Le cœur de l’éloquence

Hymne au Seigneur Silencieux

Hymne à la production dépendante

Tsongkhapa (1357-1419)

Quoique renommé comme érudit et enseignant, Tsongkhapa était peu satisfait de sa réalisation personnelle de la vacuité, la nature ultime des phénomènes. Aussi, en 1397 entreprit-il une retraite à Olkha dans le but d’approfondir sa compréhension. Tout en priant intensément le maître, inséparable de MañjuŸrı, il se replongea dans l’étude des principaux commentaires au Traité sur le Milieu : les Paroles claires de Candrakırti, Protégé par l’Eveillé (Buddhapalita) par l’auteur de même nom et, les Flammes d’Argumentation de Bhavaviveka. Une nuit il rêva qu’il se trouvait présent à une discussion réunissant, outre Nagarjuna, les principales autorités sur la philosophie du Milieu, Aryadeva, Buddhapalita, Candrakırti, Bhavaviveka, Nagabodhi, Santideva. A un certain moment, Buddhapalita se leva et le bénit avec un exemplaire de sa propre exégèse au Traité sur le Milieu. Tsongkhapa s’éveilla envahi par un sentiment d’extrême félicité et, alors qu’il consultait le XVIIIè chapitre du commentaire de Buddhapalita, à la lecture du passage où il est dit que le soi n’est ni identique ni différent des agrégats, il obtint spontanément la réalisation directe de la vérité ultime. A l’issue de cette intuition, débordant de foi pour l’Éveillé qui fut le premier à pénétrer et à transmettre l’instruction sur la production dépendante, le même jour il composa cette louange.

Hommage à l’Éveillé parfaitement accompli

Le suprême Orateur

Qui a révélé la production en dépendance :

Non-production, non-cessation,

Non-permanence, non-annihilation,

Non-allée, non-venue,

Non-identité, non-diversité,

L’apaisement de la pensée discursive, la béatitude !

Je m’incline devant le Maître sans égal,

Omniscient de parole et vision,

Le Vainqueur qui a perçu et enseigné

La production en dépendance.

Celui qui a vu en l’ignorance

La racine de toutes les déchéances du monde

Et s’en est détourné

A proclamé la production en dépendance.

Comment donc, l’intelligent ne comprendrait-il pas

Que la voie de la production dépendante

Est l’essence même de ta Doctrine ?

Cela étant, ô Protecteur,

Qui donc trouverait pour te louer

Une merveille plus grande

Que ta parole sur la production en dépendance ?

« Ce qui dépend de conditions

Est vide de nature propre. »

Comment trouverait-on une méthode d’instruction

Plus extraordinaire que cette proclamation ?

Les hommes puérils qui la saisissent

Renforcent les liens des conceptions extrêmes,

Tandis que pour les sages c’est l’ouverture même

Par où trancher entièrement

Le filet des pensées discursives.

Puisqu’on ne rencontre pas

Cette doctrine chez d’autres

Toi seul est nommé « Maître »,

Un simple mot de flatterie pour les Passeurs,

Comme celui de lion (attribué) au renard.

Admirable Maître, admirable Refuge,

Admirable et suprême Orateur,

Admirable Protecteur,

Je rends hommage à cet Enseignant

Qui a proclamé la production dépendante !

Ô Bienfaiteur,

Afin de soigner les migrants tu as enseigné

L’incomparable raison qui rend certaine la vacuité,

L’essence des préceptes.

Comment celui qui perçoit

L’enchaînement de la production en dépendance

Comme contradictoire ou non établi,

Pourra-t-il pénétrer ta méthode ?

Pour toi, quand on voit que la vacuité

A pour sens la production en dépendance

Le vide de nature propre n’infirme pas

La validité de l’acte et de l’agent.

Par contre, quand on voit l’opposé de ceci,

Dans le vide l’activité devient impossible,

Et dans l’activité le vide paraît inexistant ;

On tombe ainsi dans un abîme d’anxiété.

Par conséquent, dans ta Doctrine

La vision de la production en dépendance

Est hautement prônée,

Mais pas comme totale inexistence

Ni existence en soi.

La non-dépendance est semblable

À une fleur de l’espace.

Par suite, le non-dépendant n’existe pas.

Si l’être en soi existait, son existence

Contredirait la dépendance

De causes et de conditions.

De ce fait, comme tu as déclaré que rien n’existe

En dehors d’une production en dépendance,

Aucun phénomène n’existe

En dehors d’un vide de nature propre.

Puisque tu as dit « l’être en soi est immuable »,

Si les phénomènes avaient quelque nature propre

La transcendance de la douleur serait impossible

Et la pensée discursive immuable.

En conséquence, devant l’assemblée des sages

Maintes fois tu as poussé le rugissement du lion :

« Libre de nature propre ».

Qui pourrait le surpasser ?

Toutes les présentations sont acceptables

Lorsque ces deux :

La complète absence de nature propre

Et la production dépendante ne s’opposent pas.

Quel besoin aurait-on

De mentionner leur conjonction ?

« La raison de la production dépendante

Empêche de s’appuyer sur les vues extrêmes. »

Cette excellente parole est la cause pour laquelle,

Ô Protecteur, tu es l’Orateur sans égal !

Tout ceci est vide d’être en soi

Et tel effet naît de telle cause.

Ces deux certitudes, loin de s’exclure,

S’associent mutuellement !

Qu’y a-t-il de plus merveilleux que ceci ?

Qu’y a-t-il de plus admirable que ceci ?

Te célébrer selon ce mode

Cela sert de louange et pas autrement.

Asservis par l’ignorance

Certains te détestent.

Que les mots « absence de nature propre »

Leur soient insupportables, quoi d’étonnant ?

Par contre ceux qui,

Acceptant la production en dépendance,

Le précieux trésor de ta parole,

Ne peuvent soutenir le rugissement de la vacuité

Me surprennent vraiment !

Sur le nom

De l’incomparable production en dépendance,

L’ouverture sur l’absence d’être en soi,

Ces gens conçoivent un être en soi.

Ils devraient être conduits par quelque moyen

Sur la bonne voie qui te ravit,

Le gué sans pareil, excellemment traversé

Par les Supérieurs éminents.

L’être en soi est incomposé, autonome,

Et la production dépendante

Composée, corrélationnelle.

Comment ces deux faits s’assembleraient-ils

Dans une base, sans contradiction ?

Par conséquent, toute production en dépendance

Est depuis toujours isolée d’une nature propre.

Néanmoins, comme elle apparaît (réelle)

Tu as déclaré que tout ceci

Est semblable à une illusion.

De ce fait, on comprendra clairement

La déclaration (de Nagarjuna) d’après laquelle

Ceux qui s’opposeraient à ton enseignement

Ne pourront raisonnablement

Y trouver de faiblesse.

Pourquoi ? Parce que ton instruction

Sur les choses visibles et invisibles

Rejette au loin les possibilités

De surimposition et de rejet.

Cette voie de la production dépendante,

Preuve que ta parole est insurpassable,

Est cela même qui engendre la conviction

De la validité de tes autres déclarations.

Ayant perçu le sens tel qu’il est

Tu l’as bien exposé.

Qui à ta suite s’entraîne,

Ayant abandonné la racine de toute erreur,

Est éloigné de tous les maux.

Mais ceux qui se détournent

De ton enseignement,

En raison d’une vue d’un soi tenace,

Même après de longues fatigues

Ultérieurement appellent l’erreur.

Ô merveille ! Le sage qui comprend

La différence entre ces deux

Comment, du plus profond de lui-même,

Ne te respecterait-il pas ?

Pourquoi mentionner

Tes multiples enseignements ?

Acquérir une certitude générale, même grossière,

De la signification d’une simple portion

Cela seul confère une sublime félicité.

Hélas, mon esprit est dominé par l’ignorance,

Et bien que je sois venu de loin prendre refuge

Dans la masse de telles excellences,

Je n’en ai pas même obtenu une fraction.

Pourtant, lorsque je me dirigerai

Vers la gueule du seigneur de la mort,

Et que le courant vital ne sera pas encore épuisé,

Je me considérerai bien fortuné

D’avoir quelque confiance en toi.

Parmi les maîtres,

Le maître de la production en dépendance,

Parmi les sagesses,

Celle de la production en dépendance,

Ces deux sont, dans le monde,

Comme de puissants Vainqueurs.

Ô Souverain,

Ta connaissance est insurpassable !

Tout ce que tu as enseigné

Est approfondi

À partir de la production dépendante;

Comme cela a pour but de transcender la douleur

Il n’est aucun de tes actes qui n’apporte la paix.

Ô merveille !

Puisque ceux qui entendent ta Doctrine

Accèdent tous à la quiétude,

Qui donc manquerait de respect

À ses détenteurs ?

Mon enthousiasme croît pour ce système

Qui triomphe de toutes les oppositions,

Est libre de contradictions internes

Et exauce le double propos de l’humanité !

À cette fin, maintes et maintes fois

Au cours d’âges sans nombre

À certains tu as offert ton corps, à d’autres ta vie,

Tes proches bien-aimés, tes richesses.

Ayant perçu de telles qualités

Tu as fait jaillir cette doctrine de ton cœur

Comme le poisson tiré par l’hameçon.

Quelle infortune de ne pas l’avoir entendue

De ta (bouche) ?

Grâce à l’intensité de cette détresse,

Comme l’esprit d’une mère

Qui reste attentif à l’enfant bien-aimé,

Mon esprit ne s’écarte pas (de ta Loi).

Et aussi quand je songe à ta parole

Pensant : « Ce maître entouré

D’un réseau de lumières

Irradiant de la splendeur des marques et des signes,

A parlé de cette manière

Avec la voie de Brahma ! »

La simple apparence à l’esprit

De l’image du Silencieux

Me guérit, comme les rayons de la lune

Soulagent les tourments de la canicule.

Ainsi, quoique cet excellent système

Soit une merveille,

Les ignorants s’y empêtrent

Comme dans des herbes folles.

Ayant vu cette méthode

J’ai déployé de multiples efforts

Pour suivre les sages,

Scrutant encore et encore ton intention.

J’ai alors étudié de nombreux textes

De nos propres écoles et des autres.

Mais les filets du doute

Assaillaient mon esprit de toutes parts.

Pourtant, lorsque par la bonté du maître

Le jardin de lotus kumuda

Du système de Nagarjuna

Annoncé comme l’exégète correct

De la méthode de ton véhicule suprême

Exempt des extrêmes

D’existence et de non-existence –

Fut éclairé par la blanche guirlande lumineuse

Des bonnes explications de Candrakırti

Dont l’orbe plein de gnose immaculée

Traverse librement l’espace des Ecritures,

Dissipe les ténèbres des cœurs

Adhérant aux extrêmes,

Eclipse les étoiles des doctrines erronées,

Alors, mon esprit guérit de ses fatigues.

De tous les actes

L’acte de la parole est souverain.

Puisque c’est ainsi, que les sages commémorent

L’éveillé pour cela !

Suivant le Maître, j’ai renoncé au monde

Et ma pratique de la parole du Vainqueur

N’est pas médiocre.

Moi, un moine appliqué ardemment

À m’unir au vrai

Je vénère ainsi le Grand Anachorète.

Une telle rencontre

Avec la Doctrine de l’incomparable Enseignant

Etant due à la bonté des maîtres,

Je dédie cette vertu afin que tous les migrants

Soient soutenus par les saints amis spirituels.

Que l’enseignement de ce Bienfaiteur

Jusqu’à la fin du cycle ne soit pas troublé

Par le vent des mauvaises conceptions !

Que s’accroisse la confiance dans le Maître

Acquise en pénétrant la nature de sa Doctrine !

Dans toutes mes naissances,

Sans un seul instant de relâchement,

Puissé-je par l’abandon

Même de mon corps et de ma vie

Maintenir cet excellent système du Silencieux

Qui illumine l’ainsité

De la production en dépendance !

Puissé-je employer mes jours et mes nuits

À réfléchir aux moyens de propager

L’achèvement de ce Guide sublime

Réalisé au prix de difficultés incommensurables

En faisant de l’effort l’essence (de ses vies) !

Tandis que je m’attache à ces méthodes

Avec une haute aspiration

Puissent Brahma, Indra, les Protecteurs du monde,

Mahakala et les autres Gardiens

M’assister sans faillir !

© Editions Dharma 1985. Extrait de « L’entrée au milieu », reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

 

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