Tilopa convainc un adversaire de la causalité

Tilopa convainc un adversaire de la causalité

Commentaire par Khèntin Taï Sitoupa

L’enseignement sur l’interdépendance et sur la vacuité ne va pas à l’encontre de la loi des causes et des effets qui régit le monde relatif. Tilopa le montre en s’appuyant sur la confiance. Tilopa fut l’un des enseignants bouddhistes les plus importants. Il reçut les enseignements des mahasiddha de l’Inde du onzième siècle et atteignit l’ultime réalisation. A partir de cet état de parfaite réalisation spirituelle, il guida ses étudiants par les moyens les plus variés, utilisant parfois, comme nous le voyons ici, des miracles.

En termes généraux, il est possible de dire que les philosophies qui ne reflètent pas l’entière vérité appartiennent à deux types principaux – celles qui postulent plus de permanence qu’il n’en existe (éternalisme) et celles qui rejettent les conséquences naturelles des actions (nihilisme).

Bon nombre de philosophies, d’une manière ou d’une autre, sont éternalistes. Sont particulièrement concernés par cette idée les monothéistes et les polythéistes, qui croient que le monde est la création d’un dieu (ou de dieux), tel que Brahma ou Isvara, et que la seule manière d’atteindre le bonheur ultime est, en conséquence, de servir ce dieu. Le service consiste principalement à lui faire des offrandes (vivantes ou autres), dans l’espoir de se voir accorder sa grâce sous forme d’accomplissement spirituel pour l’adorateur. Ceci va de pair avec la peur de la colère de cette déité, au cas où l’on ne satisferait pas aux exigences imposées par la religion. Les éternalistes croient que leurs dieux demeurent éternellement dans un état ultime.

En bref, les éternalistes ignorent la condition intérieure véritable de toute chose – l’ultime véritable (par exemple la conscience non dualiste, au-delà de la perception et du perçu) – et attribuent leur expérience subjective et objective à une divinité extérieure, puissante et permanente, plutôt qu’au schisme dualiste de l’esprit. Leurs idées ont une tendance très réaliste et concrète.

Les nihilistes (dont il existe de nombreuses sortes : les matérialistes, les sceptiques, ou encore les annihilationnistes, etc.) voient les choses simplement comme ayant lieu, sans autre raison que matérielle ; ils ne voient aucune justification à plus long terme, avec une théorie de la causalité esprit-matière. Pour eux, rien n’est dû à quelque chose, tout est tel qu’il est, et de son propre accord.

Il y avait un philosophe, un annihilationiste, qui avait beaucoup entendu parler de Tilopa, le plus grand maître bouddhiste de cette époque, et était devenu très jaloux de sa renommée. Il commença à imaginer ; « Si j’arrivais à le vaincre, cela reviendrait à vaincre tous les Bouddhistes. Tous les disciples de Tilopa deviendraient alors mes disciples et de partout l’on viendrait entendre combien je suis encore plus astucieux que lui. Quelle gloire ! » Ses ambitions l’amenèrent finalement à inviter Tilopa à lui rendre visite et à présenter les arguments bouddhiques. Tilopa accepta et se rendit dans sa région.

Le philosophe dit :

« Je ne crois pas le moins du monde en la cause et ses effets ; la manière dont les choses existent est simplement naturelle, tout comme le lever du soleil, l’eau qui coule, la rondeur des pois, et le piquant des épines. Le corps et l’esprit se produisent naturellement, de leur propre accord. »

En réponse, Tilopa ne dit rien. Mais il éclata de rire, d’un rire très violent et très puissant, montrant combien il trouvait ridicule une telle affirmation.

« Vous n’êtes pas d’accord ? demanda le philosophe à Tilopa.

– Non.

– Pouvez-vous faire la preuve de la causalité, alors ?

– Si vous le souhaitez, répondit Tilopa. »

Alors, par le pouvoir de sa bénédiction, il accorda au philosophe la vision divine, de sorte qu’il pouvait voir autant de loin que de près toutes sortes d’autres modes d’existence – dieux, naga, esprits, etc. Complètement émerveillé par le confort somptueux des dieux, il se sentit ravi et irrésistiblement attiré vers eux.

Quand il aperçut les terribles souffrances des enfers, il fut pris de panique ; c’était terrifiant. Voir ainsi véritablement ce qui arrivait aux autres dans ces états le rendit presque fou. Impuissant et terrorisé devant cette succession cosmique d’expériences, il pria Tilopa de venir à son aide.

Celle-ci vint sous la forme d’un doha :

« Par la négativité établie par le karma,
L’enfer apparaît à l’esprit.
Peut-être n’en veut-on pas, mais on n’y peut rien.
Par la vertu que l’on produit soi-même,
On fait l’expérience des délices divins ;
État désirable,
Dont on peut ne pas avoir les causes.
Des choses telles que le soleil levant
Et les longues épines pointues
Ne sont faites par personne d’autre
Qu’elles-mêmes. »

Commentaire :

Karma signifie action. Les « mauvaises » actions sont définies comme celles qui conditionnent l’esprit négativement, causant un double dommage : l’un étant l’effet de retour de situation naturel dû à la loi de cause à effet, l’autre les modifications de la personnalité qu’elles entraînent. Dans le chant de Tilopa, celles-ci sont appelées la négativité qui établit les tendances à la souffrance et à la douleur.

Les traces dans le subconscient crées par les actions les plus négatives peuvent affecter si fortement l’esprit, qu’après un certain temps, celui-ci fait l’expérience d’images et de sensations de l’existence infernale. L’enfer, donc, n’est pas un endroit extérieur mais une apparition hallucinatoire dans l’esprit lui-même.

Peut-être ne veut-on pas traverser une expérience aussi longue et paranoïaque mais, quand elle arrive, on est quasiment impuissant — incapable d’y faire quoi que ce soit. Aussi longtemps qu’existent les causes et les conditions menant à cet état subjectif, celui-ci est amené à se manifester à un moment ou à un autre. On ne peut y échapper, l’éloigner ou le modifier.

Il est possible de classer les plaisirs et les souffrances qui résultent du karma en quatre catégories, en fonction du moment où ils apparaissent :

1: Les résultats qui feront leur apparition pendant la même vie sont ceux dont la cause : la motivation, l’action ou l’objet de l’action sont très puissants. La cause et le résultat prennent place dans le temps d’une vie.

2: Les résultats qui feront leur apparition dans la prochaine vie sont dus à des actions assez fortes. Ces résultats apparaissent dès l’existence suivante.

3: Les résultats liés à un autre résultat se produisent à un moment variable, ce sont par exemple ceux qui sont dus à une action mixte, telle qu’un acte très négatif suivi par un acte vertueux. Les résultats de la vertu peuvent se produire avant ceux de la négativité.

4: Des résultats peuvent ne pas avoir à être vécus, en raison du fait qu’un remède a été appliqué. Certains karmas, ceux qui pourraient créer des obstacles tels que la maladie, etc., peuvent être complètement ou partiellement écartés par des pratiques adroites, spécialement conçues pour les purifier. Sans ces moyens appropriés, les résultats devront être vécus. Il n’y a pas d’être extérieur, prononçant un jugement ou administrant des punitions. Le conditionnement intérieur de l’esprit a à la fois la capacité de produire ces résultats et la capacité d’être modifié par les remèdes appropriés. Bien sûr, comme ce conditionnement subconscient n’est pas quelque chose que l’on puisse consulter comme un catalogue, l’élimination ou la subsistance de tel ou tel karma n’apparaît pas toujours de façon évidente.

L’accroissement de son propre potentiel karmique, issu de la vertu que l’on a soi-même produite, pourrait résulter en une renaissance divine, avec ses expériences de divins délices. Quand le potentiel est insuffisant pour mûrir en un résultat si somptueux, c’est-à-dire quand on n’en a pas en soi les causes, une renaissance en un tel état est pratiquement impossible ; peu importe combien on la désire, combien on en connaît la félicité ou combien on y est attaché. La volonté ne suffit pas pour créer un résultat.

Pour ceux qui pensent que le paradis est un état très désirable et veulent vraiment y accéder, la seule chose à faire est d’apprendre à en cultiver les causes. Autrement, ils persévéreront dans des stades inférieurs et seront comme des malades sans médecin et sans médicament, qui, désirant aller mieux mais, manquant des moyens nécessaires, sont condamnés à rester mal portants. Pour ceux qui veulent obtenir certains résultats mais ne savent pas comment y parvenir, la solution évidente est de trouver quelqu’un qui leur montre ce qu’il convient de faire, puis de le faire vraiment.

Les résultats karmiques dont nous faisons l’expérience sont la conséquence naturelle de la façon dont nos esprits ont été conditionnés par des actions antérieures, exactement comme l’image réfléchie dans un miroir est la conséquence naturelle du visage qui se présente au miroir. Si ce visage est laid, on le voit laid, quel que soit le désir qu’on puisse avoir qu’il ne le soit pas ; ce qui n’est pas là ne peut tout simplement pas être vu. En ce qui concerne le karma, on fera l’expérience de ses résultats si la causalité négative n’est pas traitée à temps. Si les remèdes sont appliqués correctement, cette expérience peut être modifiée.

Quand le philosophe dit des longues épines pointues et du soleil levant qu’ils ne sont pas créés par quelqu’un, ceci est vrai. Aucun créateur unique – dieu, naga ou autre – ne les a créés ; ils résultent de leurs causes spécifiques, en raison de la présence de certaines conditions. En termes d’expérience subjective, nous les créons nous-mêmes et les vivons nous-même.

Fin du commentaire.

Ayant alors atteint un état de panique totale, le philosophe dit à Tilopa :

– S’il vous plaît, je vous supplie de faire quelque chose afin de me conduire à l’avenir hors des souffrances infernales et de m’assurer une place dans les mondes divins.

De nouveau, Tilopa éclata d’un rire puissant et sauvage, et regarda simplement le philosophe qui, en proie à la peur et au désespoir, avait les yeux qui sortaient presque de la tête.

Il lui donna un autre enseignement :

« Les souffrances de l’enfer ne sont pas éternelles.
Le bonheur divin n’est autre que temporaire.
Éphémère et partielle est votre sagesse..
S’il y a attachement, allez voir les cimetières.
S’il y a dépression, brandissez haut
La bannière de la victoire.
Je n’ai rien expliqué ni montré.
Quand vous verrez le dharmata,
Vous possèderez ce royaume qu’est le dharmakaya. »

Commentaire

Les souffrances de l’enfer ne sont pas éternelles, car elles ne peuvent durer qu’autant que persistent les causes et les conditions qui les ont créées. A cause de son incompréhension et de l’immaturité de sa vision philosophique, le philosophe ne peut pas se rendre compte que les expériences de l’enfer sont un état mental subjectif produit par un conditionnement mental négatif puissant. Il les prend pour réelles et sans fin. Les plaisirs divins dont il fut témoin sont également temporaires.

La sagesse du philosophe est très limitée et incertaine. Son opinion a déjà radicalement changé en l’espace de quelques minutes ; c’est ainsi qu’ayant saisi quelques idées éphémères, il en vient à des conclusions qui ne reflètent que partiellement la vérité. D’abord, convaincu de la non-causalité, il a voulu avec orgueil la défaite de Tilopa. Maintenant, effrayé, il implore son aide et attend de lui qu’il produise les causes du bonheur ; il est attaché aux états divins qui en sont les résultats, et craint considérablement l’enfer.

S’il y a désir et attachement, qu’il aille aux cimetières. Là, il peut vraiment comprendre le karma directement, en réfléchissant à l’origine des cadavres, à leurs vies, et aux causes de ces vies. Alors le désir deviendra la cause du non-désir. S’il y a dépression et s’il redoute la perspective de la souffrance, il est nécessaire qu’il développe la confiance en la causalité et le courage sachant que la souffrance ne dure pas indéfiniment. La souffrance fera place au bonheur.

Il doit brandir haut la bannière victorieuse de la certitude. Pour l’aider à hisser cette bannière, Tilopa l’instruisit de ce qui est appelé en tibétain tonglèn, « donner et recevoir », pratique par laquelle on apprend à apprécier les temps de souffrance en tant que bonnes occasions de développer la compassion et de fortifier l’esprit. Cette pratique très puissante peut transformer la moindre souffrance en la cause d’un grand bonheur. De petites choses peuvent devenir puissantes, de même qu’une simple étincelle peut brûler tout le versant d’une montagne, ou qu’une petite dose de poison peut anéantir une armée entière.

Tilopa n’a pas eu à enseigner ou à montrer quoi que ce soit. Le philosophe l’a découvert de ses propres yeux, qui pour la première fois lui ont montré comment est la vie dans d’autres mondes. S’il peut approfondir encore et comprendre ce qui est au centre de sa vision nouvelle, en d’autres termes voir l’essence universelle (dharmata) à la fois de celui qui voit et de ce qui est vu, alors, il sera capable de détenir le royaume du dharmakaya. Il avait d’abord voulu s’approprier les disciples de Tilopa, sa renommée, etc. En découvrant la nature du dharmakaya, qui est la même pour nous tous, il sera alors capable d’acquérir vraiment la nature même de Tilopa.

Fin du commentaire.

Tilopa continua ensuite de dispenser son enseignement à ce philosophe qui acquit finalement une expérience véritable ainsi qu’une vision profonde.

Il lui enseigna ceci :

« Dans le relatif, tout est sous le contrôle des lois dynamiques de la cause et de l’effet, qui s’appliquent de façon infaillible et inconcevable, sans jamais d’erreur, d’oubli ou de tricherie ; et dans l’absolu, la cause et l’effet sont non-existants. »

Ce philosophe devint le mahasiddha Dharabodhi, dans un lieu proche de Bombay appelé les Nobles collines où furent enterrées la tête et le corps de Nagarjuna. On raconte que ceux qui ont un karma pur peuvent encore y rencontrer Dharabodhi à la longue vie. L’histoire complexe de Nagarjuna a beaucoup de niveaux de signification et ce qui suit n’en donne que quelques détails.

Un collègue de Nagarjuna avait essayé à maintes reprises de l’assassiner, ceci pour des motifs personnels, mais sans jamais réussir, car il était pratiquement impossible de tuer ce très pur mahasiddha bodhisattva. Bien conscient de ce qui se passait, Nagarjuna expliqua comment son propre karma de meurtrier avait été purifié, à l’exception d’une occasion lorsque, il y a très longtemps, il avait accidentellement tranché la tête d’un insecte en coupant de l’herbe. Pour cette raison, la seule manière qui subsistait de le tuer serait de lui couper la tête à l’aide d’une grande lame en herbe ou en jonc. Préoccupé par la destruction de Nagarjuna, et reconnaissant pour cette information, son adversaire fit exactement ce qui avait été dit. Ayant séparé la tête du saint de son corps, il les enterra séparément sur deux versants de la montagne, à des kilomètres l’un de l’autre. C’est alors qu’on entendit la voix de Nagarjuna annoncer que lorsque les deux collines se rassembleraient, il reviendrait pour aider les êtres dans ce monde. Les topographes indiens disent que les deux montagnes se rapprochent petit à petit l’une de l’autre.

Extrait de « Tilopa, some glimpses of his life », © Kagyu Samyé-Ling Tibetan Center ; traduction du tibétain en anglais par Ken Holmes, puis en français par Pol Huellou et publié dans Dharma avec l’aimable autorisation de Kagyu Samye Ling.

 

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