Thomas Merton en Inde

Harold Tabott

Thomas Merton (1915-1968) est un moine cistercien, particulièrement exemplaire par son authenticité. Après de nombreuses années de vie contemplative, connaissant cette « liberté pleine et transcendante qui se trouve au-delà de toutes les différences culturelles purement extérieures », il entame et poursuit jusqu’à son dernier soupir des contacts avec des non chrétiens,.

Harold Talbott est étudiant de Dodrup Chen Rinpoche et fut longtemps le compagnon de voyage de Thomas Merton.

Thomas Merton était arrivé à quelque chose d’essentiel en Inde, qui a des conséquences fructueuses pour les contemplatifs d’aujourd’hui.

Il avait été secoué comme dans une essoreuse durant ses trente ans de vie de la règle cistercienne. Il était moine endurci et maître spirituel véritablement accompli. Sa compréhension du bouddhisme avait été confirmée par le Dr. Suzuki – « Vous êtes l’homme n°1 du Zen dans l’Ouest ». Son ami chinois bouddhiste à l’université anglaise le séduisit en disant qu’il avait été un moine Ch’an en Chine durant plusieurs vies précédentes. Gene Smith lui avait adressé le Joyau Ornement de la libération de Gampopa (Tom prononçait le nom du saint sGam po pa comme un Ladhaki) ; il avait commencé à lire les écritures tibétaines du dharma et travaillait à leur traduction en anglais. Au moment où il arriva à New Delhi, Lobsang Lhalungpa et moi l’emmenâmes voir un couple de lamas. Il s’entendit merveilleusement bien avec eux. De Nechung Rinpoche, il dit : « Il est comme Frère Untel à Gesthemani. Vous savez, les moines ont certaines caractéristiques ; peu importe qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes ».

À notre arrivée à Dharamsala, Tom rencontra un lama qui faisait partie du ministère des Affaires religieuses. Ils parlèrent de méditation, et le lama dit à Tom que, durant la méditation, une partie de l’esprit médite, et qu’une partie de l’esprit regarde méditer. Lorsque Tom revint chez moi dans le Bas Dharamsala, il décrivit la session avec le lama et dit : « Nous savons cela, ce n’est pas ce dont nous avons besoin. Nous ne voulons pas de l’observateur ». Je fus intrigué et trouvai aussi qu’il était impertinent de critiquer ce qu’un lama avait dit dans un entretien de méditation. Je n’avais encore rien vu. Cet homme que j’accompagnais aurait pu passer le seuil d’une cellule de moine dans les himalayas, et être accueilli comme un lama par le méditant. Plus tard, j’ai demandé à l’un de ses hôtes comment il savait que Merton était un être réalisé avant d’avoir parlé avec lui. Le lama répondit : « Généralement, je ne suis pas de ceux qui peuvent juger de la méditation d’un homme sans qu’il en parle. Mais Merton … lorsqu’il entrait dans la chambre… son allure, son comportement ! Il n’y avait pas d’erreur possible au sujet de sa réalisation spirituelle ». Lorsqu’ils se furent rencontrés, le lama composa un poème tibétain au sujet de la rencontre, et Seunam Topgay Kazi le traduisit pour nous. Merton écrivit un poème sur la rencontre et le donna au lama, et Seunam le traduisit. Nous nous sommes réjouis d’entendre le poème de Tom en tibétain.

A New Delhi lorsque nous nous sommes rencontrés, Tom dit qu’il se fiait à mon discernement pour l’introduire auprès des lamas. Mais lorsque je lui dis avoir programmé pour lui un entretien avec le Dalaï-Lama une semaine plus tard, il dit : « J’ai connu suffisamment de pontifes pour cette vie, je ne veux pas y aller ». Je répondis : « Si vous êtes venu en Inde pour rencontrer des lamas, je pense que vous auriez tort de refuser de rencontrer Sa Présence. Qui plus est, le Dalaï-Lama a beaucoup entendu parler de vous. Le Haut Commissionaire canadien lui a donné des copies de certains de vos travaux ». Tom se dérida : « Sa Sainteté s’est donné la peine, continuai-je, de se faire montrer un film sur la vie dans une abbaye cistercienne en France. Lorsque Aelred (Dom Aelred Graham) se rendit à Dharamsala, ils eurent une rencontre merveilleuse. Mais faites comme vous voulez. En fait, je projetais aussi de vous emmener à Rumtek voir le Gyalwa Karmapa. Bien sûr vous pouvez vous réserver pour les rencontres avec les yogis secrets, si tel est votre désir. Mais je suis convaincu que votre rencontre avec le Dalaï-Lama serait fructueuse. »

Les rencontres avec le Dalaï-Lama mirent fin à la réserve de Tom dans ses contacts avec les lamas de grande renommée dans le monde du bouddhisme tibétain. Mais au moment où nous étions prêts à aller voir Dudjom Rinpoche à Kalimpong et le Gyalwa Karmapa au Sikkim, Merton avait déjà rencontré la personne avec qui il souhaitait étudier, et c’était Chatral Rinpoche. Il me dit : « Je n’ai pas besoin de rencontrer qui que ce soit d’autre ».

Tom était un pratiquant naturel du dzogchèn. Peut-être était-ce une connexion karmique avec cette transmission du bouddhisme qui l’avait amené en Inde. A Calcutta, à la fin de son voyage en Asie, il eut l’occasion de dîner avec Trungpa Rinpoché. Je pense qu’il y eut une rencontre spirituelle entre Tom et cet étudiant de Jamgœun Kontrul et des Khyentsés.

Lorsque nous arrivâmes à Dharamsala, le premier jour de notre séjour, il revint d’une promenade sur le chemin du Haut Dharamsala et dit : « Devinez qui j’ai rencontré dans les bois ?» Je n’eus qu’à voir ses yeux briller, et dis : « Seunam Topkay Kazi ». Cette rencontre entre Kazi et Merton sur ce chemin des Himalaya établit la connexion dzogchèn. Seunam vint à la maison le jour suivant et je pris part aux conversations entre lui et Merton, conversations que nous poursuivîmes plus tard avec les lamas nyingmapa et dans nos discussions privées durant la suite de nos voyages communs en Inde.

Le jour de la première audience de Tom avec le Dalaï-lama arriva ! Je me fis un peu officiel : « J’ai vécu ici pendant six mois et je sais comment il faut se comporter. Le Dalaï-Lama est issu d’une autre lignée du bouddhisme. Lorsque vous rencontrez Sa Sainteté, ne mentionnez pas dzogchèn ni votre intérêt sur ce point de vue concernant la réalité et cette méthode de méditation ».

La jeep arriva. Nous grimpâmes la colline. Tom portait sa robe blanche avec un scapulaire noir. Nous fûmes fouillés par l’officier de l’armée sikh aux portes de l’Ashram Swarg. Tenzin Geshe nous introduisit auprès de Sa présence. Silence. Échange de courtoisies. Ensuite le Dalaï-Lama demanda : « Que voulez-vous ? » Thomas Merton répondit : « Je veux étudier dzogchèn ».

Le Dalaï-lama fit remarquer qu’il s’agissait de la voie la plus élevée. « Mais si vous voulez étudier dzogchèn, vous devez avoir une profonde connaissance des sutra et des tantras. Vous devez avoir une base stable de samatha et de vipasyana ». Alors commença la première de leurs trois conversations, chacune durant trois heures, au cours desquelles Sa Sainteté introduisit Merton au dharma. Cela commença par les préceptes, les quatre nobles vérités, l’interdépendance. Sa Sainteté enseigna la vacuité, riant avec Merton de temps à autre. Il parla de la compassion et de bodhicitta. Il amena Merton à débattre un petit peu avec lui sur le point de vue prasangika madhyamaka. Il lui expliqua les points de vue philosophiques, les buts, et le résultat de la pratique des tantras. Et finalement, il lui parla de dzogchèn. C’était un résumé des véhicules des enseignements et des pratiques, qui fut communiqué en neuf heures sur trois jours, avec des instructions précises pour la méditation. A la fin, le Dalaï-Lama sembla convaincu que Merton pouvait suivre sans danger la voie de dzogchèn.

Après le troisième jour, nous passâmes quelque temps dans le bungalow, ruminant et digérant tranquillement ce que le Dalaï-Lama avait enseigné. Nous partîmes alors pour Darjeeling et parlâmes avec les lamas des quatre écoles. Merton rencontra Chatral Sangyé Dorje. Lorsque nous quittâmes la nonnerie où il était en train de construire et de peindre les cabanes, Thomas Merton me dit : « C’est le plus grand homme que j’aie jamais rencontré ».

Je suis si heureux qu’ils se soient trouvés ! Tom m’a manqué durant les seize dernières années et je l’ai pleuré, avec tristesse et désolation. Mais je sais qu’il a amorcé une connexion qui se manifeste plus fréquemment maintenant dans l’ouest et dans l’est, une « interconnexion favorable », entre les traditions des spiritualités contemplatives occidentales, incluant celle des domaines chrétiens de l’Eglise mère, et dzogchèn, les merveilleux moyens habiles des bouddhistes Nyingmapa du Tibet.

 

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