Dialogue et conversion – Un témoignage chrétien

Dennis Gira

Institut de sciences et de théologie des religions

(Institut Catholique de Paris)

Il y a vingt-cinq ans, après avoir terminé cinq ans d’études de langues et civilisation japonaises, j’ai commencé à étudier le bouddhisme – essentiellement pour mieux comprendre le peuple japonais avec qui je vivais et travaillais. L’étude des origines de la tradition bouddhique, de son évolution au cours des siècles et dans des pays aussi différents les uns des autres que l’Inde, le Sri Lanka, la Chine, le Tibet, la Corée, le Japon, etc. (et maintenant la France) m’a toujours fasciné. Mais ce qui m’a le plus impressionné dans ma « rencontre » avec le bouddhisme, c’est la manière dont se comportaient les bouddhistes avec qui j’ai eu l’occasion d’entrer en dialogue. Ils ont toujours été de vrais témoins de la qualité de l’intuition fondamentale du Bouddha en ce qui concerne la condition humaine. Tout en restant chrétien moi-même, je n’hésite pas à dire que cette rencontre, à travers les textes fondamentaux du canon bouddhique et à travers mes contacts avec ceux qui se nourrissent de cette tradition aujourd’hui, m’a amené à une véritable conversion.

La conversion

La voie chrétienne est un appel incessant à la conversion, dans le sens que celui qui campe sur ce qu’il pense être un acquis, sur des idées figées concernant la nature de l’homme et de Dieu, risque de passer à côté du message fondamental de l’Évangile. Il risque de ne pas entendre l’invitation de Jésus-Christ à se lancer dans une véritable aventure intérieure, oubli de soi, disponibilité à la présence de Dieu dans sa vie et dans celle de ses semblables, recherche pour comprendre la profondeur et la largeur du mystère insaisissable de l’homme et de Dieu, et abandon total à ce mystère en vivant pleinement le moment présent. C’est la rencontre avec diverses formes de la tradition bouddhique qui m’a éveillé à ces dimensions de la voie chrétienne et m’a aidé à rétablir les priorités correctes dans ma manière de vivre et de penser ma propre foi – et c’est dans ce sens là que je parle de conversion (j’ajoute entre parenthèses que je ne parle dans cet article que pour moi-même, car je connais beaucoup de chrétiens qui sont arrivés à cette même « conversion » sans jamais rencontrer le bouddhisme.)

L’oubli de soi

Bien que ce soient les textes anciens du canon pâli qui aient, pour la première fois, attiré mon attention sur la doctrine du non-soi, ce sont surtout mes rencontres avec des bouddhistes de quasiment toutes les tendances qui m’ont aidé à réfléchir vraiment à la manière dont l’homme attache une importance folle à un soi aussi illusoire qu’impermanent. Plus on attache d’importance à ce soi, le plus souvent défini par des paramètres aussi éphémères que le succès, la richesse, le pouvoir, la notoriété, etc., plus on souffre. Car l’épanouissement recherché est d’un autre ordre. Le chrétien qui réfléchit à cette manière de regarder les choses est naturellement amené à penser au sens profond des passages de l’Évangile qui lui rappellent qu’il doit perdre sa vie pour trouver la véritable vie. Quelle est cette vie qu’il faut perdre, sinon celle du soi illusoire qui ne peut qu’être source de frustration ?

Ainsi le bouddhisme m’a-t-il poussé à méditer constamment les mots de saint Paul :

« Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal, 2, 20).

C’est ainsi que l’oubli de soi, ou plutôt l’effort pour arriver à cet oubli, est devenu une véritable priorité dans ma vie de chrétien.

Disponibilité à la présence de Dieu

Bien avant mes études bouddhiques, j’étais convaincu que si Dieu existait il était forcément présent à l’homme et que ce n’était donc pas l’homme qui « méritait », par son comportement moral ou ses pratiques religieuses, cette présence ou cet amour. C’est un peu le sens de la Première Lettre de saint Jean qui nous dit :

« Voici à quoi se reconnaît l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés … puisque Dieu nous a tant aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres » (I, Jn 4, 10-11).

Ce sont des mots extraordinaires pour un chrétien. Ils donnent la liberté qui nous permet de vivre pleinement dans l’amour, sans complexe, sans le souci de se demander ce que nous devons faire pour « gagner » la faveur d’un Dieu « juge ». Mais alors, à quoi servent les pratiques religieuses classiques telles que la méditation ? Ce sont l’étude du bouddhisme zen (et d’autres écoles du bouddhisme japonais) et surtout les échanges avec ceux qui pratiquent le zazen, qui m’ont aidé à examiner le rôle que joue la pratique dans la vie spirituelle d’un chrétien. Effectivement, dans le zen, la pratique ne vise pas de but précis – on ne pratique pas afin de … Le satori, ou expérience directe que fait le pratiquant de sa véritable nature (celle du Bouddha) vient « naturellement » – la pratique n’est autre que la disponibilité nécessaire à la reconnaissance de cette nature. Le chrétien qui est invité à être conscient de la présence de Dieu en toutes choses, et surtout dans ses frères et en lui-même, doit aussi être disponible – d’où l’importance des diverses pratiques (méditation, prière, contemplation, etc.) trop souvent laissées de côté aujourd’hui pour diverses raisons. Car si Dieu Amour est toujours présent à tout homme, il l’est le plus souvent de manière très discrète, comme dans le « murmure d’une brise légère » (voir le récit de la rencontre du prophète Élie avec Dieu, cf. 1 Rois, 19, 9-13). Pour Le voir, il faut être attentif et extrêmement disponible – d’où le besoin de faire le silence en soi – et en ce domaine toutes les traditions bouddhiques ont beaucoup à offrir à ceux qui sont engagés dans une vie intérieure.

Mystère de Dieu, mystère de l’homme

Effectivement, le bouddhisme est caractérisé par le silence respectueux qui règne dès que l’on aborde le sujet de la nature ultime des choses. Les bouddhistes n’essaient pas d’exprimer en des termes affirmatifs ce qu’est cette réalité ultime car ils savent, par leur expérience et l’analyse qu’ils en font, que dès que l’homme, dont l’expérience est effectivement limitée à ce monde éphémère, essaie de proférer une parole sur le « sujet » en question, il fausse cette réalité en faisant d’elle un « objet » de connaissance. Or, cela revient déjà à délimiter une réalité qui, puisqu’elle est ultime, ne peut pas avoir de limites. Le silence est donc primordial puisque nul ne peut rien dire, et puisque cette réalité ne parle pas d’elle-même, car alors il s’agirait d’une réalité personnelle – c’est-à-dire, dans l’analyse bouddhique, individualisée et donc limitée, ce qui est impossible.

La tradition chrétienne n’a jamais pu accepter que la réalité ne soit pas personnelle. Pour s’en rendre compte il suffit d’étudier les problèmes qui ont préoccupé les Pères de l’Église et les premiers Conciles – et les conclusions auxquelles ils sont parvenus. Ils n’ont jamais confondu les idées de personne et d’individu. Parler de Dieu comme personne n’implique pas forcément qu’Il soit « individualisé » et donc limité. Ceci dit, il faut admettre que trop souvent ceux qui croient à un Dieu à la fois personnel et ultime peuvent être tentés de confondre leur image de ce Dieu avec Dieu lui-même – et c’est un piège qui peut être mortel pour celui qui sait d’autre part que ce Dieu ne peut jamais être « saisi » par l’homme. Pour moi, et je pense pour tout chrétien, le bouddhisme sera toujours un garde-fou pour me rappeler mes propres limites dans les efforts que je fais pour mieux comprendre ce mystère insondable que nous nommons Dieu. Le besoin d’une conversion quasiment quotidienne devient évident. L’aventure dans laquelle le chrétien est engagé exige qu’il ne s’attache pas à ses images de Dieu, car entre Dieu et ces images il y aura toujours un écart. Il ne peut qu’essayer de réduire peu à peu cet écart en sachant qu’il ne possédera jamais ce mystère. Mais il peut aussi vivre dans la confiance que ce mystère est tout à fait capable de le posséder s’il s’abandonne à lui.

En même temps, le chrétien reconnaît que ce mystère se révèle à l’homme en Jésus-Christ – d’où la spécificité du christianisme. Et, une fois de plus, c’est en étudiant le bouddhisme que j’ai réalisé combien il était nécessaire pour un chrétien de revenir aux sources de sa foi – de répondre honnêtement, en réfléchissant à sa propre expérience et à celle de toux ceux qui partagent sa foi, à la question que Jésus-Christ a posée à ses disciples : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Tout dépend, en effet, de la réponse à cette question. Pour l’exprimer, le croyant utilisera certainement des paroles et des images. Mais, une fois de plus, le bouddhisme ne lui permettra pas d’oublier le danger inhérent à toute expression. En effet, de la même manière qu’il peut trop facilement confondre ses images de Dieu avec sa réalité même, il peut confondre ses images de Jésus-Christ, construites au long de son cheminement spirituel, avec la personne de Jésus-Christ. Et voilà le nouvel appel à la conversion quotidienne qui m’est arrivé par le bouddhisme – celui de me détacher de mes images du Christ pour pouvoir aller toujours plus loin dans ma connaissance (au sens biblique du terme) de Lui.

La même analyse doit être faite à propos des images que chacun peut avoir de soi-même (il ne faut jamais confondre le mystère de notre être avec ce soi qui doit mourir et dont j’ai parlé plus haut) et des autres, car ce mystère, dans la perspective chrétienne, touche le mystère même de Dieu. Telle est la base du respect que doit avoir le chrétien pour ses frères et sœurs et c’est également un appel à la conversion au cœur même de chaque relation humaine. Et j’ai ressenti doublement l’urgence de cet appel à travers mes études et mes rencontres avec de nombreux bouddhistes, hommes et femmes, qui, se fondant sur des bases exprimées en termes souvent très différents de ceux de la tradition chrétienne, pratiquent une compassion exemplaire envers tout être vivant.

Conclusion

Ce ne sont que quelques exemples de la manière dont un chrétien peut se convertir au sein de sa propre tradition par la grâce d’un contact prolongé avec le bouddhisme. J’espère que, autre fruit possible de ce dialogue, des bouddhistes ont pu enrichir leur vie intérieure grâce à leur contact avec le christianisme. Après tout, là est le fruit principal d’un véritable dialogue à la fois respectueux de la tradition de l’autre, au point d’être touché par elle, et fidèle à la sienne propre, au point de revenir sans cesse à ses racines pour pouvoir aller toujours plus loin sur la Voie qui est la sienne.

 

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