La compassion universelle et la compréhension de l’absence d’ego

Khèntin Taï Sitoupa

Cette intervention est extraite des rencontres qui se déroulent à Samye Ling en Écosse (premier centre du bouddhisme tibétain fondé en Europe, en 1967) depuis 1988, réunissant des théologiens et des représentants des cinq grandes traditions spirituelles du monde.

Ayant écouté avec grand intérêt les causeries précédentes, faites avec grande érudition et sincérité, je sens que la contribution la plus pertinente que je puisse apporter à nos pensées sera d’évoquer quelques points essentiels, en rapport avec la compassion, qui m’ont été enseignés par mes propres maîtres. Je crains que ma connaissance des autres traditions ne soit pas suffisamment fondée pour me permettre de les mettre en relation avec les idées bouddhiques que j’ai été amené à connaître par ma propre éducation. Tout ce que je puis dire, en toute sincérité, est qu’en tant que bouddhiste j’ai un respect profond et une appréciation pour les autres grandes traditions spirituelles de notre monde. Le peu que je connais des plus grandes confessions du monde le confirme.

Le premier point que je voudrais évoquer avec vous concerne les deux facettes de la vérité – la vérité relative et la vérité ultime. En fait, l’ensemble des enseignements du Bouddha peut être présenté en ces deux vérités, si elles sont bien comprises.

La vérité ultime

Il ne nous est pas nécessaire de nous intéresser à la vérité ultime, qui traite de l’aspect ultime de tous les phénomènes. Cette perfection absolue, qui est la véritable nature de toutes choses et qui ne peut jamais être altérée par la pureté et l’impureté relatives, est la perfection immuable qui sous-tend toutes les choses. Qu’il s’agisse de compassion ou de sagesse, c’est comme c’est. Peu importe le nom que nous lui donnons, c’est assurément au-delà de toute description. C’est la vérité absolue. Tout ce qui concerne notre sujet actuel est en rapport avec la vérité relative.

La vérité relative

Selon la vérité relative, les choses existent avec leurs caractères et leurs qualités spécifiques, dans un monde, un million de mondes, où chaque chose (matérielle, mentale ou abstraite) dépend d’autres choses pour exister. La façon dont sont engendrées et nous apparaissent toutes ces choses – traitées dans le bouddhisme mahayana comme étant nos expériences phénoménales plutôt que comme des réalités séparées – est présentée dans le bouddhisme au moyen de la production en interdépendance. Les choses interagissent constamment entre elles et produisent des résultats qui interagissent entre eux. Il s’agit de l’enchaînement des causes et des effets : le karma. Disons, en termes simples, qu’il y a de vastes déploiements d’esprit et de matière qui se façonnent l’un l’autre constamment ; c’est la vérité relative.

Ces deux facettes de la vérité ne peuvent jamais être séparées. La vérité ultime est, par son nom et par sa nature, le caractère ultime de tous ces événements relatifs. La vérité relative est une analyse correcte du mode relatif que l’ultime semble manifester.

La pureté complète

Lorsque nous essayons de cultiver compassion et compréhension dans le monde de la vérité relative, la chose la plus importante à laquelle aspirer est la pureté complète en motivation et en comportement. La pureté finale de toute action ou de tout comportement dépend de la sincérité et de la pureté qui les motivent. Plus encore, la conduite pure créera elle-même un climat sain, stimulant, pour la pureté de la motivation. C’est un point crucial. Prenons l’exemple de la confiance et de la compassion. Nous pouvons facilement voir que ceux qui ont déjà une confiance ou une compassion authentiques agissent comme sources d’inspiration pour les autres. Nous témoignons de leur force, de leur pureté, et les respectons grandement.

Je pense qu’un engagement constant, sincère et personnel dans le domaine de la compassion portera ses fruits, et que la pureté de l’esprit derrière cet engagement est aussi quelque chose de très important. Il y a très peu d’espace pour des sentiments exagérés dans le développement de la compassion : à mon sens, ils semblent un luxe excessif. Si votre fils se noie dans la rivière, vous devez lui tendre une main secourable, sans vous attarder aux émotions. En termes bouddhiques, cela signifie que nous devons travailler de notre mieux – à la fois en nous et dans le monde – en réponse à des besoins réels. Il est nécessaire pour tout le monde d’être authentiquement concerné par les problèmes très réels qui se présentent à nous aujourd’hui, et de consacrer nos efforts à la recherche de solutions. Il est nécessaire, en faisant cela, de savoir qu’il n’y a pas de problème qui n’ait de solution, pas de question qui n’appelle de réponse.

Compassion et sagesse

D’un point de vue bouddhique, la chose la plus vitale, en termes de contribution personnelle au bien-être des autres, est d’améliorer son propre esprit et de créer l’environnement et les conditions adéquates pour que les générations futures fassent de même. Une fois que l’esprit est juste, tout le reste devient aussi juste. En fait, lorsque nous éprouvons une compassion tout à fait juste, lorsqu’elle est devenue la perfection de la compassion, elle sera quelque chose de très resplendissant : l’indivisible union de deux choses, la compassion universelle et la sagesse de l’absence d’ego. La compassion universelle en ce qu’elle n’est pas limitée à un objet particulier. L’absence d’ego ne se rapporte pas à quelque espèce de vide cosmique ou à une simple négation. Si l’on comprend la nature lucide et éveillée de toute chose – nous appelons cela la nature de bouddha (c’est-à-dire la paix, la sagesse et le potentiel qui est le mode d’être véritable des choses) – les croyances communes du soi ou de l’ego sont automatiquement perçues comme des erreurs, illusions, leurres.

Lorsqu’il y a rencontre de la compassion universelle et de la compréhension de l’absence d’ego, il y a automatiquement une activité illimitée, spontanée, pour aider tous les êtres. En termes techniques, cela signifie que l’esprit éveillé – bouddha – se manifeste constamment avec compassion et spontanéité : à ceux dont les esprits sont très clairs (les bodhisattvas des dix niveaux) en tant que sambhogakaya, et à ceux dont l’esprit est relativement impur en tant que nirmanakaya (comme par exemple en tant que Bouddha Sakyamuni, il y a deux mille cinq cents ans).

Comment accédons-nous à cette magnificence de la compassion qui combine ces deux qualités de compassion universelle et de sagesse ? En nous entraînant encore et encore, en nous habituant à leurs vertus. Elles deviennent alors un réflexe naturel de notre façon d’être. En particulier, si nous nous entraînons à avoir « bon cœur », l’esprit sincèrement voué à l’éveil pour tous – bodhicitta – tout ce que nous faisons devient une expression de notre profond souci du bien être de tous. L’activité devient prière. Les quatre vertus illimitées sont ici très importantes; particulièrement celle qui est parfois la quatrième, l’équanimité (ou impartialité) illimitée. Ce n’est pas une simple indifférence. En pratique, elle devient la première, plutôt que la dernière, des quatre vertus – parce que lorsque nous avons dépassé la partialité, l’amour, la compassion et la joie (les trois autres) sont présentes, à un niveau universel plutôt que comme qualités limitées à nos intérêts privilégiés.

Je voudrais commenter un ou deux autres points qui semblent cohérents avec nos pensées des quelques derniers jours. L’un est en rapport avec l’attitude bouddhique envers les inévitables désordres de la vie. On peut apprendre à les traiter, non pas en cultivant l’art de l’acceptation passive mais en les connaissant pour ce qu’ils sont, les conséquences relatives de faits relatifs antérieurs. Cette sorte de compréhension nous aide à savoir ce qui peut ou ne peut pas être fait dans une situation. Parfois nous agissons de façon avisée et minimisons les dégâts. Ce qui nous arrive en tant que nation tibétaine est sûrement le résultat de nombreuses actions antérieures. De plus, nous savons que toutes ces choses font simplement partie du jeu de l’existence relative et donc, en définitive, il n’y pas à s’inquiéter. N’oublions pas que l’ultime n’est pas quelque chose d’abstrait, d’éloigné, mais la nature même de ces situations ; elle se manifeste sur un plan relatif, qui peut parfois être pénible.

C’est pourquoi, quelqu’un qui aurait un problème majeur tel que le sida, pourrait comprendre que c’est son corps qui est malade et mourra, non son esprit. L’esprit ne meurt jamais. L’esprit peut être rendu meilleur. Connaissons cela avec confiance, souffrance et peine se réduiront.

La paix

Dans le monde relativement réel, il faut se tourner vers l’avenir de l’humanité avec passion et persévérance. Sa nature insaisissable ne peut être une excuse à l’absence d’action. Actuellement, il semble très important de réunir les personnes éminentes dans différentes sphères, pour guider l’humanité dans cette mission essentielle qu’est le développement d’un meilleur avenir.

Malgré les inévitables déboires dans cette recherche, nous avons des raisons d’espérer. Il y a, dans ces temps qui se troublent de plus en plus, un puissant appel des peuples de toutes les contrées pour la paix, l’harmonie, la prospérité, la sécurité, et par dessus tout, la justice. Leur recherche sincère cherche de plus en plus une expression.

La paix, en général, n’est pas seulement l’absence de guerre. Les fondations de la paix résident dans le bien-être des peuples. Les outils pour construire cette paix sont là, à notre disposition, à de nombreux niveaux. Pour les utiliser correctement, nous devons approcher la paix en des termes très pratiques.

Le progrès technologique et matériel est un outil à utiliser à bon escient, et c’est possible. Si l’homme est capable d’aller sur la lune, il est capable de la tâche de la reconstruction matérielle et humaine.

Reconstruction : ce mot résume peut-être ce qui est nécessaire pour prévenir la destruction de notre planète. C’est la réponse à un monde où la pauvreté s’approfondissant existe aux côtés de l’ennui chronique qui mène aux abus de drogue. Un monde où la famine endémique rencontre une charité sporadique, où la pollution des océans et la destruction des forêts posent des problèmes insolubles.

Il nous faut servir à la fois de modèle et d’inspiration, devenir des phares encourageant tous ceux qui, dans leur isolement relatif, ressentent les préoccupations que nous ressentons.

Pour conclure, je rappelle les points brièvement mentionnés :

1. Les deux niveaux de vérité selon la pensée bouddhique.

2. Le besoin de pureté en motivation et en conduite.

3. La pureté totale qui culmine en l’union de la compassion et de la sagesse de l’absence d’ego.

4. Le besoin de nous entraîner jusqu’à ce que de bons réflexes soient devenus une seconde nature.

5. L’attitude bouddhique envers les catastrophes causées par le karma.

6. Le besoin de travailler pour la paix de façon inspirante.

Édités en anglais par Frank Whaling et Kenneth Holmes, des actes de ces rencontres annuelles sont disponibles à Kagyu Samye Ling (Eskdalemuir, Nr. Langholm, Dumfriesshire, DG13OQL, Scotland). Cet extrait est traduit en français par Kunsang Pamo.

 

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