Dialogue interreligieux

Sa Sainteté le Dalaï-Lama

Cette conférence a été prononcée le 18 août 1991 à Zurich, à l’occasion d’une manifestation sur le thème La contribution des religions à une culture de paix.

Chers amis, je me réjouis de l’existence d’un dialogue qui doit contribuer à renforcer l’amitié et l’harmonie entre les religions. Le dialogue interreligieux doit servir à nous mettre à l’écoute d’autres religions, à échanger les uns avec les autres nos expériences et notre savoir. Ainsi, c’est l’humanité tout entière qui en tirera profit. Beaucoup d’êtres humains placent actuellement leur espérance dans ce dialogue. C’est pourquoi il est très important.

Une chance et une joie

Aujourd’hui, nous sommes témoins d’un grand changement dans le monde. Différentes idéologies, différents systèmes coexistent. On en vient de plus en plus à une vraie compréhension, à un respect mutuel, à un échange entre différents modes de penser. En tant qu’hommes religieux nous devons saisir cette occasion pour renforcer notre compréhension mutuelle. Autrement nous encourons le risque de laisser se perdre une chance. On peut régulièrement observer que les hommes ressentent un intérêt authentique et une joie profonde lorsque se produisent de telles rencontres. Cela renforce l’espérance et c’est un encouragement à continuer dans cette direction. C’est un grand honneur pour moi de pouvoir vous parler dans cette atmosphère et mon propre enthousiasme s’en trouve renforcé.

Je voudrais parler maintenant du développement de l’amour et de la sympathie qui, dans toutes les religions, dans les différents systèmes et traditions, sont cultivés et sollicités avec une égale conviction. Ici, je voudrais parler selon mon propre point de vue et ma propre expérience.

Le « bien » et le « mal » au crible des sentiments

Souvent, nous employons les mots « bon » et « mauvais ». Mais nous devrions nous demander avec quels critères nous mesurons le bon et le mauvais. Où est la frontière entre ces deux évaluations ?

Je crois que ces notions sont liées à nos propres sensations et à nos sentiments. Si nous éprouvons quelque chose d’agréable, notre esprit ressent de la joie, et nous disons que c’est bon. Si, au contraire, une chose crée en nous angoisse et malaise, nous la jugeons négative.

L’amour et l’affection, bases du développement de chacun

Considérons maintenant notre relation aux autres. Si nous rencontrons une personne et que cette rencontre provoque en nous un sentiment de joie, de tranquillité profonde et de confiance, nous vivons cet événement comme extrêmement positif. Cela vaut non seulement pour nous autres êtres humains, mais aussi pour les animaux. Pour tous les êtres, l’amour et l’affection sont très importants et même nécessaires à la vie. Peu importe que nous parlions de notre époque ou de celle qui précède le développement de notre civilisation : les êtres aspirent toujours à une profonde affection, à l’amour et à la sympathie.

Les animaux n’ont pas d’intelligence développée comme nous autres, êtres humains. Pourtant, lorsque nous abordons un animal de façon amicale, nous remarquons aussitôt sa réaction positive. Causons du tort à un animal ou blessons-le d’une manière ou d’une autre, nous remarquons aussitôt qu’il recule, effrayé.

Des spécialistes du développement de l’enfant pensent que pour une saine croissance de l’enfant encore en gestation l’équilibre de la mère est la plus importante des conditions. Plus l’esprit de la future mère est serein, détendu et affectueux, meilleur est le développement de l’enfant. Si la mère connaît un certain déséquilibre, l’influence sur l’enfant est négative. Dans les premières semaines après la naissance, les spécialistes disent que le plus important pour le développement et la saine formation du cerveau de l’enfant, c’est la présence d’une personne (généralement la mère) qui témoigne à l’enfant une véritable affection. Il est important aussi que cette affection s’exprime par une proximité corporelle.

Même la formation de notre corps, sa croissance et sa santé dépendent de l’affection et de l’amour que nous recevons de la part d’autres êtres humains. De la naissance à la mort l’affection d’autres êtres humains dont nous faisons l’expérience est l’un des éléments les plus importants de la vie. C’est seulement ainsi que l’esprit peut être pacifié et équilibré.

Le bien est lié à l’amour

Amour, sympathie et affection sont les vraies bases, le fondement du bien-être dans notre vie. Lorsque nous cherchons à développer en nous ces qualités, nous confortons une résolution ferme et une force de volonté dans notre propre esprit. Et ces dispositions affectives jouent un rôle dès le début de la vie. Un petit enfant est un être humain encore exempt de toute idéologie et de tout principe religieux. Cependant, cet être nouveau-né ressent le besoin d’une protection aimante.

C’est pourquoi nous pouvons dire : le critère le plus important, pour déterminer ce qui est « bon », est lié à l’amour et à l’affection. Il s’ensuit que toutes les religions doivent nécessairement développer amour, sympathie et affection comme des qualités essentielles. Cela doit être l’élément le plus important de notre religiosité. C’est à partir de l’amour et de l’affection que découle le bonheur, que quelque chose devient bon et qu’un homme devient un homme bon. Les religions sont nées des êtres humains et elles sont pensées comme des aides pour eux. C’est pourquoi elles doivent particulièrement s’intéresser à ce dont l’homme a le plus besoin : l’amour et la sympathie.

La miséricorde, la première des vertus

Lorsqu’elles décrivent les vertus de leur fondateur, toutes les religions nomment d’abord la miséricorde. Que ce fondateur soit Dieu, Jésus-Christ, Bouddha ou une autre, la vertu authentique la plus appréciée dans celui que nous implorons, c’est la miséricorde. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai dit, les hommes ont par nature un profond besoin d’affection et de sympathie.

La finalité de toute pratique religieuse est d’accéder à un ciel, un paradis ou une terre pure. Quand nous pensons au ciel, au paradis ou à une terre pure, il nous vient aussitôt à l’esprit un lieu où règne une atmosphère complètement exempte de guerre et de violence. Cette atmosphère est pénétrée d’une paix authentique, profonde. Si on nous disait qu’il y a dans le ciel guerre et haine, nous n’aspirerions pas à y aller. C’est pourquoi toutes les religions considèrent la miséricorde et l’amour comme les qualités les plus importantes de toutes.

Différences et affrontement

Différentes religions se sont développées en ce monde. Ces religions se sont infligées mutuellement beaucoup de souffrances. Notre propre religion a été utilisée comme cause d’opposition aux hommes d’une autre religion. Les religions ont même été la raison d’affrontements belliqueux. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans les différentes religions différentes philosophies, différentes théologies. Quelques religions croient en un Dieu créateur, d’autres non. Les philosophies les plus diverses fondent la lutte entre les religions. Du fait de ces différences fondamentales, les religions en arrivent à se disputer, à lutter entre elles. La grande majorité des hommes pensent toutefois que les conflits qui ont, directement ou indirectement des causes religieuses, sont fondamentalement mauvais et misérables.

Je crois qu’un grand nombre de conflits interreligieux du passé venaient de la manière de vivre dans le pays concerné. Autrefois, en effet, les pays vivaient le plus souvent pour eux-mêmes avec leur propre culture, leurs propres habitudes et leur propre religion. Ailleurs, d’autres cultures et d’autres religions se sont aussi développées. Il n’y avait pratiquement aucun échange entre les diverses religions et cultures. Des pays pouvaient vivre de façon relativement autonome sans beaucoup de relations économiques ou culturelles. C’est pourquoi chacun tenait fermement à son propre système, à sa propre religion. C’est ainsi que naquirent les conflits avec la religion ou la culture d’autres pays.

Le manque d’échanges, cause de conflits

La cause du conflit réside donc bien dans le fait qu’il y a trop peu de liens, trop peu d’échanges entre différents systèmes et différentes religions. J’évoquerai ici une expérience personnelle : lorsque je vivais au Tibet avant de m’enfuir, il n’y avait que peu de contacts avec les autres pays, peu de liens avec les autres cultures et religions. En conséquence, j’avais le sentiment que ma religion était la meilleure et qu’aucune autre ne possédait cette valeur ni ne montrait des résultats si bénéfiques. Après ma fuite, lorsque j’en vins à rencontrer des hommes d’autres religions, je ressentis cela autrement : je fis la connaissance d’êtres humains qui avaient développé des qualités très positives grâce à leur religion. Ils mettaient en pratique leur propre religion, et avaient un comportement éthique correspondant à leurs propres principes religieux. Chez ces hommes, on expérimentait concrètement ces qualités positives. En laissant de côté les différentes théories exposées dans les écrits, et en regardant seulement le résultat manifesté par la pratique de la religion, nous constatons une appréciation toujours plus profonde des autres religions. J’en vins à cette conclusion qu’il est possible à un homme de toute religion de devenir vraiment bon, s’il applique les principes de cette religion. C’est par cette expérience intime que s’apprennent le respect et l’estime des autres traditions.

De nos jours, les liaisons entre les différentes parties du monde sont de plus en plus étroites. Non seulement entre des pays voisins, mais entre des continents entiers naissent des liens et des dépendances. La politique elle-même doit tenir compte de plus en plus de ces dépendances. Une disposition d’esprit plus généreuse, une attitude plus ouverte face à d’autres pays et d’autres idéologies commencent dans ce domaine. Auparavant les États mettaient beaucoup en avant leur souveraineté et leur singularité. Aujourd’hui, en revanche, nous sentons de plus en plus la nécessité de former une plus grande communauté pour résoudre ensemble les problèmes. Nous le voyons très clairement par exemple, en Europe occidentale.

Pour les religions aussi le moment est venu de développer ces liens réciproques et d’apprendre à se connaître. Mais comment faire avec toutes ces différences ?

Les différences sont utiles

Il faut se demander comment sont venues ces différences si nombreuses, ces inclinations, ces préférences et ces dispositions diverses. Une seule religion ne peut vraiment suffire à satisfaire les dispositions et les inclinations d’êtres humains si divers. C’est pourquoi un nombre important de religions, distinctes par des philosophies et des conceptions différentes, est un grand avantage. Une seule religion peut présenter des chemins et des conceptions différents. C’est le cas du bouddhisme : bien que cette religion vienne d’un maître unique, le Bouddha, certains énoncés se contredisent à première vue. Par exemple : Bouddha a enseigné qu’il y a un Soi et, à un autre endroit, il dit qu’il n’y a pas de Soi. Nous trouvons ainsi une multitude d’autres énoncés qui à première vue se contredisent. C’est seulement ainsi que le Bouddha pouvait approfondir les différentes dispositions et inclinations des hommes. C’est exactement la même chose pour les autres religions : leurs différences sont extrêmement utiles.

Certaines religions croient en un Dieu créateur et développent la foi selon laquelle le bonheur et la souffrance, que nous connaissons, viennent de Dieu. D’autres ne croient pas en un Dieu créateur (comme le bouddhisme ou le jaïnisme) et pensent que l’homme lui-même est responsable de son bonheur et de son malheur futurs. Cette forme de loi apporte à certains hommes une aide plus importante et produit de meilleurs effets que la foi en un Dieu créateur. Pourtant toutes deux visent un seul but : rendre l’homme meilleur, développant en lui des qualités comme l’amour et la sympathie. Tel est le but des différentes sortes de foi. Si l’une est plus signifiante et plus efficace que l’autre, chacun devrait avoir la possibilité de vivre la foi qui est la meilleure pour lui. Il est donc clair qu’il est avantageux et même nécessaire d’avoir diverses religions. Il est d’ailleurs impossible d’aider tous les malades avec la même médication. Des malades différents avec des maladies différentes ont besoin aussi de médications différentes.

Développer l’amour et la miséricorde

Dans chaque religion se sont développées des voies particulières et singulières qui aident l’être humain à s’améliorer. Il ne faut pas perdre de vue cette notion quand nous apprenons à nous connaître réciproquement. L’essentiel dans toutes les religions, c’est que l’homme devienne meilleur en les pratiquant, c’est-à-dire qu’il développe en lui les qualités d’amour et de miséricorde. Certes, il y a des différences, par exemple : les représentations différentes du paradis et de la libération. Poursuivi par toutes les religions : le développement de l’amour et de la sympathie.

On peut dire ainsi que les particularités, que l’on trouve dans chaque religion, sont l’affaire de l’individu, de l’être singulier. Le développement de la miséricorde, de la sympathie et de l’amour dans son propre cœur est le seul but qui nous concerne tous de la même façon.

Si nous avons découvert cette vision de l’amour authentique en mettant en pratique notre religion, nous pouvons tranquillement, en tant que personne singulière, poursuivre le but commun selon notre voie personnelle. Peu importe le nom donné à ce but : libération, paradis ou ciel. En revanche, il serait absurde de vouloir délaisser cette base commune de l’amour et de vouloir atteindre le paradis, le ciel ou la libération avec un esprit de haine et de colère.

Si nous voulons être un vrai disciple, un vrai fidèle dans notre propre religion, nous devons prendre comme exemple la vie du fondateur de notre religion. En considérant les différents fondateurs de religion (Bouddha, Mahavira, Jésus-Christ …), nous constatons que la vie de chacun d’eux est caractérisée par une profonde miséricorde pour les autres hommes. Aucun de ces fondateurs ne s’est préoccupé de son propre bonheur, mais s’est seulement soucié de parvenir au bien-être des autres. Si, en tant que disciples de ces fondateurs de religion, nous commençons disputes et guerres entre nous, cela ne correspond absolument ni à leur intention ni à leur vie et nous faisons preuve alors d’un comportement misérable.

Il y a de très nombreux conflits dans le monde qui naissent de réalités idéologiques, financières ou matérielles. Même dans la famille il y a régulièrement des conflits et des disputes. Pourtant, les religions devraient servir à adoucir et à calmer les différents partis. Les religions parlent beaucoup de pardon, de patience et de tolérance. Si les hommes utilisent les religions pour se disputer plutôt que pour résoudre les conflits, c’est un témoignage honteux pour eux. C’est pourquoi il est important de chercher, en tant qu’hommes religieux, à établir de bonnes relations entre nous et à employer les religions à résoudre les conflits.

Extrait de l’ouvrage « Les voies du cœur » (© Les éditions du Cerf).

 

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