L’absence de réalité des choses

Kènchèn Thrangu Rinpotché

L’enseignement présenté ici est relié au madhyamaka, la voie du milieu. Son sujet est réputé difficile à comprendre, non seulement du fait de la subtilité et de la complexité des raisonnements et des idées présentées, mais plus encore parce qu’il est l’ultime formulation philosophique du point de vue des êtres éveillés sur la réalité. D’ordinaire, il est nécessaire d’étudier de nombreux commentaires, indiens et tibétains, avant d’être un tant soit peu familier avec ce dont il s’agit et ce que cette étude implique.

Mipham Rinpotché, grand érudit Nyingmapa, regroupa les points essentiels des commentaires majeurs et en proposa un arrangement plus directement compréhensible, intitulé Les quatre habiletés. C’est en s’appuyant sur la présentation de Mipham Rinpotché que Kènchèn Thrangu Rinpotché donna un enseignement : La porte ouverte sur la vacuité, à un groupe d’Occidentaux au Népal en 1977. Cet enseignement a été traduit en anglais par Shakya Dorje, et en français par le Chédra de Karma-Ling.

L’exemple du char

Sakyamuni utilisa pour la première fois l’exemple du char dans un sutra sous une forme brève, que Candrakırti développa en détail par la suite. L’exemple illustre comment et pourquoi il n’y a pas de soi.

Nous savons qu’un char est un objet très utile, un objet utile de ce monde. Tout le monde s’accorde sur sa fonction ; il sert à véhiculer des choses d’un endroit à un autre. L’examen d’un char révèle que « char » est simplement une désignation que nous avons accolée à quelque chose, une étiquette mentale pratique. Il n’existe pas de char.

Examinons d’abord ses parties. Nous voyons qu’il a des roues et un plancher, peut-être des ridelles, des limons ou un timon central, etc. Mais chacune de ces parties est simplement ce qu’elle est : la roue n’est pas le char, pas plus que le plancher n’est le char, ou que la ridelle n’est le char, ou que le timon central n’est le char. Chacune de ces parties est simplement elle-même : la roue, le timon etc. Ces parties ne sont pas le char, et si nous démontons complètement celui-ci, nous ne verrons plus de char.

Lorsque le char est démonté, il n’y a plus de char du tout, il ne reste rien d’autre que les parties qui constituaient le char. Mais si nous cherchions le char hors de ses parties assemblées, nous ne trouverions pas de char. Aussi, bien qu’il puisse être utile de considérer une collection d’agrégats comme quelque chose, par exemple un char, cela ne correspond pourtant pas à la réalité. Il n’existe rien qui soit véritablement le char, « char » est simplement une désignation fonctionnelle.

Puisque l’identité du char en tant que char est simplement une imputation sans aucune réalité propre, aucun lien de possession ou d’appartenance ne saurait exister entre la nature du char et ses parties, puisque la véritable nature d’un char n’existe pas. Prenons comme autre exemple celui d’un homme doué de qualités : s’il n’y a pas d’homme, les qualités ne peuvent exister.

De la même façon, nous constatons que les pièces du char ne sauraient reposer sur la nature propre au char, ou sur la réalité propre du char, c’est à dire dépendre d’elle ou être tenues ensemble par elle. Si c’était le cas, nous pourrions isoler cette nature ou qualité inhérente du char. Puisqu’on ne peut pas isoler cette nature, nous voyons que les parties qui composent un ensemble ne dépendent pas d’une qualité essentielle qui serait véritablement cet ensemble, dans ce cas, le char.

Si nous retournions cet argument, et disions que l’essence du char dépend de ses parties, alors, lorsque les parties seraient assemblées, un facteur supplémentaire devrait apparaître, l’essence du char. Mais ce n’est pas le cas. Lorsque vous assemblez les pièces de quelque chose, rien de nouveau n’apparaît ; il n’y a que les pièces qui ont été assemblées. Nous constatons ainsi qu’il n’y a pas d’essence qui dépende des parties.

Cette discussion est fondée sur ce qu’on appelle dans le madhyamaka les « sept habiletés », ou sept analyses. Elles sont toutes examinées dans l’exemple du char. Ces « habiletés », ou raisonnements sont :

1: Il n’y a pas de réalité essentielle dans une chose en tant qu’entité, comme il n’y a pas de réalité dans un char en tant qu’entité.

2: Il n’y a pas de réalité distincte de la somme des parties assemblées.

3: Des parties ne peuvent pas posséder l’entité qu’elles constituent, et une entité imaginaire ne peut pas posséder les parties qui la constituent, de même que l’essence d’un char, qui n’existe pas vraiment, ne peut pas posséder des parties et vice versa.

4: Il n’y a pas de réalité dont les parties dépendent.

5: Il n’y a pas de réalité dépendante de ses parties.

6: La simple collection des parties ne constitue pas un véritable soi pas plus que les parties d’un char assemblées ne constituent un char.

7: Il n’y a pas de réalité dans la forme d’un objet dont les parties sont correctement assemblées, de même qu’il n’y a pas d’essence de char dans la forme du char, considérée séparément des parties du char qui la constituent.

Telles sont les sept « habiletés ».

En appliquant ces sept moyens d’examiner le char, nous pouvons constater qu’il n’y a pas de véritable réalité essentielle que nous pouvons considérer comme étant le char.

Néanmoins, nous avons désigné une collection particulière de pièces détachées comme un char, et cette dénomination est conventionnellement acceptable, elle est tout à fait fonctionnelle, parce que nous pouvons utiliser le char ; ayant nommé le char, nous pouvons l’utiliser pour divers usages. Ainsi dans le sens conventionnel, reconnaissant que c’est une simple désignation, nous pouvons dire que le char existe, dans la mesure où nous avons décidé que c’était un char.

Ces sept habiletés sont aussi applicables au soi en relation avec les skandha.

Dans notre fonctionnement habituel, nous avons décidé qu’un composé existait par lui-même, d’une façon indépendante, alors qu’en fait il n’est qu’une collection de parties. Parce que c’est pratique et utile, nous considérons un groupe particulier d’agrégats comme un être sensible, mais cela ne signifie pas qu’un être sensible existe vraiment.

Voilà ce qu’exprima Sakyamuni dans l’exemple du char ; il n’y a pas de vraie nature propre. L’enseignement du non-soi que Candrakırti exposa en détails est fondé sur cette affirmation.

Dans l’analyse des phénomènes en recherche de leur éventuelle réalité, nous devons d’abord les examiner selon les deux optiques suivantes : ont-ils ou non une réalité en eux-mêmes, et ont-ils ou non une réalité en dehors d’eux-mêmes ou autre qu’eux-mêmes. Puis nous appliquons les sept « habiletés ». Nous constaterons qu’il n’y a pas de soi dans les phénomènes du monde ordinaire.

Pourtant, nous pourrions penser qu’il doit exister une forme de réalité derrière les expériences ordinaires que nous vivons, les choses que nous voyons, entendons et pensons, puisqu’elles nous apparaissent effectivement. Simplement parce que nous les expérimentons, nous pourrions présumer que les phénomènes, ou tout au moins les parties qui les constituent, doivent nécessairement exister d’une certaine façon. Cependant, le fait que nous les expérimentions n’est pas suffisant pour permettre d’affirmer qu’ils existent en eux-mêmes.

Par exemple, si nous regardons dans un miroir, nous voyons le reflet d’un visage, et cependant il n’y a pas réellement de visage dans le miroir, c’est seulement le produit de conditions, dans ce cas la proximité du visage et du miroir, et la lumière. La conjonction de ces conditions nous permet de voir un visage dans le miroir ; pourtant, ce visage, nous ne pouvons pas le trouver, il n’est pas nécessairement quelque part. Son reflet est néanmoins une expérience incontestable ; nous le voyons dans le miroir.

De la même manière, lorsque nous dormons, nous faisons des rêves variés, parfois effrayants et terribles, parfois beaux et heureux. Nous pouvons faire un rêve très long qui s’étende sur de longues périodes, mais, en nous réveillant, découvrir que ce rêve n’a duré, vu de l’extérieur, qu’un court instant. Nous pouvons nous endormir et rêver pendant un long moment, mais, dans l’expérience du rêve, le temps peut nous paraître très court. Nous pouvons voir des éléphants, des voitures et des avions, ou visiter différents endroits dans le rêve, mais ces apparences n’ont aucune réalité propre en dehors de notre perception. Pourtant elles paraissent effectivement être là ; nous sommes certains de les percevoir. Il en va de même des hallucinations : elles paraissent souvent tout à fait réelles, et pourtant elles n’ont aucune réalité que nous puissions vérifier empiriquement.

Nous pouvons voir ainsi que le seul fait de l’expérience ne confère pas un statut existentiel valable aux objets de l’expérience. Par contre, nous ne pouvons pas non plus affirmer qu’ils sont totalement dépourvus d’existence, qu’ils ne sont simplement pas là, car, après tout, nous les expérimentons. Dire qu’ils ne sont simplement pas là serait aussi absurde que de conclure, sur la base de notre expérience, qu’ils existent.

Les quatre habiletés

Tournons-nous maintenant vers les « quatre habiletés » du madhyamaka. La première s’appelle le « petit vajra ». On la compare à un vajra, parce qu’un vajra est indestructible, il peut couper n’importe quoi. La fonction particulière du « petit vajra » est d’examiner la source des phénomènes, d’examiner d’où ils proviennent. (…)

Nous devons examiner ensuite les résultats, ou les effets, des différentes sources présumées, pour voir comment ils se produisent et quelle est leur nature. C’est la deuxième « habileté ». (…)

La troisième « habileté » du madhyamaka est l’examen de la qualité essentielle d’un phénomène afin de juger de son unicité ou de sa multiplicité. (…)

La quatrième « habileté » consiste à reconnaître l’interdépendance de tous les phénomènes. C’est un peu comme la relativité. Si nous nous trouvons sur une colline, la colline sur laquelle nous nous trouvons est cette colline-ci, et la colline que nous voyons au loin est cette colline-là. Mais si nous allons sur l’autre colline, la colline sur laquelle nous nous trouvons alors est cette colline-ci, et la colline sur laquelle nous nous trouvions avant est cette colline-là. Ainsi, les choses qui sont interdépendantes n’existent que d’une manière relative ; elles n’ont pas d’existence propre, mais sont toujours conditionnées, et dépendent des circonstances.

Telles sont les quatre « habiletés » du madhyamaka.

Abordons particulièrement la quatrième « habileté du madhyamaka, l’examen des phénomènes en général, selon le Prajña-nama-mula-madhyamakakarika de Nagarjuna. Dans cette « habileté », nous examinerons les sources, les résultats, et la nature fondamentale, ou qualité essentielle, tous ensemble, sans les diviser.

Nous pouvons tout d’abord observer que tous les dharma, ou phénomènes, qui se manifestent, ne sont pas produits par une nature propre réelle, mais par une source, ou cause de base et par des conditions concomitantes qui permettent à cette source de donner un résultat particulier.

Nous ne rencontrons nulle part, dans notre champ d’expérience, des phénomènes qui se produisent arbitrairement, des phénomènes sans causes. Les phénomènes n’ont pas d’essence ou de nature réelle, mais ils se produisent sans aucune réalité objective, comme des réflexions dans un miroir, lorsque les causes et les conditions nécessaires à leur production sont réunies.

Les phénomènes produits, puisqu’ils n’ont pas de nature réelle objective, ne sont pas éternels, mais ils ne sont pas non plus un simple néant. Ils ne viennent de nulle part, et ils ne vont nulle part. Ils n’apparaissent pas réellement, et ils ne disparaissent pas vraiment. Ils n’existent pas de façon indépendante, mais sont intimement liés entre eux, et se produisent lorsque les sources et les conditions concomitantes appropriées sont réunies. Par conséquent, la production des phénomènes transcende toute conception.

On cite souvent l’exemple de l’image de Vajradhara dans un miroir. Si nous examinons l’image de Vajradhara dans un miroir, nous voyons que ce n’est pas une chose réelle, pourtant elle semble vraiment être là, et elle n’est donc pas un simple néant. Elle n’est pas venue d’un endroit particulier, et si vous retournez le miroir, elle n’est allée nulle part. Nous ne pouvons pas observer de réelle production dans son apparition, ni de vraie extinction dans sa disparition. On ne peut attribuer aucune réalité objective indépendante à l’image réfléchie dans le miroir. La réflexion, comme la totalité de notre expérience, ne peut pas être décrite : les termes conceptuels sont impropres. Les phénomènes sont simplement une succession sans fin de productions momentanées, structurées d’une façon particulière, qui n’ont pas d’existence indépendante. Aucune des quatre possibilités, de l’être, du non-être, des deux, ou de ni l’un ni l’autre, ne peut décrire les phénomènes pas plus que leurs sources ou leurs résultats. On ne peut pas découvrir avec précision le moment réel de leur production, et toutes les qualités subjectives que l’on pourrait leur attribuer, en affirmant par exemple qu’ils sont permanents, impermanents, etc., sont inadaptées pour décrire leur véritable nature.

Cette existence irréelle et illusoire dans laquelle nous nous trouvons, est une succession de simples apparences, qui se produisent en raison de causes et de conditions. Et ces apparences conditionnées sont absolument indissociables de la vacuité fondamentale.

Dans l’optique du madhyamaka, la vérité de la souffrance, la vérité de l’origine de la souffrance, mais aussi manger, dormir et les autres activités mondaines ordinaires, n’ont pas de réalité propre. Tous les phénomènes se produisent selon le processus de la production conditionnée, mais ils n’ont pas de réalité fondamentale. C’est seulement dans ces conditions que le monde tel que nous l’expérimentons peut apparaître, parce que si le monde avait une réalité fondamentale, ou si la vacuité était complètement distincte de notre expérience ordinaire, l’expérience du monde n’aurait jamais pu commencer à se produire. La vacuité fondamentale n’est pas distincte de notre expérience ordinaire, et elle n’est pas non plus séparée des quatre nobles vérités, et de la voie qui conduit à la libération de la souffrance.

Kènchèn Thrangu Rinpotché : Le septième Gyalwa Karmapa fonda le Monastère de Thrangu il y a 500 ans, et nomma Abbé l’un de ses meilleurs disciples. C’était le premier Thrangu Trulkou. L’actuel Thrangu Rinpotché est le neuvième du nom. Il naquit au Tibet en 1933, et détient le degré de Geshe Rabjam, le plus haut échelon d’enseignant dans les quatre écoles ; il fut choisi par le Seizième Karmapa pour être le tuteur personnel des quatre régents Kagyu. Il est aussi le suprême Abbé du monastère de Rumtek et de l’Institut Nalanda de Hautes Etudes Bouddhiques au Sikkhim.

Depuis 1976, Thrangu Rinpotché résida principalement au Népal où il fonda un centre de retraite nommé Namo Buddha, et un collège monastique à Bodhnath. Il est aussi le Maître des longues retraites à Samyé-Ling en Écosse, et l’Abbé de Gampo Abbey, en Nouvelle Écosse.

 

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