Esprit silencieux, esprit saint

Lama Thubtèn Yéshé

Lama Thubtèn Yéshé est né en 1935 dans une petite ville du Tibet central. À l’âge de six ans, il entra au monastère de Sera, l’une des plus grandes universités religieuses proches de Lhassa. Il s’engagea là dans de vastes études des textes et dans la pratique méditative sous la direction de maîtres renommés comme les tuteurs de Sa Sainteté le Quatorzième Dalai-Lama. En 1959, il s’enfuit en Inde et poursuivit son éducation dans un camp de réfugiés où il devint le maître de moines des quatre traditions du bouddhisme.

Lama Yéshé et son disciple principal, Lama Zeupa Rinpotché, établirent un centre mahayana en 1969, à Kopan, une colline proche de Katmandou au Népal. Ce fut le lieu de cours réguliers de méditation accueillant des étudiants du monde entier. En réponse aux questions de cette assemblée internationale, les causeries qui sont à la source de ce texte furent données régulièrement chaque hiver entre 1971 et 1978 ; nous avons enlevé du texte anglais les passages se rapportant particulièrement à la circonstance de la fête de Noël.

D’une extrême importance dans la recherche est l’analyse détaillée de notre motivation : les raisons conscientes et inconscientes et les impulsions qui font s’engager dans telle ou telle action. Selon la pensée bouddhique, la motivation est le premier facteur déterminant si le bonheur ou la souffrance résulteront d’une action donnée. C’est pourquoi le cheminement spirituel est une progression, à partir des motivations les plus basses et égoïstes, vers les motivations les plus élevées et altruistes.

Bon nombre d’Occidentaux sont venus en Orient pour étudier auprès de maîtres et de lamas, par insatisfaction envers les religions qu’ils trouvaient dans leurs pays d’origine. S’élève alors pour eux le grand danger, lorsqu’ils retournent en Occident, de parler très durement de leurs traditions natales : ce n’est pas seulement une activité futile, c’est aussi très nuisible pour eux-mêmes. D’un point de vue psychologique, de telles discriminations et critiques agressives sont un signe de malaise mental. Pourquoi ? Parce que la source de tous nos problèmes se situe dans nos propres projections mentales négatives. Sur la terre entière, il n’y a pas de chose comme un « problème », existant en lui-même, permanent, qui serait indépendant de l’esprit qui l’expérimente. C’est pourquoi, puisque des difficultés s’élèvent de la seule cause qu’est notre vision erronée, il est totalement hors de propos et psychologiquement malsain de critiquer avec émotion une autre tradition religieuse. C’est une manie de l’ego que de nier notre propre responsabilité dans ce qui nous ennuie, et de situer le blâme en un objet totalement inadéquat.

Qui plus est, le Bouddha lui-même instaura un engagement permettant de recevoir la capacité à pratiquer ses enseignements tantriques les plus profonds : le vœu de ne pas déprécier avec hostilité une doctrine philosophique ou religieuse quelle qu’elle soit. Sachant que recevoir telles initiations et tels enseignements spéciaux peut conduire à l’arrogance, il établit ce précepte spécifiquement pour s’y opposer. Pour ces raisons, donc, gardons-nous de toute pensée sectaire.

Nous avons tendance à constamment comparer les choses entre elles, et nos pensées deviennent très rapidement partisanes. Quoi que nous identifiions comme notre voie, cela en devient automatiquement « la meilleure des voies », et nous pensons de notre devoir de combattre celui qui aurait une opinion contraire. C’est ainsi qu’un esprit perturbé fonctionne, naturellement. Notre sentiment de supériorité, fondé sur de fausses bases, nous contraint à regarder de haut ce que nous sentons comme opposé à nos idées. Il en résulte que nous finissons souvent par critiquer une chose simplement parce que nous ne la comprenons pas. Ce n’est rien autre qu’un signe d’ignorance.

Par exemple, dans la Bible, il est dit que Dieu créa toutes choses. Il est possible qu’une telle affirmation révolte beaucoup d’entre nous, et que nous réagissions avec rigidité et fermeture d’esprit. Mais peut-être faisons-nous ainsi parce que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas saisir l’impact psychologique d’une telle affirmation et faire l’interprétation appropriée. Peut-être vaudrait-il mieux pour nous que nous apprenions à interpréter les choses moins littéralement, et que nous soyons plus souples dans notre approche des idées étrangères et difficiles à comprendre. De cette façon, les réalisations auraient une chance de s’élever. Dans cet exemple, comprenons que nous, Occidentaux, avons un grand désir de liberté et d’indépendance : « Je veux prendre soin de moi ». « Je veux faire mes affaires ». « Je, je, je, je, je. » Même si quelqu’un offre de nous aider, nous rejetons son aide. Un tel contresens quant à la liberté, fondé sur l’égoïsme, cause tellement de problèmes qu’il serait extrêmement bénéfique de le corriger, d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi l’enseignement qui dit que Dieu créa toutes choses, y compris nous-mêmes, peut être un antidote efficace à notre orgueil perfide. Notre attachement à nous-mêmes s’atténue comme grandit notre respect pour quelque chose de plus grand que nous. Ceci nous place devant la proposition de ne respecter que nous-mêmes pour ne prendre refuge qu’en notre ego mesquin.

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Nous croyons que le signe d’un enseignement religieux authentique est qu’un grand nombre de personnes prétendent le suivre. Mais ce n’est pas nécessaire, pour être authentique, qu’il attire beaucoup de monde. Ici encore c’est seulement l’esprit matérialiste, politique et confus, qui pense que la plus haute vérité doit posséder une grande congrégation, de grands temples, de grandes églises, de nombreux moines et moniales, etc. Non ! Ces choses en elles-mêmes ne signifient rien. Elles ne déterminent pas la pureté et la qualité de ce qu’une religion particulière enseigne. Si de tels critères extérieurs étaient utilisés comme fil directeur, il n’y aurait pas moyen de découvrir le trésor de la paix éternelle existant dans l’esprit des êtres.

Lorsque Jésus vivait sur cette terre, il n’y avait aucune église. Sa religion n’était pas divisée en groupes ou sociétés multiples où les gens disent : « Je suis membre de cette secte ; de quelle confession es-tu ? » Les choses n’étaient pas déjà tendues au point que les chercheurs dévots se sentent contraints de choisir un chemin plutôt qu’un autre. À cet égard au moins, les gens alors étaient plus libérés que nous ne le sommes aujourd’hui. Ce qu’ils faisaient dans le contexte de leur religion était fait honnêtement et sincèrement. De nos jours, cependant, lorsque vous demandez à quelqu’un pourquoi il ou elle suit une religion traditionnelle spécifique, vous entendrez probablement : « Parce que mon père le faisait », ou : « Parce que cette église est proche de chez moi ». Il est ridicule de suivre un cursus particulier d’enseignement pour ces seules raisons. D’autres appartiennent à une religion spécifique parce qu’elle a la plus grande congrégation de leur ville. Cela n’a rien à voir non plus avec un véritable cheminement spirituel.

Un être solitaire actualisant sincèrement le chemin de la paix éternelle de la libération est plus précieux que toute une foule d’êtres confus criant : « C’est ma religion ». De telles personnes peuvent aisément critiquer le chercheur sincère, le méprisant parce qu’il a des pensées contraires aux leurs, mais il faut s’y attendre. Les pensées et les actions d’êtres hautement réalisés s’opposent souvent à ceux des multitudes. Dans le contexte spirituel, l’opinion populaire ne compte en rien. Le nombre de personnes engagées dans la construction d’une église, d’un temple ou d’un monastère n’a aucune importance ; si elles manquent d’un véritable sentiment religieux, leurs actions ne signifient pas grand chose.

Je ne suis pas contre la religion. J’aime toutes les religions. Mais la religion doit avoir une signification et, pour qu’il en soit ainsi, nous devons nous transformer intérieurement. Ce n’est pas en construisant plus de bâtiments, en portant des vêtements joliment ornés ou même en nous isolant dans une retraite cachée en montagne que nous devenons plus religieux. Sans sagesse, ces actions sont insensées.

La religion d’un individu est la sagesse qu’il a intégrée dans sa conscience. C’est cela, et non les poursuites extérieures, qui est la marque véritable de la religion. L’art religieux, par exemple, n’est pas religion. Une image de Jésus ou du Bouddha n’est pas religion. La religion est compréhension. C’est un sujet complètement intérieur.

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Généralement, nos esprits sont comme des pierres. Bien que nous ayons écouté les enseignements de tant et tant de religions et de philosophies, ils n’ont jamais pénétré notre conscience. Les mots que nous avons entendus ne nous ont pas apporté une meilleure compréhension de nous-mêmes ni du monde qui nous entoure. Je ressens profondément que telle est notre situation.

Si nous avions vraiment des réalisations satisfaisantes, alors les conditions extérieures ne nous importeraient pas. Nous resterions toujours paisibles et heureux. Mais nous ne sommes pas comme cela du tout. Par exemple, si quelqu’un nous reprochait quelque manque de connaissance – aussi petit soit-il – nous serions tout de suite troublés. « Savez-vous comment ils font le Coca Cola ? » « Non, je suis si ignorant ; je n’ai pas même la plus vague idée de la façon de faire le Coca cola. » Mais pourquoi ? Quel est le bienfait ultime de savoir comment on fait du Coca cola ? Le Bouddha découvrit des réalisations éternellement paisibles en lui-même, sans avoir à savoir comment fabriquer du Coca cola. Pensez à ce qui est important.

Jésus aussi découvrit la source de la paix en lui-même. Il n’eut pas à construire une bombe atomique pour découvrir cette paix. Mais actuellement, les hommes, les femmes et les enfants sont si totalement investis dans leurs propres opinions irréfléchies qu’ils ne font rien que se créer encore plus de confusion à eux-mêmes. Leurs esprits ne sont pas entiers. La somme énorme de connaissances scolaires qu’ils ont emmagasinée n’a pas été digérée, et aucune conclusion n’en a été tirée. Leur éducation ne les a pas habilités à résoudre leurs problèmes intérieurs ni à trouver la paix de l’esprit. Nous disons que l’homme moderne est très intelligent, mais à quoi bon cette intelligence si elle n’est utilisée que pour se tromper les uns les autres !

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Ne faites pas confiance à mes paroles à ce sujet. Pensez-y et vérifiez si elles ont un sens ou non. Usez de votre sagesse et n’acceptez pas aveuglément ce que quelqu’un vêtu en lama vous dit. Écouter quantité de mots sans en venir à une sorte de conclusion à partir de vos propres expériences et intériorité est un gâchis de temps, et ne fait que créer davantage de confusion. Il vous faut intégrer ce que vous entendez, et réunir expérience et compréhension. Soyez attentifs et ayez un esprit ouvert jusqu’à ce que vous ayez atteint une conclusion satisfaisante. Il n’y a pas de place dans cette courte vie pour l’arrogance de simples mots. Essayez d’actualiser votre compréhension et faites-en une part de votre pratique quotidienne.

Questions et réponses

Considérant les nombreuses différences culturelles entre les peuples, est-il possible – et même utile – qu’il y ait une unité des religions mondiales ?

Oui. Ce serait très utile.

Même avec toutes les différences entre les gens ?

Tout à fait.

Alors quelles seraient les fondements de cette unité ? D’où viendrait-elle ?

L’unité – dans son sens véritable, réaliste – serait que chacun suive les enseignements de sa religion exactement comme ils furent donnés. Pourquoi ? Parce que la désunion ou le manque d’harmonie apparaissent lorsque les gens ne pratiquent pas les enseignements, mais ne font que s’agripper à des opinions sèches et intellectuelles quant à leurs théories philosophiques. C’est ce qui cause conflit et désunion. Quoi qu’il en soit, ce fut mon expérience dans mes rencontres avec des religieux authentiques de traditions variées, toutes les personnes qui réellement actualisent l’enseignement reçu en arrivent toujours à la même conclusion. Il n’y a jamais aucun désaccord. Ce fut mon expérience, répétitive.

Comment résumeriez-vous l’expérience partagée, l’accord essentiel, de ces personnes ? Quel est le point sur lequel toutes les religions se réunissent ?

C’est très simple : l’amour, la compassion et le service sincère d’autrui. C’est l’enseignement essentiel : aider les autres et détruire complètement l’attachement à nous-mêmes.

Dans le bouddhisme tibétain, cette attitude de compassion est nommée bodhicitta et c’est la véritable essence de notre religion. Je crois que toutes les religions et tous les systèmes de pensée élevés s’accordent sur le fait que nous devrions servir les autres et dépasser nos attachements habituels à des gratifications personnelles. Puisque chaque tradition insiste sur l’importance d’une telle attitude sans égoïsme, je pense que toutes sont profondément utiles.

Mais, de nos jours, lorsque les gens étudient le bouddhisme ou l’une des autres religions principales, ils se concentrent seulement sur la philosophie ou la doctrine. Ils négligent l’application d’une méthode essentielle à leurs vies de tous les jours. C’est l’origine du problème. Il résulte de leur négligence que la méthode authentique enseignée à l’origine est perdue. Les gens chérissent plutôt leurs théories personnelles, les idées concrètes et les philosophies au sujet de ceci ou de cela, et n’ont absolument pas idée de la façon dont leur philosophie ou théologie est liée à la réalité de l’existence humaine.

La religion authentique se rapporte à la réalisation du potentiel humain le plus élevé. C’est pourquoi nous devons rechercher et redécouvrir la clé de l’application, les méthodes efficaces pour transformer l’esprit. N’importe qui peut parler de philosophie, mais qui sait comment cette philosophie est reliée à son potentiel intérieur ? La clé a été perdue. C’est pourquoi les religions se dissolvent et dégénèrent : il leur manque l’application aux problèmes de la vie de tous les jours.

Vous avez dit qu’un changement véritable ne résulte pas tant de notre activité extérieure que de ce que nous faisons intérieurement, dans notre esprit.

Oui. Et la connaissance obtenue intérieurement ne devrait pas rester cachée en notre esprit, mais être partagée avec les autres. Pour faire cela correctement, il nous faut explorer les esprits des autres, et comprendre comment ils fonctionnent. En d’autres termes, nous devons expliquer toute connaissance intérieure que nous avons pu obtenir, d’une façon qui puisse être utile aux autres. Ce type d’éducation intérieure est un service authentique. Par exemple, si je veux vous être utile, la meilleure chose que je puisse faire est d’essayer de vous aider à développer votre sagesse propre. Une aide véritable serait de vous introduire à votre propre réalité, de vous laisser devenir plus conscient et connu de vous-même.

En plus de développer nos propres esprits et d’aider les autres à développer les leurs, n’y a-t-il pas d’autres choses que nous pourrions faire pour aider, pour apporter des changements positifs ? Par exemple, en Occident, nous pensons que les actions charitables, telles qu’aider les pauvres et les malades, leur donner nourriture et vêtements, etc., sont très importantes.

C’est bien. C’est très bien. C’est important de faire ces choses. Nous devons être conscients des souffrances des autres et les aider de toutes les façons possibles. La question concerne la meilleure méthode pour offrir cette aide. Ce n’est qu’en nous organisant nous-mêmes en premier lieu que nous pouvons ensuite offrir un service sensé aux autres. Si nous sommes complètement désorganisés, quelle sorte d’aide pouvons-nous donner ?

Quoi qu’il en soit, si nous sommes trop organisés matériellement, cela pose aussi des problèmes. Quelquefois, une société charitable devient si strictement ordonnée que le but premier de l’organisation est perdu. C’est pourquoi le meilleur type d’organisation est l’organisation interne ; l’organisation de notre esprit est de la plus haute importance. Si ce qui arrive intérieurement est convenable – si notre esprit est bien entraîné à la sagesse et à la compassion – l’organisation externe correcte suit toujours. Mais même si un tel entraînement intérieur est essentiel, nous ne devons pas méconnaître l’activité extérieure, en minimisant son importance. Il doit y avoir un équilibre entre le développement intérieur et le développement extérieur, si nous voulons vraiment aider les autres.

Extrait de « Silent Mind, Holy mind », © Lama Thubten Yeshe 1978. Traduction de l’anglais par Kunsang Pamo.

 

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