Trikaya et Trinité

Suite à une douzaine d’années de rencontres entre chrétiens et bouddhistes lors de colloques à Karma-Ling, certains intervenants ont exprimé le souhait de se retrouver en comité restreint afin d’approfondir certains des points mis en valeur en ces occasions. En effet, si les perspectives chrétienne et bouddhique apparaissent fort différentes, il semblerait qu’elles comportent aussi des concepts dont la comparaison peut conduire à des rapprochements dans la recherche de la vérité universelle, comme ceux de Trinité et de Trikaya. Nous remercions les participants de nous avoir autorisés à reproduire le compte-rendu de leurs premières rencontres.

Le trikaya, les trois corps du Bouddha

Voici un extrait de l’article Vajrayana (1) :

« Le mahayana a développé la perspective de l’éveil dans les Trois Corps du bouddha, qui jouent un rôle très important dans le tantrayana. Ils sont trois facettes, indissociables et concomitantes, de la réalisation de sunyata dans sa perspective de plénitude. Ce sont :

– Le dharmakaya, « Corps absolu » ou « Corps de vacuité »: c’est le Corps-esprit d’un bouddha qui, libéré de toute détermination conceptuelle, que ce soit de temps, d’espace, ou autres, est sans centre ni périphérie, sans passé, présent ni futur : omniprésent et éternel, ce qui signifie pour le dharma : atemporel. Il est essentiel de remarquer que la vacuité des déterminations conceptuelles (spros bral) a pour corollaire la plénitude des qualités éveillées, cette simultanéité étant exprimée dans la notion de vacuité-plénitude. L’Absolu du dharmakaya n’est pas « l’Être Absolu » car il est au-delà de la distinction de l’être et du non-être.

– Le nirmanakaya« Corps d’émanation » qui, inséparable du dharmakaya et de son expérience éveillée, le sambhogakaya, est la présence d’amour et de compassion d’un bouddha telle qu’elle se manifeste perpétuellement dans le monde, sous une apparence perçue par les êtres comme étant localisée et temporelle.

– Le sambhogakaya« Corps d’expérience parfaite », est la rencontre continuelle de l’omniprésence éternelle du dharmakaya et de la présence historique du nirmanakaya. C’est la perfection de l’expérience et de l’expression non dualiste d’un bouddha.

Ces trois Corps-esprits réunissent dans leur présentation : la nature divine d’un bouddha, dont le Corps-esprit est omniprésent et éternel ; la nature humaine de son Corps-esprit, présent et agissant dans le monde ; et la nature d’expérience-expression parfaites de son Corps-esprit de connaissance et d’amour éveillés.  »

La perspective essentielle des trois Corps est hors du temps ; néanmoins, dans un exposé en rapport avec les étapes du cheminement spirituel, ils peuvent être présentés successivement : le nirmanakaya est perceptible lorsque le voile du karma a été dissipé, le sambhogakaya, lorsque le voile des passions l’a été (lors de l’accession à l’état d’arya bodhisattva), et le dharmakaya lorsque tous les voiles, y compris celui qui fait obstacle à la connaissance ultime, ont été définitivement dissipés.

La nature pure de l’esprit a trois qualités essentielles : vacuité, lucidité et connaissance ou expérience illimitées, qui correspondent respectivement au dharmakaya, au sambhogakaya et au nirmanakaya.

Ainsi, dans La voie du bouddha, Kyabdjé Kalou Rinpotché explique :

« L’esprit naturel a une qualité de lucidité transparente en laquelle ses trois aspects essentiels : vacuité, lucidité et connaissance illimitée, existent spontanément. La transparence de l’esprit est alors sa vacuité essentielle, sa nature connaissante et lumineuse est sa lucidité et les aspects de son expérience éveillée sont sa connaissance illimitée. (…) L’esprit étant naturellement vide est à jamais dharmakaya, le corps de vacuité, ou corps absolu de bouddha ; étant naturellement lucide, il est toujours sambhogakaya, le corps d’expérience parfaite du bouddha ; et étant naturellement connaissance illimitée, il est perpétuellement nirma˚akaya, le corps d’émanation du bouddha. L’esprit est ainsi toujours essentiellement les Trois corps du bouddha, naturellement et spontanément libre ; rien ne peut être fait pour améliorer cette perfection. »

Le Trikaya est aussi le Tathagatagarbha, c’est-à-dire l’essence ou la nature de bouddha présente en tout être. Ils sont l’Esprit pur ou la Claire lumière, la Perfection absolue dépourvue des souillures adventices constituées par la saisie dualiste de l’objet par le sujet.

La relation des trois Corps peut être envisagée ainsi : le nirmanakaya fait l’expérience du sambhogakaya dans le dharmakaya, ou encore, le dharmakaya fait l’expérience du nirmanakaya dans leur union qui est sambhogakaya, les trois étant dans tous les cas indissociables et simultanés.

La Trinité chrétienne

Il nous est suggéré de faire ici une comparaison avec la Trinité chrétienne. Nous suivons le schéma latin de saint Augustin. Pour lui, l’Esprit est l’amour du Père et du Fils, procédant de leur union. Si l’on fait une comparaison, le Père correspond au dharmakaya, le Fils au nirmanakaya, et l’Esprit Saint, qui procède des deux, au sambhogakaya.

Dans le christianisme, l’essence divine n’est pas à confondre avec les trois Personnes de la Trinité. Et, de leur côté, les bouddhistes parlent aussi de svabhavikakaya, le Corps essentiel, ce qui nous semble correspondre à l’Essence divine du christianisme latin.

La trinité

Citons d’abord le Dictionnaire des Religions, publié sous la direction de Paul Poupard, (P.U.F., 1985), article Trinité, par Joseph Doré :

« Le principal nom de la théologie trinitaire latine est celui de saint Augustin, dont l’œuvre magistrale De Trinitate a ensemencé, de fait, toute la réflexion occidentale. Exploitant un type d’explication qui remontait déjà à Tertullien, Augustin mit en forme ce qu’on appelle la “théorie psychologique de la Trinité”. Celle-ci propose de “comprendre” les deux processions de la vie intra-divine d’après l’analogie des processus psychologiques dont l’esprit humain est lui-même le siège. La génération du Fils-Verbe est comparée à l’acte de connaissance de soi de l’esprit humain : le Verbe est la Pensée que le Père se donne de lui-même ; quant au Saint-Esprit, il est l’amour mutuel que se portent le Père et le Fils et qui les unit dans la plus stricte communion. »

« C’est dans un Verbe qui, étant sa parfaite expression, est égal à lui-même, que le Père se connaît lui-même. Que ce Verbe puisse être dit Fils et que sa procession puisse être appelée génération, cela trouve son fondement dans le fait que l’on a ici affaire à un vivant qui tire son origine d’un autre vivant, auquel il ressemble trait pour trait et auquel le lie une imprescriptible et totale communauté de “destin”. Père et Fils se disent un oui de reconnaissance mutuelle d’où s’induit une nouvelle procession. Procession d’amour cette fois (couramment appelée “spiration” pour la différencier de la première, qui est la génération), d’où surgit l’Esprit-Saint comme communion dans l’unité du Père avec le Fils et du Fils avec le Père. »

Cela posé, un point capital doit être saisi : entendues à la fois comme actes de procéder et comme termes de ces actes, les processions sont au total des réalités purement relationnelles. Elles sont, comme telles, constitutives de personnes. D’une part en effet les personnes n’ont pas d’autre réalité que celle même de la nature ou substance divine, et d’autre part elles ne sont pas, cependant, sans aucune réalité.

Ce qu’il faut donc saisir c’est que leur manière d’être réelle n’est pas de posséder une substance propre, mais de posséder chacune à leur manière l’unique et commune substance ou nature. Elles apparaissent ainsi comme trois manières réellement différentes d’après lesquelles, par les processions à partir du Père, l’unique substance divine se rapporte à soi : d’abord en se communiquant elle-même à partir de la position de source ou origine (le Père) ; ensuite en se recevant et se redonnant elle-même à sa source originelle (le Verbe-Fils) ; enfin en étant le rapport d’union de la génération à l’être-engendré (le Saint-Esprit). De sorte que telle peut être la conception la plus approchante que l’on peut se faire des « personnes » divines : il s’agit de trois « relations subsistantes », qui sont trois « subsistances » de l’unique substance-nature divine.

Dieu et l’essence de Dieu

Le christianisme appelle Dieu une essence une, sans principe, simple, éternelle, créatrice, (source de la causalité universelle). On remarquera qu’en Dieu, essence et existence coïncident, sont une seule et même chose. On remarquera aussi que cette perspective est commune à tous les monothéismes : islam, judaïsme, christianisme.

Pour les chrétiens, l’essence une de Dieu est inconnaissable en elle-même, elle ne peut se connaître que par la révélation de son existence :

a) Par l’analogie de l’être créé qui nous assure de son existence,

b) Par une révélation spécifique touchant les propriétés des Personnes divines qui sont consubstantielles (et sans substance propre).

Il s’ensuit qu’il y a en Dieu un seul acte, une seule intelligence, et une seule volonté. En Dieu, rien n’est en puissance, tout est en acte ; il est proprement son acte, sa volonté, son intelligence ; il n’est ni cause de lui-même, ni sans cause.

On remarquera que tout ce que l’on dit de Dieu est analogique. On remarquera aussi qu’il n’y a aucun anthropomorphisme dans le christianisme, Dieu n’est aucunement dualiste, et n’est jamais tout autre.

Les trois personnes

– Le Père : il est l’origine de tout, sans principe, éternel, et il réalise en lui toutes les perfections de la divinité. On lui approprie principalement l’acte créateur.

– Le Fils : il est la parole éternelle du Père, la connaissance qu’il a de lui-même, d’où l’expression : il est le Verbe, le Logos. C’est pourquoi on lui attribue spécialement ce qui est lumière, pensée, figure (du Père), l’icône. Il est le resplendissement de la beauté du Père. C’est l’hypostase du Fils qui assume la nature humaine dans l’Incarnation. Le Fils procède du Père et, pour comprendre cette procession, on pose l’analogie de la génération.

– Le Saint-Esprit.: pour les Grecs, il procède du Père par le Fils. Pour les Latins, on part de la substance divine, réalisée « d’abord » dans le Père, et la « procession » de l’Esprit est attribuée comme « spiration » commune au Père et au Fils. La théorie augustinienne propose de comprendre les deux processions dans l’analogie psychologique de l’âme humaine.

Éléments de comparaison

Les trois états du Corps du Christ et les Trois Corps du bouddha

On pourrait faire une comparaison entre ces trois états du Christ et les trois états de l’Éveil suivant ce schème :

– Jésus de Nazareth correspondrait à Gautama Sakyamuni, nirmanakaya,

– le Christ pascal au sambhogakaya

– le Christ éternel et cosmique au dharmakaya.

On remarquera que le sambhogakaya n’est pas perceptible par tous, mais que, de même, le Christ pascal n’a pas été reconnu aisément.

La perspective bouddhique essentielle du Trikaya est selon l’éternité, pourtant, comme nous l’avons évoqué précédemment, certaines perspectives didactiques donnent de l’expérience des trois Corps une présentation diachronique qui suit les étapes du processus de la réalisation spirituelle.

Dans le christianisme, la présentation christologique est souvent faite selon une succession. Il y a cependant, surtout pour les auteurs les plus profonds et les mystiques, une présentation dans laquelle la simultanéité est fort importante.

Quoi qu’il en soit, sans écarter le parallèle possible entre le schéma christologique et le Trikaya, la comparaison qui semble la plus pertinente est celle du Trikaya avec la Trinité.

Trinité et Trikaya

Analogies proposées entre la Trinité et le Trikaya :

– Père : origine, dharmakaya.

– Fils : action la plus externe, nirmanakaya.

– Saint-Esprit : sambhogakaya.

Convergences

Christianisme et bouddhisme recherchent tous deux la vérité universelle. Leur objectif semble commun : pour le christianisme, c’est la délivrance du péché et de l’ignorance, pour le bouddhisme c’est la délivrance des passions et de l’ignorance.

Mais alors, qu’est-ce que l’ignorance, dans la perspective de chacune des deux traditions ?

Dans le bouddhisme, l’ignorance est le double voile :

– De la dualité (shes bya’i sgrib pa) ;

– Et des passions (nyon mongs pa’i sgrib pa).

Le premier voile est l’absence de réalisation de l’Esprit pur, lorsque la claire lumière est masquée par la dualité, c’est-à-dire finalement par l’expérience du double atman. Le deuxième voile est constitué par les passions qui découlent des illusions dualistes.

Dans le christianisme, Dieu est central. L’ignorance est considérée par rapport à Dieu. L’ignorant est dans les ténèbres loin de la lumière divine. Le péché est de se détourner de cette lumière. Le chemin qui mène à la lumière divine suppose les efforts de la pratique des dix commandements et des préceptes évangéliques. L’ignorance est ne pas voir la lumière divine; le péché est de s’en détourner volontairement.

La lumière divine chrétienne qui vient d’être évoquée semble correspondre à la Claire lumière bouddhique, qui est la nature de bouddha, la perfection absolue vide de dualité. L’ignorance est l’expérience dualiste constituée par le double atman, elle voile la vision de la Claire lumière qui, dans les tantras, est la nature de la déité.

(Nous omettons ici ce qui fut dit concernant la lumière divine dans le christianisme et la Claire lumière dans le bouddhisme, ces deux développements furent particulièrement intéressants mais nécessiteraient un espace dont nous ne disposons pas.)

Divergences

L’essence de Dieu est-elle inconnaissable en elle-même ?

Dans le christianisme, l’Essence divine n’est connaissable ici-bas « qu’en énigme » et « comme dans un miroir » ; dans l’au-delà, ce sera la « vision faciale » et « nous connaîtrons comme nous sommes connus ».

Dharma, la nature essentielle de l’esprit, la Claire lumière est luminosité auto-connaissante, une intelligence réflexive qui se connaît en elle-même.

Enseignement et doctrine

Le dharma s’intéresse d’abord à la libération : les élaborations de son enseignement proposent une voie pour se libérer des empêchements qui font obstacle à la réalisation de la nature ultime de l’esprit qui est amour-compassion et intelligence immédiate.

Dans le christianisme, l’attitude fondamentale est la même, mais on a cherché très tôt à élaborer une doctrine qui précise les vérités de la Révélation dans un langage cohérent pour les chrétiens de l’empire romain, ceci afin de faciliter et d’éclairer leur adhésion à ces vérités dans un acte de foi.

Le problème de l’unicité du Christ

La question est posée du côté chrétien : y a-t-il une seule incarnation proprement dite, le Fils de Dieu ?

Il y a une seule incarnation de la seconde hypostase de la Trinité que l’on appelle le Christ, mais il est tout à fait pensable que des manifestations de ce même Verbe, quoique non hypostatiques, se produisent. Ainsi, l’Ancien testament est comme la première incarnation, spécialement dans certains des événements qu’il relate comme la manne, le rocher, le serpent d’airain, etc.

Alors le Bouddha Sakyamuni ou un autre nirmanakaya pourrait-il être une expression du Verbe ? Le Christ peut-il, du côté bouddhiste, être considéré comme un nirmanakaya ?

Problèmes de limite

Dans cette perspective est-il possible, pour un chrétien, de considérer un nirmanakaya, le Bouddha Sakyamuni par exemple, comme une manifestation du Verbe divin ?

Et réciproquement : est-il possible pour un bouddhiste de considérer Jésus-Christ comme un Maha-bodhisattva venu en ce monde pour le bien de tous les êtres ?

Foi et confiance

Dans le bouddhisme, la démarche spirituelle fait appel à une confiance, comparable à celle nécessaire pour tenter la vérification expérimentale d’une hypothèse : une certaine confiance en la validité possible de l’hypothèse est nécessaire pour qu’on la soumette à l’expérimentation, qui la confirmera ou l’infirmera. Confiance, foi et dévotion y sont indispensables mais ne s’attachent pas à quelqu’un ou à un énoncé posé comme vérité. C’est une confiance fondamentale qui permet l’ouverture, et finalement, dans celle-ci, l’intelligence immédiate du Trikaya.

L’acte de foi chrétien est assez complexe et il n’est pas possible d’entrer ici dans trop de détails. Disons qu’au départ une certaine confiance peut exister, mais la foi est dans le christianisme une vertu théologale – c’est-à-dire qui concerne Dieu – et cette vertu est susceptible de degrés qui vont de la simple foi fiduciale jusqu’à la foi des mystiques qui est une véritable connaissance par participation à la vie trinitaire elle-même.

Âme et atman

Il convient de préciser que le problème de l’âme dans le christianisme n’est pas aussi simple que peuvent le laisser croire certains exposés élémentaires du catéchisme. L’âme n’est certainement pas l’ego, ni le « moi » ni même la conscience psychologique. Sa destinée éternelle n’est pas celle d’un « je » éternel en face d’un « tu » qui lui serait totalement étranger, puisqu’au terme de sa voie spirituelle l’âme du chrétien est divinisée et unie à la Nature divine dans la circumincession de la Trinité.

Dans le dharma, il n’y a pas d’âme permanente ou immortelle. Une âme qui serait permanente, autonome et intègre est ce que le dharma nomme atman, ego ou soi, et c’est précisément ce dont il réfute l’existence véritable. Le dharma ne reconnaît qu’une réalité illusoire à l’âme individuelle qui pour lui est finalement l’ego.

Fin du compte-rendu

Texte établi à Karma Ling par le secrétariat de Lama Denis Teundroup. Révisé par François Chenique le 23 avril 1993.

1Rédigé par Lama Denys Rinpoché pour le Dictionnaire des religions, PUF, nouvelle édition à paraître prochainement (tiré à part disponible aux éditions Prajña).

 

<<Retour à la revue