Sous l’arbre de l’éveil

Thich Nhat Hahn

Le vénérable Thich Nhat Hahn raconte l’épisode de la vie du Bouddha, durant lequel, sous l’arbre Pipala, Gautama contemple la nature de la vacuité, l’impermanence et l’interdépendance de toutes choses.

Sous l’arbre Pipala, (c’est le nom de l’arbre de la bodhi) l’ermite Gautama regroupa toutes ses capacités extraordinaires d’attention pour contempler profondément son corps. Il vit chacune de ses cellules comme une goutte d’eau en le cours sans fin de la rivière incessante des naissances, des existences et des morts ; il ne trouva rien dans le corps qui restât inchangé ou qu’il eût pu considérer de manière plausible comme une entité isolée. Mélangée à la rivière de son corps, était celle des sensations, qui étaient aussi chacune une goutte d’eau. Ces gouttes s’interpénétraient les unes les autres, en un processus de naissances, d’existences et de morts. Certaines sensations étant plaisantes, d’autres déplaisantes, et d’autres encore neutres, mais toutes étaient impermanentes : elles apparaissaient ou disparaissaient, tout comme les cellules de son corps.

Avec sa grande attention, Gautama explora ensuite la rivière de ses perceptions qui coulait avec celles du corps et des sensations. Les gouttes dans la rivière de ses perceptions, elles-aussi, étaient entremêlées et s’influençaient les unes les autres dans leur processus de naissances, d’existences et de morts. Si nos perceptions sont justes, la réalité se révèle aisément ; mais si nos perceptions sont erronées, la réalité est voilée. Les gens sont pris dans des souffrances sans fin à cause de leurs perceptions erronées. Ils considèrent comme permanent que ce qui ne l’est pas, comme ayant un soi ce qui en est dépourvu, ce qui est sans naissance ni mort comme naissant et mourant, et ils divisent en parties ce qui est inséparable.

Gautama porta ensuite son intelligence sur les états du mental qui sont les sources de la souffrance – la peur, la colère, la haine, l’arrogance, la jalousie, le désir et l’ignorance. Une intelligence attentive brilla en lui comme un soleil radieux qu’il utilisa pour éclairer la nature de tous les états mentaux négatifs. Il vit que tous s’élèvent à cause de l’ignorance, qu’ils sont à l’opposé des capacités de l’attention, qu’ils sont obscurité, absence de lumière. Il vit la clé de la libération dans la délivrance de l’ignorance et dans l’entrée profonde au cœur de la réalité, dans l’expérience directe et immédiate de celle-ci, cette connaissance n’étant pas alors intellectuelle, mais résultant d’une expérience directe.

Par le passé, Siddhartha avait recherché des méthodes pour vaincre la peur, la colère et l’envie, mais il les avait appliquées en vain parce qu’il essayait simplement de supprimer ces sensations et ces émotions. Siddhartha comprenait maintenant que leur cause est l’ignorance, et que si l’on se libère de l’ignorance, les empêchements mentaux s’évanouissent d’eux-mêmes, comme des ombres s’enfuient devant le soleil. La connaissance profonde de Siddhartha était le fruit de sa profonde attention.

Il sourit et regarda se détachant sur le fond de ciel bleu l’une des feuilles de l’arbre dont la tige allait et venait comme pour l’appeler. Regardant la feuille en profondeur, il vit clairement la présence du soleil et des étoiles : sans soleil, sans lumière ni chaleur, la feuille n’existerait pas ; ceci est parce que cela est. Il vit aussi dans la feuille la présence des nuages. Sans nuages il n’y aurait pas de pluie, et sans pluie la feuille ne pourrait être. Il vit la terre, le temps, l’espace et l’esprit, tous étaient là dans la feuille. En fait, à ce moment même, l’univers entier existait dans cette feuille. La réalité de cette feuille est un miracle merveilleux.

Alors que d’ordinaire nous pensons qu’une feuille naît au printemps, Gautama put voir qu’elle avait été là depuis longtemps dans le soleil, les nuages, l’arbre et lui-même. Voyant que la feuille n’était jamais née, il vit aussi que lui-même n’était jamais né. La feuille et lui même s’étaient simplement manifestés ; ils n’étaient jamais nés et étaient incapables de mourir. Avec cette vision profonde, les idées de naissance et de mort, d’apparition et de disparition se dissolvaient ; la face réelle de la feuille et sa propre nature se révélaient d’elles-mêmes. Il put voir que la présence d’un quelconque phénomène rend possible l’existence de tous les autres phénomènes. L’un d’eux les comprend tous, et tous sont présents en l’un.

La feuille et son corps étaient un, ne possédant pas un soi séparé ou permanent. Aucun des deux ne pouvait exister indépendamment du reste de l’univers. Voyant la interdépendance de tous les phénomènes, Siddhartha vit leur nature vide. Toutes les choses sont dépourvues d’un soi séparé ou isolé. Il réalisa que la clé de la libération demeure dans les deux principes que sont l’interdépendance et du non-soi. Les nuages s’amoncelèrent dans le ciel, formant un écran blanc derrière la feuille translucide du pipala. Peut-être qu’en soirée les nuages rencontreraient un vent froid et se transformeraient en pluie. Les nuages sont une manifestation, la pluie une autre. Les nuages ne sont pas nés et ne meurent pas. Si ces nuages comprenaient cela, pensa Gautama, ils chanteraient certainement leur joie en tombant en pluie sur les montagnes, les forêts et les rizières.

Eclairant les rivières de son corps, de ses sensations, de ses perceptions, de ses formations mentales et de sa conscience, Siddhartha comprenait maintenant que l’impermanence et la vacuité de soi sont des conditions tout à fait vitales. Sans l’impermanence et le vide de soi, rien ne pourrait croître et se développer. Si un grain de riz n’était pas naturellement impermanent et dépourvu de soi, il ne pourrait pas pousser et grandir en un plant de riz. Si les nuages n’étaient pas vides de soi et impermanents, ils ne pourraient pas se transformer en pluie. Sans une nature impermanente et dépourvue de soi, un enfant ne pourrait jamais devenir un adulte. Ainsi pensa t-il : « Accepter la vie signifie accepter l’impermanence et l’absence de soi. La source de la souffrance est une croyance erronée en la permanence et en l’existence de sois séparés. Voyant cela, l’on comprend qu’il n’y a ni naissance ni mort, ni production ni destruction, ni un ni multiple, ni intérieur ni extérieur, ni grand ni petit, ni impur ni pur. De tels concepts sont des distinctions fallacieuses engendrées par l’intellect. Si l’on pénètre la nature vide de toutes choses, toutes les barrières mentales seront dépassées, et l’on se libèrera du samsara. ».

D’un soir au suivant, Gautama médita au pied de l’arbre pipala, éclairant à la lumière de son attention son corps, son esprit et tout l’univers. Ses cinq compagnons l’avaient abandonné depuis longtemps, et ses frères d’ascèse étaient maintenant la forêt, la rivière, les oiseaux et les myriades d’insectes vivant sur la terre et sous les arbres. Le grand arbre pipala était ainsi son frère de pratique. Les étoiles qui s’allumaient chaque soir quand il s’asseyait en méditation étaient également ses frères de pratique. Il médita tard dans la nuit.

Les enfants du village venaient lui rendre visite seulement en début d’après-midi. Un jour, Sujata lui apporta une offrande de riz cuit avec du lait et du miel, et Svasti lui apporta une brassée d’herbe kusha fraîche. Après que Svasti fut allé conduire les buffles à la ferme, Gautama fut saisi du sentiment profond qu’il atteindrait le grand éveil cette nuit même. La nuit précédente, il avait eu plusieurs rêves inhabituels. Dans l’un d’eux, il s’était vu étendu sur le côté, les genoux touchant les Himalaya, la main gauche touchant la côte de l’océan oriental, la droite touchant les côtes occidentales et les deux pieds reposant contre les berges de la mer du sud. Dans un autre rêve, un immense lotus aussi grand qu’un char jaillit de son nombril et sembla toucher les nimbes célestes. Dans un troisième rêve, des oiseaux de toutes les couleurs, plus nombreux que l’on n’en pouvait compter, volèrent vers lui, venant de toutes les directions. Ces rêves semblaient annoncer que son grand éveil était maintenant à portée de main.

Tôt ce soir là, Gautama médita en marchant le long des berges de la rivière. Il entra dans l’eau et se baigna ; puis, au coucher du soleil, il retourna s’asseoir sous son arbre pipala familier. Il sourit en voyant les jeunes pousses d’herbe kusha au pied de l’arbre, sous cet arbre même où il avait déjà fait en méditant de si nombreuses découvertes importantes. Maintenant, le moment qu’il attendait depuis si longtemps approchait. La porte de l’éveil était sur le point de s’ouvrir.

Doucement, Siddhartha s’assit dans la position du lotus. Il contempla la rivière coulant doucement là-bas, tandis qu’une douce brise couchait l’herbe sur ses berges. La nuit de la forêt était tranquille mais très vivante. Autour de lui crépitaient des milliers d’insectes. Il tourna son attention vers sa respiration, fermant les yeux, et les étoiles de la nuit apparurent dans le ciel.

(…)

(Traduit de l’anglais par le Chédra de Karma-Ling)

 

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