la brûlure du napalm, la mort violente de nos voisins et de nos proches, la pression du temps, le bruit et la pollution, les foules solitaires, tout cela est né des turbulences de notre croissance économique. Toutes ces sources de maladies mentales doivent cesser. Ce que nous pouvons faire pour être utiles est pratiquer une médecine préventive ; les actions politiques ne sont pas les seuls moyens d’en venir à bout.

Lorsqu’ils aident individuellement leurs patients, les psychiatres doivent en même temps reconnaître leur responsabilité envers toute la famille humaine.

Le travail des psychiatres est aussi d’éviter la contagion : il leur faut sauvegarder leur propre santé. Comme les autres, les psychiatres et les moines doivent orienter leur observation tout d’abord vers eux-mêmes et leur propre mode de vie. Je crois que, ne feraient-ils que cela, ils vont rapidement chercher à se dégager du système économique actuel pour investir leurs efforts dans l’harmonisation et le rééquilibrage de la vie. Les moines et les psychiatres sont des humains, à ce titre ils ne peuvent échapper à la maladie mentale sans s’appliquer à se discipliner. Pris par l’oubli et par l’acquiescement à un statu quo, nous serons petit à petit victimes de la peur, de l’anxiété, et de toutes les sortes d’égoïsme. Je crois que les psychiatres et les moines, par un échange mutuel, peuvent s’entraider à appliquer la discipline dans leurs vies pour redécouvrir l’harmonie.

Un arbre se révèle à un artiste lorsque celui-ci peut établir un certain rapport avec l’arbre. Si un humain n’est pas assez humain, il peut regarder ses semblables humains et ne pas les voir ; il peut regarder un arbre et ne pas le voir. Beaucoup d’entre nous ne peuvent pas voir les choses parce que nous ne sommes pas complètement nous-mêmes. Etant pleinement nous-mêmes, nous pouvons voir comment une personne, par son mode de vie, peut démontrer que la vie est possible, qu’un avenir pour le monde est possible. La question « un avenir humain est-il possible ? » n’a pas de sens si elle ne prend pas en considération les millions de nos semblables humains qui souffrent, vivent et meurent autour de nous. Une fois que nous les avons vraiment vus, nous pouvons nous voir et nous pouvons voir la nature.

Ce texte est extrait de « The path of Compassion, writings on socially engaged buddhism », édité par Fred Eppsteiner (© 1988 Parallax press, p.o. box 7355, Berkeley, California, CA 94707 USA), et reproduit avec les aimables autorisations de l’éditeur et de l’auteur.

Le Vénérable Thich Nhat Hahn est né au Vietnam en 1926 ; il est entré dans la vie monastique à l’âge de seize ans. Très connu pour son engagement sincère et actif pour la paix, il fit aussi retraite durant cinq ans. Depuis 1982, une communauté s’est développée autour de lui au Village des Pruniers (47150 Duras) où il enseigne et pratique le dharma.

 

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