Un rosaire de joyaux : Analyse de la vérité

Guèndun Droupa, premier Dalaï-Lama (1391-1474)

Voici un commentaire sur la signification du Traité fondamental sur la connaissance de la vacuité, chapitre 24, de Nagarjuna.

Guèndun Droupa, Premier Dalaï-Lama, développe l’aspect philosophique du mode profond de réalité qui se situe au-delà de toute expression et de toute description ordinaire. Nagarjuna, dans son Traité fondamental sur la sagesse, relate un débat qui l’opposa à différents philosophes rejetant la notion de vacuité. Guèndun Droupa, dans ce court exposé, présente tout d’abord les arguments des antagonistes, puis les réponses de Nagarjuna à leurs inquiétudes. Les antagonistes expriment leur interprétation de l’enseignement sur l’interdépendance et la vacuité qui les a amenés à des vues nihilistes.

La plupart des difficultés du sujet sont dévoilées, et la dextérité de Nagarjuna en dialectique est évidente. Le Traité fondamental sur la sagesse est généralement considéré comme l’un des commentaires philosophiques les plus profonds issus de l’Inde bouddhique classique. La capacité de Guèndun Droupa à en faire ressortir les points essentiels et à les présenter clairement et simplement est typique de sa façon de dévoiler la signification des écritures indiennes : contrairement aux auteurs des commentaires expliquant en détails chaque point des controverses, Guèndun Droupa consacre son énergie à révéler le sens fondamental.

Le maître Nagarjuna ouvre le chapitre Examen de la vacuité par une présentation des arguments lancés contre lui par ceux qui désavouent son point de vue selon lequel rien, pas même les quatre nobles vérités, n’a d’existence véritable ; il poursuit en répondant à leurs inquiétudes.

Les arguments des antagonistes

Ainsi donc, vous niez l’apparition et la disparition des phénomènes de même que les quatre nobles vérités, en disant que tout ceci est vide d’existence véritable.

Alors, il n’y a pas de connaissance (de la vérité de la souffrance), pas d’abandon (des véritables causes de la souffrance), pas de méditation (sur la véritable voie menant à la cessation de la souffrance), et pas d’obtention (de l’état de véritable cessation), puisque les quatre nobles vérités sont elles-mêmes sans existence authentique.

Cela signifie que les quatre buts n’existent pas (le but de celui qui entre dans le courant, de celui qui revient une fois, de celui qui ne revient pas et de l’arhat), car la compréhension (de la souffrance), l’abandon (de ses causes), la méditation (de la voie) et l’obtention (d’un état de cessation de la souffrance) n’existent pas.

Comme les quatre buts n’existent pas, il n’y a pas non plus quatre types d’êtres ayant atteint ces buts, pas plus que quatre sortes de pratiquants vers ces buts. Cela signifie qu’il n’y a pas non plus de sangha, puisque les huit types d’êtres spirituels susdits qui constituent le sangha n’existent pas.

De même, il n’y a de dharma, car les quatre nobles vérités (desquelles dépend la validité du dharma) n’existent pas.

Comment pourrait alors exister le bouddha, puisque le dharma et le sangha n’existent pas ?

La véritable existence des Trois joyaux devient donc caduque lorsque vous proclamez que tous les phénomènes sont sans nature propre et résident en la vacuité.

Tout existant – le philosophe accompli, la personne irreligieuse, le dharma lui-même, les points de vue des personnes ordinaires, etc. – est absurde, puisque vous dites que tous les phénomènes sont par nature vides d’existence intrinsèque.

La réponse de Nagarjuna

La réplique du maître à ces arguments comporte quatre parties :

(A) montrer que la causalité (la production en dépendance) a été mal comprise ;

(B) montrer la vacuité comme le cœur même de la causalité qui est le niveau relatif de la réalité ;

(C) montrer l’imperfection des perspectives qui s’opposent à la théorie de la vacuité ;

(D) montrer que si la nature véritable de la causalité est vue, la nature ultime des quatre nobles vérités est aussi vue.

A. Le passage qui démontre la mauvaise compréhension de la causalité comporte deux parties : (1) la présentation véritable et (2) la comparaison des validités de sa propre perspective et de celle des autres.

1) La présentation véritable comporte deux parties : (a) montrer que les arguments des antagonistes souffrent de trois mauvaises compréhensions et (b) montrer que ses opposants n’ont pas compris les deux niveaux de vérité.

a) Les tenants de l’existence intrinsèque interprètent les mots « vide d’existence véritable » comme signifiant « n’existant pas du tout », ce qui contredit leurs discours, car ils ne comprennent pas le but pour lequel la doctrine de la vacuité a été énoncée, ils ne comprennent pas la nature vide, ni la signification fondamentale de la vacuité.

La doctrine de la vacuité fut énoncée pour éliminer la fixation sur une existence véritable. Sa nature est l’apaisement de la perturbation des perceptions. Sa signification véritable est simplement « vide d’existence propre ».

b) La mauvaise compréhension des deux niveaux de vérité est traitée en cinq sections : (i) la nature des deux vérités, (ii) celui qui ne comprend pas les deux vérités comprendra mal le sens profond de toutes les Ecritures ; (iii) le but pour lequel la doctrine des deux niveaux de vérité a été énoncée ; (iv) l’imperfection des perceptions incorrectes concernant la nature des deux niveaux de vérité ; et (v) les raisons qui font que, comme il est difficile de correctement comprendre l’enseignement des deux niveaux de vérité, il ne devrait pas être enseigné aux débutants.

i. Alors qu’ils ne comprennent pas le but, la nature ou la signification de la vacuité, ils cherchent à critiquer la doctrine de la vacuité. Qui sont-ils ? Ces mêmes personnes qui ne différencient pas correctement les deux niveaux de vérité ! Or, il faut avoir correctement compris ces deux niveaux pour pouvoir contrecarrer la compréhension incorrecte. C’est donc pour ces mêmes personnes que les deux niveaux de vérité ont été énoncés. Le dharma enseigné par le Bouddha Sakyamuni repose sur cette doctrine des deux niveaux de vérité, car il est composé de doctrines traitant de l’aspect illusoire de la réalité, et de doctrines traitant de la réalité du sens ultime.

ii. Ceux qui exposent l’existence intrinsèque ne comprennent pas complètement la nature profonde du bouddha-dharma, car ils ne savent pas différencier les deux vérités.

iii. L’enseignement des deux vérités a un but ; si l’on ne s’appuie pas sur la vérité relative, on n’est pas réceptif à la découverte du niveau ultime ; et tant que le niveau ultime n’est pas perceptible, le nirvana ne peut être atteint.

iv. Ceux qui exposent l’existence véritable, étant d’une sagesse limitée, tombent de haut lorsqu’ils rencontrent la vacuité, car leur compréhension reste défectueuse. Ils sont comme quelqu’un qui attraperait maladroitement un serpent, ou comme un sorcier qui prononcerait mal ses formules magiques.

v. La vacuité des objets de connaissance étant difficile à appréhender pour les esprits faibles, il a été dit par le Bouddha Sakyamuni qu’elle ne conduit qu’à l’effondrement lorsqu’elle est enseignée à ceux qui ne sont pas préparés, car les dangers d’une appréhension incorrecte de la vacuité sont très grands.

2) La vue moyenne est la perspective valable, car où que l’on regarde, cette vue de la vacuité est plausible.

Ô, exposants de l’existence intrinsèque, votre vue erronée de la vacuité n’est pas recevable, pour moi qui détiens la vue moyenne, car vous parlez de l’anéantissement de la production, de la dissolution, des quatre nobles vérités, etc. ; et, pour un exposant de la vacuité, ce n’est pas considéré comme allant de soi.

Par ailleurs, les exposants de l’existence intrinsèque détiennent des points de vue erronés, car leurs vues de la vacuité manquent le but.

Ô, exposants de l’existence intrinsèque, vous essayez de changer les défauts de votre doctrine en défauts de la voie médiane. Vous saisissez simplement tout ce qui arrive et appelez cela une défaillance de la doctrine de la vacuité. Vous êtes comme un cavalier qui oublierait qu’il est sur sa monture.

De votre exposé de l’existence intrinsèque, il résulte que vous devez penser que les phénomènes n’ont ni causes ni conditions, car si vous dites que les phénomènes ont une existence intrinsèque, vous aboutissez nécessairement à cette conclusion. Pour la même raison, vous niez aussi les causes et effets, l’acteur, l’activité et l’acte, la production, la dissolution et l’obtention.

B. Les objets de connaissance ne sont pas quelque chose qui n’ait pas la vacuité comme nature ultime, car il n’est de phénomène qui ne soit pas une production dépendante. Il en est ainsi car il est dit que s’il y a production dépendante, il y a vacuité, et que s’il y a vacuité, il y a production dépendante. Telles sont les attitudes philosophiques de ceux qui détiennent la voie moyenne, libre des extrêmes.

C. La présentation par Nagarjuna des imperfections des tendances contredisant la doctrine de la vacuité comporte trois parties : la première montre comment les opposants détruisent les quatre nobles vérités autant que la connaissance de celles-ci ; la deuxième montre comment ils détruisent la validité des Trois joyaux, l’étude spirituelle et la pratique, etc. ; la troisième montre comment ils sont en désaccord avec les perspectives des personnes mondaines aussi bien que des personnes non mondaines.

1. De l’exposé de l’existence propre, il s’ensuit que ses partisans nient l’évolution, la dissolution, etc., car ils disent qu’aucun de ces phénomènes ne réside en la vacuité. Par conséquent, il s’ensuit qu’ils nient aussi les quatre nobles vérités, car s’il n’y a pas évolution, etc., comment la noble vérité de la souffrance et les autres nobles vérités viennent-elles à exister ? Les enseignements de l’impermanence eux-mêmes n’ont pas d’existence.

Si la souffrance n’était pas vide d’existence intrinsèque, elle ne pourrait pas avoir de source véritable, car si cette nature avait un statut en elle-même elle ne pourrait changer ou évoluer. De même, l’état de cessation de la souffrance n’existerait pas pour vous qui dites que l’existence de la souffrance est intrinsèque. Comme ce qui existe en soi ne peut changer, comment une souffrance existant en elle-même pourrait-elle être détruite ? Sa nature doit être stable. C’est pourquoi, en niant la doctrine de la vacuité, vous niez l’enseignement de la noble vérité de la cessation de la souffrance.

De même, la méditation sur la voie authentique conduisant à la cessation de la souffrance n’aurait pas de validité, car notre propre expérience de la voie, ayant une existence en elle-même, ne pourrait évoluer. C’est pourquoi mon point de vue est que la voie ne peut pas être un phénomène existant en soi ; car c’est un objet cultivé par la méditation.

Vous dites que si je crois que les phénomènes sont vides d’existence véritable, alors il n’est pas correct de penser qu’en méditant sur la voie on atteindra la cessation de la souffrance, car la souffrance, sa source, et sa cessation, sont toutes non existantes. Cependant, celui qui défend l’existence intrinsèque de la souffrance conclut que, s’il n’a pas maintenant la connaissance complète de la souffrance, il ne pourra jamais l’obtenir, car la non-existence précédente de cette connaissance avait un statut indépendant. Pour être indépendant, il faut avoir soit une existence propre soit une non-existence propre.

En abandonnant la doctrine de la vacuité, vous dites donc que les enseignements sur la vérité de la souffrance, la vérité de sa cause, l’état de cessation, la méditation sur la voie qui mène à la cessation, et aussi les quatre buts spirituels, sont inadéquats, parce que toute source de souffrance qui n’aurait pas été déjà abandonnée aurait une existence propre. Le problème est le même qu’avec une connaissance limitée intrinsèque de la souffrance.

Tout comme pour les quatre buts spirituels, comment une personne ordinaire pourrait-elle obtenir la capacité de les atteindre ultérieurement ? Ce serait impossible, car vous dites que la non-obtention précédente avait une existence propre. Si elle a une nature intrinsèque, il n’y aura pas moyen de contrecarrer cette inhérence.

2. Qui plus est, en abandonnant la doctrine de la vacuité, vous dites qu’il n’y a pas de personne atteignant les quatre buts, pas de pratiquants vers ces quatre buts, car les buts sont ainsi rendus inaccessibles, leur non obtention précédente ayant été existante intrinsèquement. C’est pourquoi il n’y a pas de sangha, car les huit types d’êtres spirituels ne peuvent exister. Le dharma aussi doit être non existant, car les quatre nobles vérités sur lesquelles il s’appuie ont été niées. Comment alors pourrait-il y avoir un bouddha ? Il ne pourrait exister, car le dharma qu’il aurait à pratiquer pour atteindre l’état de bouddha et le sangha qui l’aiderait à atteindre ce but auraient été détruits. C’est pourquoi votre bouddha ne peut s’appuyer sur l’éveil et votre éveil ne peut dépendre du bouddha, car ce bouddha et cet éveil sont tous deux intrinsèquement inexistants.

Dans votre système, il n’y a pas d’espoir qu’un être ordinaire qui s’engage dans les pratiques de bodhisattva pour atteindre l’état de bouddha puisse atteindre ce but, car l’état qui n’est pas celui de bouddha et dans lequel il se trouve actuellement a une existence intrinsèque.

Une personne serait incapable de faire des actions positives ou des actions négatives ; comment, en effet, ce qui n’est pas vide de nature propre pourrait-il s’engager dans l’activité ? L’action implique le changement. Dans l’existence intrinsèque, il ne pourrait y avoir action.

Même si vous n’aviez fait ni action positive ni action négative, les résultats karmiques de ce comportement vous adviendraient ; et même si vous aviez pu accomplir une action positive ou négative, les résultats karmiques ne vous adviendraient pas, car les fruits devraient avoir une existence intrinsèque et, de ce fait, n’auraient pas besoin de dépendre d’une cause karmique spécifique.

Comment les fruits karmiques résultant de causes spécifiques telles que les vertus ou les actions négatives pourraient-ils ne pas être vides d’existence intrinsèque ? Ils sont vides d’inhérence, car ce sont des entités produites en dépendance de causes.

3. Le tenant de l’existence véritable est aussi en désaccord avec les points de vue relatifs des êtres mondains, car il nie la vacuité de la causalité, et dit qu’une action spécifique ne produit pas de fruit, que le fruit des actions s’élève sans effort et qu’il existe un acteur sans qu’il ait à dépendre du fait d’agir. Les êtres vivants ne naîtraient ni ne mourraient. Ils auraient une nature statique qui n’évoluerait pas. Les événements de leurs vies se produiraient de façon aléatoire, c’est-à-dire sans aucune relation avec leurs actions antérieures, car leur existence, étant intrinsèque, n’aurait pas à dépendre de causes et de conditions. Ce qui n’est pas atteint ne pourrait pas être atteint et les niveaux de souffrance aussi bien que le karma et l’illusion ne seraient pas à abandonner, car vous dites qu’ils ne sont pas vides de nature intrinsèque.

D. Comme pour les objets de connaissance, la personne qui les voit comme des phénomènes interdépendants vides d’existence véritable verra aussi la nature ultime de la souffrance, sa source, la cessation de la souffrance et la voie menant à la cessation, car elle réalisera que les opinions de ceux qui postulent l’existence intrinsèque sont sans fondement.

Ainsi s’achève Une analyse de la vérité, commentant le sens fondamental du chapitre 24 du Mulamadhyamakakarikasastra ou Traité fondamental de la Sagesse, de Nagarjuna.

© Glenn Mullin 1982. Extrait de « Selected Works of the Dalaî-Lama I », Snow Lion Publications, Ithaca. Traduit en français par Kunsang Pamo.

 

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