Le dialogue du christianisme et du bouddhisme – Point de vue bouddhique

Docteur Jean-Pierre Schnetzler

« Évite le mal, agis bien, recherche la paix et poursuis la ! »
Psaume 34, 15 (T.O.B.)

« S’abstenir de tout mal, cultiver le bien, purifier sa pensée, tel est l’enseignement des Bouddhas. »
Dhammapada, 183.

La rencontre, bref rappel historique

Avant de pouvoir se parler il faut se rencontrer. Cela fut fait il y a bien longtemps, aux origines mêmes du christianisme, comme en témoigne cette citation de l’un des premiers Pères, Clément d’Alexandrie (IIè siècle), parlant des philosophes :

« Il y a aussi dans l’Inde ceux qui obéissent aux préceptes du Bouddha qu’ils vénèrent, vu son extrême sainteté, comme un dieu ». (Stromates I, XV, 71, 3-6, 4 p. 102).

Ceci n’a rien d’étonnant, quand on sait la fréquence des relations maritimes entre l’Égypte et l’Inde, la facilité des liaisons terrestres à travers l’empire perse, et leurs conséquences : l’importance des influences orientales sur les productions intellectuelles du bassin méditerranéen, l’arrivée précoce en Inde des missionnaires chrétiens. Nous n’insisterons pas sur cette question, qu’on trouvera traitée notamment chez S.C. Kolm (9), ni sur la longue aventure de « La rencontre du bouddhisme et de l’Occident », dont on lira l’historique érudit dans cet ouvrage du cardinal Henri de Lubac (14, 1951). En revanche, on n’y trouvera pas la promesse d’un dialogue, comme en témoigne cette citation, tirée de la conclusion de l’ouvrage :

«… la spiritualité bouddhique … à la prendre dans son essence … est à rejeter comme une abomination. » (14, p. 279).

À cette date l’esprit du deuxième concile du Vatican n’avait pas encore soufflé. De cette histoire ancienne, nous ne retiendrons que deux points.

Le premier, symbolique, et que nous jugeons prémonitoire, est la canonisation du Bouddha par l’Église catholique, sous le nom de saint Josaphat (19), aujourd’hui encore placé sur les autels. On sait depuis longtemps que Josaphat provient, au travers de multiples déformations, du mot bodhisattva, et que la vie de ce saint indien n’est autre que la légende du Bouddha. Nous avons entendu un prêtre dépité déplorer que les méthodes de canonisation, à l’époque, le XVIème siècle, manquaient de sérieux. Il nous semble plus essentiel d’y voir une reconnaissance voilée de la sagesse de l’Éveillé par l’Esprit-Saint, et une pierre d’attente pour le jour où l’Esprit rénovera la face de la terre.

Le deuxième, historique, est que lors du début des intérêts de l’Université pour le bouddhisme, au XIXème siècle, les Églises chrétiennes et les Communautés bouddhiques ne se connaissent guère. S’étant, pour l’essentiel, développées sur des territoires différents, elles ont été préservées des conflits historiques dramatiques et souvent sanglants, dont les séquelles oblitèrent encore aujourd’hui les rapports des monothéistes entre eux. La période coloniale, elle-même, n’a pas laissé de rancœur perceptible, sauf peut-être à Sri Lanka et au Vietnam. Cette neutralité constitue un facteur très positif pour l’ouverture d’un véritable dialogue.

De la rencontre au dialogue : histoire récente.

En Occident, la rencontre commença par des chercheurs pour la plupart laïques et universitaires. Elle ne prit la dimension d’un véritable dialogue interreligieux qu’après la seconde guerre mondiale, sous l’influence de nombreux facteurs parmi lesquels nous soulignerons :

– Le rapprochement matériel et psychologique des peuples et de leurs cultures, qui rend indispensable une meilleure connaissance mutuelle.

– L’ouverture théologique de l’Église catholique romaine après le concile Vatican II, marquée par la déclaration Nostra aetate.

– L’implantation en Occident de communautés bouddhiques, pour une part réfugiées d’Orient, et l’adhésion au bouddhisme d’un nombre croissant d’Occidentaux. Ces facteurs ne peuvent que favoriser la rencontre, sur le même sol, des partenaires du dialogue.

C’est en Orient que les premières ébauches ont pris place, particulièrement au Japon. À l’université d’Hawaii, John Cobb et Masao Abe ont mis en route, en 1980, un dialogue surtout consacré aux domaines conceptuels et théologiques, qui alimente une revue spécialisée. Chögyam Trungpa, de l’école tibétaine Kagyupa, a initié, en 1981, aux États-Unis, une série de rencontres dont la septième a eu lieu en 1988. Leurs thèmes, divers, ont été dans l’ensemble axés sur l’expérience spirituelle, comme le montre le volume constitué par des extraits thématiques des premiers colloques (S. Walker, 20). En France, le centre tibétain Kagyupa de Saint-Hugon, en Savoie, abrite aussi des réunions régulières, depuis 1981, associant surtout des religieux catholiques, orthodoxes et bouddhistes, rencontres fécondes si l’on se réfère à leurs publications, aux éditions Prajña (73110, Arvillard).

Parallèlement, l’« Union bouddhiste de France » a constitué, en 1990, avec la « Fédération protestante de France », un groupe de réflexion, qui se réunit trois à quatre fois par an, et participe aux activités de la « Conférence mondiale des religions pour la paix » (W.C.R.P.), fondée en 1970, à Kyoto, par des chrétiens et des bouddhistes.

Les conditions du dialogue

Jusqu’à nos jours, les rencontres des religions présentaient plusieurs schémas évolutifs possibles.

1. L’ignorance réciproque

2. La recherche de conversion, pacifiquement ou par force, afin que l’un absorbe l’autre.

3. L’élaboration d’une nouvelle religion syncrétique.

4. L’instauration d’un dialogue pour aboutir à des échanges partiels de concepts, vocabulaires et techniques. Ce fut le cas, par exemple, du taoïsme et du bouddhisme en Chine.

5. Un dialogue qui, au-delà de la connaissance réciproque, mène à une transformation des intervenants par un approfondissement de la voie propre à chacun, dans le respect de ses caractères spécifiques.

Les deux dernières démarches sont, certainement, les seules souhaitables.

Parmi les conditions nécessaires à l’amorce d’un dialogue, la première est évidemment d’en ressentir le désir. Celui-ci ne concerne qu’une très petite minorité. En général, le dialogue est plutôt vécu comme dangereux par le fidèle ordinaire. La seconde est de faire l’effort intellectuel d’apprendre suffisamment les cadres conceptuels de l’interlocuteur, ce qui n’est pas aisé. La troisième est d’éprouver assez de sympathie pour autrui afin d’accepter sa différence. La quatrième est de se sentir assez sûr de soi, et de sa propre tradition, pour courir le risque de les mettre à l’épreuve et de se transformer dans son être et dans la compréhension de ce qu’on tenait pour assuré. C’est le danger et le bénéfice du dialogue, bien mis en évidence par J.B.Cobb (5). Après quoi, seulement, le dialogue peut devenir « intrareligieux », suivant l’expression de Raimundo Pannikar, et se poursuivre en chacun au sein de sa propre religion. On comprend que les cœurs simples et chaleureux soient préférables aux têtes trop pleines et que les intégristes s’excluent d’eux-mêmes. Chez ces derniers, d’ailleurs, la seule mention du dialogue déchaîne souvent l’agressivité.

La dernière condition nous semble fondamentale. Accepter de recevoir aussi bien que de donner, suppose de ne pas redouter la perte de son identité. Cette attitude élimine le prosélytisme et l’affirmation explicite (ou dissimulée) de sa propre supériorité, qui bloque tout échange. Elle ne peut être fondée que sur l’ouverture à la dignité spirituelle de la tradition à laquelle on se confronte. Cette position peut se prolonger dans ce point de vue traditionnel, diversement exprimé suivant les religions, de leur unité transcendante. On peut le trouver bien résumé dans l’ouvrage de Frithjof Schuon (17), et d’une façon plus générale dans l’œuvre de René Guénon. On pourra également se référer à l’ouvrage qui résume le colloque tenu à Saint Hugon sur ce sujet (18). Pour l’illustrer, Kalou Rinpotché aimait utiliser l’image traditionnelle de la roue dont les rayons convergent vers le centre vide.

Il reste à montrer que cette vérité se trouve aussi dans le bouddhisme en général. Nous insisterons sur le vajrayana, car l’école tantrique Kagyupa a joué un rôle actif dans le dialogue interreligieux en Occident. Cela peut tenir à la personnalité du grand rénovateur du XIXème siècle Djamgœun Kontrul, fondateur du mouvement œcuménique rimé, qui concernait primitivement les quatre écoles monastiques tibétaines. Mais sous l’influence de Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-Lama et en France de Kalou Rinpotché, considéré comme le tulkou de l’activité de Djamgœun Kontrul, cet œcuménisme s’est étendu aux autres traditions, avec la conscience de la nécessité du dialogue.

Le fondement de l’œcuménisme bouddhique est l’union indissoluble de la sagesse du Bouddha, qui montre que tous les êtres possèdent la nature de bouddha, même si celle-ci est voilée, et de sa compassion, qui pousse à entreprendre de les sauver tous, même si cela nécessite des temps incalculables. Les attestations canoniques sont nombreuses. Il en résulte d’abord le grand nombre de manifestations du bouddha dans tous les systèmes de mondes, où il apparaît « selon les aspirations des êtres » (Asanga, Mahayanasamgraha, La somme du Grand Véhicule, t. II, 1 p. 330) soumis à une forme ou l’autre de souffrance.

Vient ensuite l’adaptation pédagogique nécessaire de l’enseignement aux conditions particulières des auditeurs, c’est l’aspect « médicinal » de la parole du Bouddha (Saddharma Pundarika sutra, Le lotus de la Bonne loi, 13, chap. V). La pluralité résultante des « moyens habiles » utilisés pour sauver les êtres peut prendre en compte des enseignements n’appartenant pas, en apparence, au dharma :

« la loi bouddhique n’est pas seulement les prédications sorties de la bouche du Bouddha, c’est aussi toutes les vérités et toutes les bonnes paroles répandues dans le monde » (Nagarjuna, Mahaprajñaparamitasastra, Le traité de la grande vertu de sagesse, t. I, 16, p. 80).

Cela va jusqu’à l’assimilation des autres formes divines fondatrices de religions au Bouddha transcendant, comme l’exprime le Lankavatara sutra (11, p. 165) :

« Je suis parvenu à la connaissance des ignorants … sous bien des noms … et ils s’adressent à moi sous tous ces noms, sans savoir que ce sont tous des noms du Tathagata… certains me connaissent comme Tathagata, certains comme l’Existant par lui-même … Brahma, Vishnou, Isvara, etc. »

Dans cette optique, plusieurs lamas tibétains ont publiquement enseigné qu’ils reconnaissaient en la personne de Jésus-Christ un « grand bodhisattva », ce qui, en langage bouddhique, est la seule façon d’exprimer la nature divine du Fils de Dieu (12). La position du concile, suivant laquelle le non-chrétien est sauvé par la grâce du Christ, nous semble d’ailleurs le correspondant, dans le christianisme, de la position citée du Lankavatara sutra.

Les interlocuteurs, une fois débarrassés des réactions de prestance et du prosélytisme, peuvent alors se consacrer à l’exploration des ressemblances et des différences, découvrant que la rose et le lotus, deux fleurs parfaites, trouvent la source de leur perfection dans leur archétype commun, et leur achèvement dans la beauté unique de leur existence propre.

Les points du dialogue

L’examen des actes des colloques et d’une abondante littérature montre que presque tous les sujets ont déjà été au moins abordés. Aussi nous limiterons-nous à les classer en quelques têtes de chapitres pour les années à venir.

Grâce au caractère largement superposable des deux éthiques, l’intérêt, outre des actions communes sur le plan caritatif, des droits de l’homme, etc., pourrait porter sur le type de mise en œuvre des principes, dont le style est, lui, assez différent.

Dans le domaine monastique, les relations et les échanges (2) se sont déjà avérés fructueux ; l’article du Père Bernard de Give dans ce numéro en témoignera. Les parentés spirituelles des deux monachismes chrétien et bouddhique rendent le dialogue entre eux particulièrement aisé.

En ce qui concerne plus spécialement le vajrayana, la comparaison des liturgies, symboles, rites, processus initiatiques, statut de l’ésotérisme, modes d’intervention des « influences spirituelles » ou de la « grâce », devrait s’avérer particulièrement riche, même si elle est difficile. Notons que si l’usage du symbolisme est demeuré certainement plus vivace dans le bouddhisme, sa théorie est plus élaborée en Occident.

Une réflexion approfondie sur la constitution de l’être humain, hiérarchique et intégrée, s’imposera un jour. La tripartition bouddhique, corps, parole, esprit, qui se rapproche de la trichotomie grecque et paulinienne, corps, âme, esprit, actuellement oubliée ou contestée dans le christianisme, devrait offrir matière à discussion. Des réunions préparatoires sur ce sujet et sur celui des rapports entre la Trinité et le Trikaya ont eu lieu à Saint Hugon ces deux dernières années. Cette question est liée au problème brûlant de la transmigration, improprement appelée réincarnation, qui suscite un intérêt certain chez les laïcs et de vives réactions de défense dans les Églises, où se publient de nombreux ouvrages de théologiens qui l’excluent et de rares qui l’acceptent (15). Il y aurait lieu, dans l’étude du devenir post-mortem, de mettre cette notion en parallèle avec celles du purgatoire et de la résurrection.

Enfin, il faudra clarifier le problème présenté, aux yeux du christianisme théiste, par le bouddhisme non théiste, et réciproquement. Dans le premier, l’abord divin est surtout positif (cataphatique), et sa démarche est essentiellement vouée à l’amour. Le second définit la réalité ultime d’une façon négative (apophatique) prédominante, et met au premier plan la perfection de sagesse. Les deux se réconcilient pour trouver qu’au sens ultime, connaissance et amour ne peuvent être disjoints. Mais, en attendant cette réalisation finale, les rapports de Dieu personnel et impersonnel, de l’Absolu et de la Vacuité, alimenteront maint débat, pour Sa plus grande gloire, espérons-le, si le dialogue se tient à une heureuse place médiane entre l’invective et le silence souriant des sages.

On peut prévoir, sans crainte de se tromper, que ce dialogue contribuera à forger un bouddhisme occidental. Celui-ci, dans cette épreuve, devra, en même temps, faire face à la présence nouvelle, après des siècles de séparation, des trois Véhicules en un même lieu. Extraordinaire nouveauté ! Cela ne peut que favoriser le Véhicule unique (ekayana).

BIBLIOGRAPHIE

1. Asanga La somme du Grand Véhicule, 2 volumes, trad. Etienne Lamotte, Université de Louvain la Neuve, 1973.

2. Billot B. Voyage dans les monastères Zen, Desclée de Brouwer, Paris, 1987.

3. Buddhist-Christian Studies, East-West Religions Project, University of Hawaii, Honolulu (Revue depuis 1981).

4. Clément d’Alexandrie. Les Stromates, t. I, Cerf, Paris, 1951.

5. Cobb John B. Bouddhisme, Christianisme. Au-delà du dialogue ? Labor et Fides, Genève 1988.

6. Conférence mondiale des religions pour la paix, 79 rue d’Assas, Paris 75006.

7. Gira Dennis. Comprendre le bouddhisme, Centurion, Paris, 1989.

8. Houston G.W. The cross and the lotus. Christianity and Buddhism in dialogue, Motilal Banarsidass, New-Delhi, 1985.

9. Kolm Serge Christophe. Le bonheur-liberté. Bouddhisme profond et modernité. P.U.F., 1982.

10. Küng H., Van Ess J., von Stietencron H. et Bechert H., Le Christianisme et les religions du monde, Paris, 1986.

11. The Lank›vat›rasÒtra, trad. D.T. Suzuki, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1973.

12. Lopez Jr D.S., et Rockefeller S.C., The Christ and the Bodhisattva, State University of New-York Press, 1987.

13. Le Lotus de la Bonne Loi, trad. E. Burnouf, Paris, J. Maisonneuve, 1973.

14. Lubac (de) Henri. La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Aubier, Paris, 1951.

15. Mac Gregor Geddes. Reincarnation as a christian hope, Mac Millan Press, London, 1982.

16. N›g›rjuna. Le traité de la grande vertu de sagesse, trad. E. Lamotte, Muséon, Louvain, t. I, 1944.

17. Schuon F. De l’unité transcendante des religions, Seuil, Paris, 1979.

18. L’unité transcendante des traditions, Prajna, 73110 Arvillard, 1989.

19. Vacant A. et Mangenot E. Dictionnaire de théologie catholique. Article Barlaam et Josaphat, t. II, 1905, 410-416, Paris, Letouzey et Ané.

20. Walter S. Speaking of silence. Christians and Buddhists on the contemplative way. Paulist Press, New-York, 1987.

 

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