L’hospitalité interreligieuse à l’œuvre

Frère Jean-Pierre

Moine cistercien de l’Abbaye de Tamié

Qu’en est-il du dialogue bouddhiste-chrétien pour un moine de Tamié ? Puisqu’il faut que l’on parle, aujourd’hui, ce sera le moine Jean-Pierre.

Depuis quelques années, notre monastère s’est joint à l’intérêt du D.I.M. (Dialogue Interreligieux Monastique) pour les grandes traditions religieuses ; à ce titre, j’ai pu participer en octobre 1990, avec une vingtaine de moines et moniales européens catholiques, à un séjour en différents monastères du Japon, principalement dans la secte zen rinzai.

Nous étions des invités. Des invités ! Nous savons tous ce qu’une invitation suscite en nous d’espérance, parfois mêlée de crainte. Il n’est pas toujours facile de répondre pleinement et sans arrière pensée à une invitation. Pourtant, il y a des moments de la vie où l’on se dit que, malgré tout, le jeu en vaut la chandelle. Peut-être allons-nous perdre d’un côté, mais n’allons-nous pas gagner plus de l’autre ? Le jeu à qui perd gagne est aventureux : quand des bouddhistes parlent de « détachement », il est évident que ce n’est pas évident ; et quand des chrétiens parlent de suivre le Christ, nos mécanismes de pensée (notre manière d’être …) marquent une hésitation sinon un refus.

En vivant l’hospitalité, le silence de la vie commune avec des moines et quelques échanges verbaux au Japon, j’ai bien été obligé de perdre quelques uns de mes repères habituels en me laissant faire par la pratique des moines japonais, jusqu’à un certain point. Je me suis coulé dans un kimono bleu marine, couleur éminemment contemplative, ou peu active sur le plan sensoriel : une manière comme une autre de signifier ce désir de ne pas attirer l’attention sur soi et de vouloir s’ouvrir à autre chose, à une autre vie.

Je veux dire qu’avec des bouddhistes on perçoit assez vite une certaine communion avec la nature et tous les êtres : un besoin d’unité où se joue un certain type d’amitié, le sentiment d’appartenance à une même beauté maternelle. D’ailleurs, je peux dire que j’avais été surpris en voyant une femme traverser ce monastère où j’avais été accueilli et placer un bouquet de fleurs ici ou là. De ce point de vue, il faut remarquer que la rencontre bouddhistes-chrétiens peut nous solliciter très fort quant au sens de l’esthétique, du paraître, paradoxe qu’aucun de nous n’est prêt à éliminer.

Quand il s’agit de voir ou de ne pas voir, les mots de la doctrine demandent en quelque sorte à être dépassés dans l’expérience de vie : dans le dialogue bouddhiste-chrétien, il me semble que nous devons faire très attention à ce que nous vivons, à la fois comme activité et réceptivité (une certaine passivité …). Au Japon à certains moments, nous n’avons vécu ensemble que selon la vue ! Mon japonais était inexistant et mon anglais pas tellement brillant ! Mais, il y avait des présences mutuellement offertes : par exemple, des familles venaient au monastère, avec les cendres de l’un des leurs pour un « office » des morts. Je ne me suis jamais joint à un office même ; mais à la sortie, dans la cour du monastère, on trouvait l’occasion d’échanger quelques mots, quelques sourires : c’étaient des moments précieux de l’existence pour l’étranger que j’étais : nous ne pouvons pas toujours expliquer ce qu’est la présence de l’autre, mais elle est là, et elle nous invite à vivre, à faire les pas du quotidien.

Pendant notre séjour, plusieurs moines se sont faits proches de nous, en particulier des anciens qui, avec amabilité, patience, se sont efforcés, dans la cohérence de leur système de pensée, de nous transmettre leur expérience de vie (parmi eux, il y eut même une mère abbesse, Shundo Auyama). Nous ne pouvions que prendre en compte ce qu’ils touchaient en nous (ou non), sentir comment ils nous aidaient à accueillir la vie, à réaliser notre existence – en particulier, par le jeu d’une simple action de grâce au cœur de nous-mêmes – à la fois comme individus et comme communauté d’individus interdépendants.

Pour ma part, l’enseignement le plus pratique a été celui d’une retraite sesshin (j’avais pour compagnon un frère bénédictin anglais). C’était vraiment le training, l’entraînement résultant d’une vie collective centrée sur la capacité de chacun à méditer.

Je ne me suis senti ni exclu, ni adopté … expérience particulière … épreuve tout de même, où j’ai pourtant perçu des signes d’humanité d’un moine à mon égard : j’avais dû quitter le zendo, une fois, dans les premiers jours, parce que j’avais fait du bruit sur mon petit siège et je ne tenais pas bien en place.

A cette occasion, d’ailleurs, j’avais dû m’interroger : « Quel type d’épreuve représentait pour les japonais la présence de ces deux moines occidentaux vivant au milieu d’eux, et la mienne plus particulièrement ». Il y avait aussi dans cette sesshin quelques bouddhistes laïcs et sans doute représentions-nous ce que le dharma pouvait aller chercher le plus loin pour manifester sa compassion !

Est-il possible, dans le dialogue, de ne pas s’infliger des épreuves réciproques plutôt sans le vouloir qu’en le voulant ? Dialogue redoutable, dont aucun ne peut dire qu’il est sans risque. Qui est maître de l’épreuve ? Au contact des grandes traditions religieuses, nous ne pouvons esquiver les sollicitations obligées par la vie. La souffrance en est une, centrale s’il faut en juger selon l’expérience initiale du Bouddha, salvifique, si nous en jugeons de ce mystère pascal de mort et de résurrection du Christ. La solitude est peut être bien, à certaines heures, une souffrance du dialogue (le dialogue en souffrance ?) ; et c’est vrai que, pour ma part, je ne me vois pas encore dans la rencontre des élus, au sommet, s’il y en a un.

Mon expérience au Japon (c’est un peu ce que moines bouddhiques et chrétiens ont cherché à se dire au terme de leur vie commune sous le couvert des monastères japonais) c’est que la pauvreté acceptée d’une part de notre incommunicabilité, ne doit pas nous empêcher de poser les uns avec les autres ces jalons d’une Attention qui nous dépasse, dont nous sommes à certaines heures les récipiendaires gratifiés et heureux, sans aucun mérite de notre part. Dans cette pauvreté, il y a une aventure de la grâce, ce qui échappe même à nos programmes religieux, où la vie nous déborde. Nous sommes conduits à accueillir, dans le Visage de celui qui vient, ce que nous ne connaissions pas encore de son cœur. Nous l’attendons dans les limites de notre « instrumentalité ». Quelle musique va-t-il jouer en nous et quelle musique allons-nous jouer par lui ? Quelle musique ? Quel chant ?

Le bouddhisme ne dit rien de son Ultime : il a sa pauvreté où sa grâce se fait jour. A nous, chrétiens, au fil du temps, de la percevoir et de l’accueillir, par delà montagnes et mers parfois !

Nous sommes tous des petits qui ne veulent rien manquer des germes de vie qui peuvent naître en nos cœurs d’homme ; et nous pouvons avoir besoin les uns des autres pour éviter les écueils mortels au long de notre quête. Que brille la lumière sur nos pas !

 

<<Retour à la revue