Communion et contemplation

Père Bede Griffiths (1906-1993)

La conférence qui suit, prononcée le 25 novembre 1992, fut, l’une des dernières du Frère Bede Griffiths, peu avant sa mort. De notre point de vue bouddhique, elle résume d’une façon magistrale la vision de l’unité transcendante des traditions. C’est un magnifique testament spirituel de l’un des plus grands maîtres contemporains ; nous remercions le révérend Père de Give de nous l’avoir transmise.

Les impératifs éditoriaux ont obligé à des coupures et à placer des sous-titres.

Présentation de dzogchèn

Je voudrais parler principalement de l’enseignement tibétain nommé dzogchèn et de sa relation à la contemplation chrétienne. Je dois commencer par dire que je ne suis pas expert en enseignement tibétain. Mon intérêt s’est davantage porté vers l’hindouisme. Mais j’ai été extrêmement attiré par cet enseignement particulier de dzogchèn. (…) Ce que j’ai à dire me semble très important. Je ne suis venu que récemment à cet enseignement qui exprime la plus grande part de mon idéal de contemplation chrétienne.

Dzogchèn est reconnu comme l’une des plus anciennes, peut-être la plus ancienne tradition du bouddhisme tibétain. Son histoire est très intéressante. Les livres indiquent qu’elle est issue de la tradition Bön du Tibet. Avant l’arrivée du bouddhisme au Tibet, il y avait une tradition autochtone nommée Bön, qui faisait partie de la religion chamanique asiatique. La tradition religieuse la plus précoce dans le monde est celle des chamans d’Asie centrale et nordique ; elle remonte aux temps paléolithiques. Des milliers d’années avant le Christ, il y eut ces hommes, des chamans, qui eurent une vision de Dieu, de la réalité ultime ; ils se soumirent à une initiation très stricte et éprouvante et devinrent des maîtres, surtout en enseignement mais aussi en médecine et en santé. Leurs pouvoirs et la tradition de la religion chamanique arrivèrent au Tibet à une époque très reculée. Puis, à l’époque de Padmasambhava, la tradition commença à se développer ; elle fut influencée à un certain moment par la tradition chinoise chang. Chang en chinois devint zen en japonais. Elle fut ensuite finalement intégrée à la tradition du bouddhisme tibétain ; elle est maintenant reconnue comme l’une des principales écoles du bouddhisme.

La caractéristique particulière du dzogchèn est d’être une transmission directe de la connaissance suprême. Il y a d’autres méthodes graduelles d’initiation, beaucoup plus banales, mais celle-ci a cette particularité. C’est ce qui se rapproche le plus, je pense, de notre tradition chrétienne. Je voudrais montrer les analogies entre le dzogchèn et la tradition contemplative de l’Église, particulièrement issue de nos Pères et des grands mystiques médiévaux.

La science moderne et la vision bouddhiste

Cette tradition est maintenant entrée en contact avec la science moderne occidentale, qui traverse une profonde révolution. On peut dire que l’ancienne physique newtonnienne étudiant des corps séparés se mouvant dans l’espace et le temps a laissé place à la physique relativiste et quantique. Les scientifiques d’aujourd’hui parlent de l’univers en tant que sphère d’énergies, d’énergies en vibration. L’idée que nous sommes tous des êtres séparés est en un sens une illusion, une apparence. La réalité apparaît comme cela dans sa multiplicité et sa dualité mais la réalité sous-jacente est non dualiste. Derrière toutes les différences dans la création et dans l’humanité, il y a une unité ; telle est la vision des sciences occidentales et telle est la vision du mysticisme tibétain.

(…)

Jusqu’à une date récente, les scientifiques occidentaux n’avaient pas introduit la conscience humaine dans leur science. Il pensaient être simplement de purs esprits contemplant quelque chose d’autre qu’eux ; ce n’est que maintenant qu’ils commencent à découvrir qu’il n’est pas possible de comprendre l’univers extérieur sans avoir compris sa propre conscience. Ce fut le fondement du mysticisme oriental depuis ses origines. Il en est venu à voir l’univers comme un ensemble de relations interdépendantes du corps et de l’esprit, dont les parties n’existent que par leur relation réciproque et leurs connexions avec le tout. L’univers entier est une matrice de relations physiques et mentales qu’on ne peut analyser en parties séparées telles que vous, moi et le monde autour de nous. Nous ne pouvons comprendre les parties que dans leur contexte général. (…) Les physiciens occidentaux imaginent le monde extérieur et essaient d’arriver à le comprendre. Il est, pour eux, extérieur alors que pour les bouddhistes du Tibet, et pour tout bouddhiste, il est illusoire. Le monde extérieur et notre propre monde intérieur sont, selon le bouddhisme, deux facettes d’une même réalité, en laquelle les trames de toutes les formes et de tous les événements évoluent dans un flux inextricable de relations mutuellement conditionnées. Cette matrice de relations interdépendantes est la conception de l’univers selon le bouddhisme, et particulièrement selon le bouddhisme tibétain ; elle est analogue à celle que les scientifiques occidentaux découvrent aujourd’hui. Il est important de s’en rendre compte parce que les monastères et les moines tibétains sont aujourd’hui répandus sur toute la planète. J’ai récemment voyagé en Europe, en Amérique et en Australie ; on y rencontre partout des moines tibétains et des monastères tibétains, ainsi que des occidentaux qui étudient l’ensemble du bouddhisme et particulièrement le bouddhisme tibétain. Nous sommes à un moment crucial de l’histoire, alors que deux traditions, qui ont été totalement séparées et souvent pratiquement en opposition, commencent à se rencontrer. Ce qui m’intéresse dans cet enseignement tibétain, c’est que j’y trouve la description la plus adéquate de ce qu’un contemplatif chrétien comprend du monde. Tel est le fond de mon propos.

Le point de vue chrétien

Je pense que je devrais commencer par le point de vue chrétien sur l’univers pris dans St. Paul ; il est fondamental, bien qu’il ait été oublié par de très nombreux chrétiens depuis fort longtemps. Il y a trois niveaux de réalité, trois modes d’existence et de conscience humaine. Ce sont le corps, l’âme et l’esprit, et il faut faire la distinction entre l’âme et l’esprit. Dans notre tradition occidentale, je crains bien que nous ne soyons confus. Cette tradition vient de saint Paul, vous la trouverez explicitée dans la Lettre aux Thessaloniens, au chapitre 5, mais elle est implicite dans ce que nous appelons ses écrits, particulièrement sa Lettre aux Corinthiens. Ainsi, le monde est-il tout d’abord âme et corps. Nous appartenons à un univers physique ; tel est le corps. Il y a ensuite la psyché, l’âme, l’univers psychologique dans lequel nous sommes tous. Tous les êtres humains sont psychologiquement interconnectés, depuis le début du monde. Nous sommes tous membres d’un tout, c’est ce qu’on appelle la psyché, qui est commune à tous les humains. Puis, au-delà du corps (sôma), au-delà de l’âme (psyché), il y a pneuma (l’esprit). En sanscrit, c’est l’atman. Je ne sais pas exactement quel nom les Tibétains lui donnent. Mais c’est la clé de tout. Au-delà du corps, au-delà de l’âme, tout être humain possède un point de transcendance de lui-même. Karl Rahner, notre théologien moderne le plus éminent, a dit un jour que l’être humain est constitué d’une aptitude à la transcendance de lui-même. Nous avons tous la capacité de transcender notre corps, notre corps humain limité, de transcender notre psyché, notre âme humaine limitée, et d’être ouverts à l’infini et à l’éternel. Tel est notre esprit, notre pneuma, atman. A ce point, nous nous dépassons nous-même et nous sommes en contact avec l’infini. De nombreuses personnes ont perdu ce contact, de nombreux chrétiens l’ont perdu, je crains de l’avoir perdu, lorsque nous nous considérons comme corps et âme, et Dieu quelque part par là haut … mais ce n’est pas vrai. Nous sommes corps et âme, et au niveau de l’esprit, nous sommes en Dieu et Dieu est en nous. Voilà notre point de communion. C’est pourquoi la contemplation chrétienne est vue comme dépassant notre corps et nos sens, dépassant notre esprit et la multiplicité de ses concepts avec toutes les dualités, et nous ouvrant à la réalité transcendante, que nous ne pouvons nommer. Nous l’appelons Dieu, mais il n’a pas de nom. Saint Thomas d’Aquin le confirmerait. Aussi, toutes les religions se rencontrent en cet au-delà infini transcendant, auquel nous pouvons tous nous ouvrir. Au niveau de la psyché, nous sommes tous différents. Nous avons des enseignements différents, des rituels et des moyens de nous exprimer différents, des modes de vie différents. Mais, au niveau de l’esprit, nous sommes tous un. Nous sommes unis au-delà de l’ego, du soi séparé. Au-delà de toutes les dualités, est ce que l’on nomme non-dualité. La contemplation chrétienne consiste exactement à dépasser notre corps limité, notre âme limitée et à nous ouvrir à la présence de l’éternelle réalité.

Le point de vue de la tradition tibétaine

Voyons maintenant la tradition tibétaine. Elle commence à ce que nous appelons l’état primordial ; au-delà de notre conscience actuelle, physique et psychologique, limitée, et au-delà de toute la multiplicité des phénomènes, il est un état primordial de perfection.

Je voudrais maintenant lire un beau texte, appelé Chant vajra (le vajra est la foudre qui symbolise ce pouvoir de l’au-delà qui attaque l’être humain et l’ouvre à l’infini). Il parle de l’état naturel de tous les êtres humains ; tous les êtres humains viennent de cet état primordial qui n’est pas né. Nous sommes nés en ce monde de temps et d’espace mais à l’origine nous ne sommes pas nés. Il n’y a pas d’avènement ni de disparition, pas d’interruptions, il y a omniprésence. Ainsi, au-delà de ce monde d’événements, d’évolution, de mouvement d’une chose et d’une autre, de multiplicité, il y a une réalité infinie, éternelle et non changeante de laquelle nous provenons tous. C’est le suprême dharma, immuable, non qualifiable.

Dans notre tradition chrétienne, nous voulons toujours définir et tout conceptualiser. C’est très utile à un certain niveau mais inutile au-delà de ce niveau, et tous les mystiques savent que lorsque l’on parvient à la réalité, les concepts sont dépassés. Je rappelle que saint Thomas d’Aquin, qui est notre plus grande autorité en théologie, était catégorique quant au fait qu’aucune image, aucun concept de Dieu n’est, de près ou de loin, adéquat à la réalité. Nous parlons de Dieu comme si nous savions de quoi nous parlons, mais nous ne le savons pas. Dieu est omnio ignotus, absolument inconnu. Nous ne connaissons pas Dieu en lui-même, nous connaissons seulement son reflet en tant qu’univers et par la révélation qu’il nous a faite. Mais Dieu lui-même est au-delà.

Tel est le fondement d’une véritable tradition religieuse, qu’elle soit bouddhique, hindoue ou musulmane. Les soufis de l’islam enseignent exactement la même chose, et nos mystiques de la chrétienté depuis l’époque du Nouveau testament jusqu’aux Pères de l’Église et au Moyen-Age aussi.

Dans la tradition dzogchèn, cette réalité primordiale, que l’on ne peut nommer, que l’on ne peut définir, est en tout, a une capacité innée de manifestation, et l’univers créé que nous expérimentons est comme un miroir, il reflète la réalité divine. C’est pourquoi cette tradition parle du cristal et de la voie de la lumière. Un cristal est quelque chose de visible dans l’univers créé ; lorsque la lumière le touche, il y a tout autour différents reflets dus au cristal, tandis que le cristal demeure unique. De la même façon, la réalité éternelle divine et infinie se projette elle-même dans le monde que nous connaissons, dans l’ensemble de la création, dans notre propre vie personnelle ; c’est la sphère de la manifestation. La grande erreur est d’imaginer que cette réflexion du divin dans le monde autour de nous est la réalité. Toutes les sciences occidentales ont été construites depuis trois siècles sur l’illusion qu’il y a des êtres humains regardant un monde réel à l’extérieur d’eux-mêmes. La science occidentale découvre cette illusion, comprenant qu’il n’y a pas de monde réel extérieur à la personne qui cherche à connaître ce monde. La réalité est à la fois intérieure et extérieure, et elle est au-delà de l’intérieur et de l’extérieur. Toutes les dualités, du sujet et de l’objet, de l’esprit et de la matière, de blanc et de noir, de bon et de mauvais, créées par l’esprit humain, reflètent la réalité divine dans un mode de conscience dualiste. Nous vivons tous selon ce mode dualiste qui crée toutes ces séparations en objets. (…)

L’unité spirituelle

Le monde aujourd’hui se désintègre complètement. Nous nous combattons les uns les autres, avec tous nos petits mois séparés les uns des autres et de toutes les choses. Nous essayons aujourd’hui de découvrir l’illusion. Toute cette fragmentation, cette violence, tous ces conflits appartiennent à ce monde d’apparences. Une bonne illustration de cela est le système de la télévision. Si l’on regarde l’écran, on peut voir un match de cricket ou un débat politique ou un service religieux, et imaginer que tout cela se déroule dans cette petite boîte. Mais bien sûr, ce n’est pas dans cette petite boîte que cela se déroule. On pense alors que tout cela se produit dans l’univers environnant, mais ce n’est pas là non plus. Tout ceci est le reflet de ce qui se produit dans un état transcendant. Nous essayons de sublimer notre conscience humaine actuelle limitée, en la suprême intelligence qui a toujours été là.

Dzogchèn est une tradition qui reconnaît que, depuis le début des temps, les êtres humains ont été conscients de cette unité originelle. Ce n’est pas une nouvelle découverte ; cette compréhension est présente dans le monde depuis des dizaines de milliers d’années avant le Christ. Ainsi, les êtres humains ont toujours été conscients mais il est quelque chose qui dépasse notre connaissance, qui est au-delà de nos sens, qui ne peut être nommé de façon appropriée. Nous pouvons l’appeler Dieu ou lui donner un autre nom. C’est seulement un nom que nous donnons. Dieu ne peut être exprimé en mots et pourtant il est toujours là ; corps et esprit proviennent de cette réalité transcendante. C’est le fondement de tout.

Actuellement lorsque les gens en viennent à découvrir que ce monde n’est pas ce qu’ils pensaient qu’il était, leur tendance est d’entrer au monastère en abandonnant tout derrière eux pour vivre une vie sainte en présence de Dieu. Ils sont simplement mis à l’écart du monde, et c’est une grande erreur. De très nombreux enseignements encouragent cette erreur; elle est souvent présente dans le christianisme, dans l’hindouisme, et aussi, je le pense, dans le bouddhisme zen.

(…)

La réalité non dualiste

Au lieu de démissionner du monde, vous pouvez prêter attention à votre corps, à votre respiration, à vos sentiments, à vos pensées jusqu’à ce que vous ayez dépassé toutes les différences et limitations, et réalisé ce que nous appelons la présence de Dieu. Nous sommes tous « un » avec la réalité ultime. L’expression chrétienne de cela se trouve dans St Jean, mais peu d’entre nous semblent en être tout à fait conscients. Jésus prie pour ses disciples, pour qu’ils puissent être « un ». « Comme Toi, Père, en moi et moi en Toi, qu’ils puissent être un en nous ». Jésus est un avec le Père. Soit dit à ce propos, et ceci est très important, Jésus n’est pas le Père. De nombreux chrétiens sont confus lorsqu’ils parlent de Jésus comme Dieu qui serait simplement le même que le Père. Mais Jésus n’a jamais déclaré : « Je suis le Père ». Il dit : « Je suis en le Père, le Père est en moi, celui qui me voit voit le Père mais je ne suis pas le Père ». Il procède du Père, il vient du Père. C’est ce que l’on appelle une relation non dualiste, et c’est la clé de l’enseignement qui se retrouve dans toutes les traditions. Au-delà de toute dualité il y a une réalité non dualiste. Ce n’est pas simplement deux, et ce n’est pas un. Ainsi Dieu et le monde, Dieu et vous et moi ne sommes pas deux. C’est exactement l’enseignement de St Thomas d’Aquin et de la tradition catholique. Dieu et le monde ne sont pas deux. Sarah Grant, grande érudite catholique, une Sœur du Sacré cœur de Puna, a beaucoup écrit, particulièrement un petit livre sur Une théologie alternative, où elle montre que l’enseignement de saint Thomas d’Aquin dit que le monde n’est que relatif et n’a pas d’existence en lui-même, il existe en relation avec Dieu ; c’est une relation à l’Absolu. C’est exactement la même chose que l’enseignement de Shankara, qui dit que le monde n’est pas inexistant mais qu’il a une réalité relative. (…) Vous n’existez pas en vous-mêmes, vous n’avez pas de réalité en vous-mêmes, votre réalité est en Brahman, en Dieu. Et ainsi Shankara et Saint Thomas sont en accord. Nagarjuna, un grand enseignant du bouddhisme au second siècle, enseigna la non-dualité, qui est le fondement de tout le bouddhisme madhyamaka, la voie du milieu. Il dit exactement la même chose. Vous ne pouvez pas connaître le monde au moyen de votre intellect, qui toujours sépare, divise, analyse, etc. les merveilleux spectacles de l’univers. Ce n’est que lorsque vous dépassez votre esprit, ses concepts et ses jugements, que vous entrez dans un état de conscience plus profond et réalisez l’unité. C’est la racine de la connaissance. En grec c’est gnosis, en sanscrit jñana, une connaissance divine. C’est une intelligence de l’ultime réalité. La tradition soufi, depuis le 8ème ou 9ème siècle, a réalisé cette non-dualité. Un grand enseignant musulman nommé Ib’n Arabi, a écrit au douzième siècle un livre en quinze volumes The beazles of wisdom publié dans Classics of western spirituality et très bien édité par un érudit anglais. Il donne la clé de cet enseignement. Nous vivons tous dans ce monde de dualité, nos esprits sont dualistes. L’esprit rationnel est dualiste, il sépare, il divise, mais c’est une étape nécessaire, et nous devons passer par cette étape de l’analyse et de la division. C’est ce que, de nos jours, nous essayons de faire dans la religion. Voyez-vous, nous sommes tous divisés, que nous soyons bouddhistes, hindous, musulmans ou chrétiens. Toutes ces différences appartiennent au monde de la dualité. Mais derrière toutes ces différences il y a une réalité, la vérité unique. Les musulmans parlent d’Allah (c’est un Dieu personnel), mais, derrière lui, il y a Allpuc, la réalité profonde.

La Trinité

Dans chaque tradition, nous avons besoin d’une forme personnelle de Dieu, mais il faut savoir qu’elle n’est pas définitive. (…) Dans la tradition chrétienne, on en parle au moyen de la trinité, mais Dieu n’est pas une personne. J’ai évoqué ce sujet avec le Dalaï-Lama. Il est inquiet, car la plupart des chrétiens parlent de Dieu comme d’un créateur personnel et cela crée un grand blocage entre les chrétiens et les bouddhistes. Mais, voyez-vous, le Dieu des chrétiens n’est pas du tout une personne. Dieu est une réalité interpersonnelle et les personnes de la trinité sont ce que nous nommons des relations subsistantes. C’est l’enseignement énoncé par saint Thomas d’Aquin. Les personnes sont des relations interpersonnelles ; voilà le modèle de tout l’univers. Les relations que nous voyons dans la tradition du bouddhisme sont des connexions interpersonnelles. En fin de compte, nous sommes un. Dieu le Père lui-même est une relation interpersonnelle, qui est communion d’amour. Aimer, c’est donner et recevoir, partager ; toute la réalité humaine est un partage de l’amour. C’est la réalité derrière l’ensemble de l’univers. Nous vivons tous dans une situation terrible de conflit, mais si nous regardons en arrière nous réalisons que nous avons tous été un dans cette communion d’amour. C’est ainsi que nous essayons de voir le monde aujourd’hui.

Revenons en à cette réalité non dualiste ; la relation de Jésus au Père est une relation non dualiste. Jésus n’est pas le Père, mais ils sont un, ils ne sont pas deux, pas divisés. On ne peut pas dire cela en termes de logique, et c’est là le problème. Nous voulons tout exprimer en termes logiques, mais ceux-ci ne peuvent exprimer les vérités divines. Ainsi devons-nous dépasser la logique, et réaliser par la méditation cette union avec Dieu. Dieu est en vous et vous êtes en Dieu. Mais vous n’êtes pas Dieu, vous n’êtes pas un, mais vous n’êtes pas deux non plus. Vous n’êtes pas séparés, vous êtes en lui. Jésus a dit : « Qu’ils soient un, comme moi en Toi et Toi en moi ». Comme Jésus est un avec Dieu et le Père avec Jésus, il veut que ses disciples soient un en lui par l’esprit. Partageons l’expérience de Dieu avec le Père, tel est notre appel. Cette relation interpersonnelle, non dualiste, est quelque chose de tout à fait nouveau en théologie. Je ne pense pas qu’un enseignement de la non-dualité soit réellement entré dans notre théologie chrétienne, Sarah Grant est peut-être l’une des rares érudites à l’avoir intégré ; il y a actuellement un mouvement dans la théologie auquel il est impossible de ne pas participer.

Ainsi c’est là que nous commençons à nous rencontrer. Toutes les traditions religieuses pointent vers cette transcendance. Au niveau du mental, nous serons toujours divisés. L’esprit et l’expérience humaine divisent. Mais par delà l’esprit et les sens, le concept et les images, il y a une réalité unique. La réalité est l’unique, l’illusion est la multiplicité. Cette multiplicité est un reflet de la réalité, dans le temps, l’espace, les repères limités. Nous sommes tous appelés, particulièrement aujourd’hui, à dépasser ces divisions, et à découvrir en nous la réalité unique qui est en nous tous, comme nous sommes en cette réalité.

L’ouverture

Durant ces six derniers mois, j’ai voyagé dans trois continents ; partout les gens de toutes sortes, hommes, femmes, jeunes et vieux cherchent à approfondir la compréhension de la réalité. Nous sommes tous appelés à découvrir notre soi le plus intérieur. Nous sommes tous mis au défi, aujourd’hui, de dépasser nos perceptions pour nous ouvrir à la réalité, au cœur de chacun de nous. Là nous sommes un. « Qu’ils soient un, qu’ils soient parfaitement un ». C’est ce que Jésus dit. C’est son souhait pour ses disciples.

La non-dualité est au-delà de toute pensée logique rationnelle ; et le moyen de l’atteindre est l’ouverture à la contemplation. La contemplation est l’expérience de Dieu dans l’esprit, pas dans la psyché ou dans le mental. Aussi longtemps que vous réfléchissez à Dieu, vous êtes très loin de Dieu. Mais lorsque vous dépassez votre pensée, vous trouvez le centre profond. Certains, comme Maître Eckhart, appellent cela le fond de l’âme, mais le meilleur terme, à mon avis, est « l’esprit ». Il est traditionnel dans le Nouveau testament. Saint François de Sales appelait l’esprit la fine pointe de l’âme. Au-delà de notre mental pensant et de la rationalité, etc., il y a un point où nous sommes ouverts à Dieu, à l’infini. Nous pouvons le trouver dans la prière, dans la méditation et dans l’amour. L’amour est l’une des voies vers Dieu. Nous sortons de nous-mêmes et nous ouvrons au transcendant. Ainsi sommes-nous tous en route vers l’ultime.

Chaque religion a sa propre intelligence. Chacune est unique à sa manière ; il n’y a pas que les hindous, les bouddhistes et les chrétiens. Les Indiens d’Amérique ont un recul de milliers et milliers d’années. Je suis allé en Australie et ai rencontré un aborigène ; comme beaucoup d’autres, il était parti jeune enfant en direction des montagnes et, après avoir entrepris une initiation et de nombreux exercices, il s’est éveillé à cette transcendance. Les Australiens, les Indiens, les peuples des tribus africaines ont cette expérience. Où que l’on aille, cette expérience, comme le dzogchèn, est dans l’humanité, et les peuples d’aujourd’hui la redécouvrent. Cet homme avait une éducation poussée, il parlait l’anglais parfaitement et avait étudié en Europe et en Amérique. L’enseignement se répand de tous ces différents côtés.

L’amour au delà du mental

Nous sommes mis au défi de dépasser les divisions de notre mental, les systèmes théologiques et psychologiques, pour atteindre la vérité, la réalité qui est au-delà de notre raisonnement, et que nous découvrons dans les profondeurs de notre cœur au moyen de la méditation. La méditation est le moyen le plus direct, mais l’amour est le moyen ultime. C’est pourquoi saint Paul le considère comme le plus grand. Par l’amour vous sortez de vous-mêmes, sortez de la multiplicité de l’un et découvrez ce que vous voulez. Ainsi je prie pour que nous tous grandissions en cette compréhension mutuelle qui s’élève.

Le fait que nous nous rencontrions est tout à fait nouveau, cela ne date pas de plus que vingt ou trente ans. Mais quelque chose se passe aujourd’hui dans le monde. Les gens se rencontrent comme jamais auparavant, et nous nous découvrons les uns les autres. Les chrétiens découvrent les valeurs de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’islam, qu’ils n’avaient jamais réalisées auparavant, en relation avec leur tradition. Il n’est pas nécessaire de sortir de sa tradition: tout est relié. Les Tibétains, en étudiant le christianisme, ont découvert d’autres aspects qu’ils peuvent relier à leur propre tradition. Prions alors pour la grâce, qui est un don de Dieu. La contemplation n’est pas quelque chose que vous faites : vous pouvez méditer aussi sérieusement que vous voulez et être très bon, mais cela reste humain. La contemplation est l’action de Dieu en nous. Ce n’est pas notre œuvre, c’est Dieu agissant en nous. « Don de Dieu », « grâce », nous utilisons différents mots pour l’exprimer mais, voyez-vous, c’est quelque chose qui dépasse la limitation rationnelle, l’ego maladif de la personne.

 

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