La non-dualité

Un moine d’occident

« L’expression « non-dualisme chrétien” a été employée, pour la première fois semble-t-il, par Vladimir Lossky pour caractériser la doctrine de Maître Eckhart. Il écrit : “Maître Eckhart s’efforce d’exprimer ici dialectiquement ce qu’il dira ailleurs dans les termes d’une doctrine de l’analogie : une vision de l’unité de l’être qui n’est pas celle d’un monisme panthéiste, mais plutôt d’un “non-dualisme” chrétien, répondant à l’idée de la création du monde ex nihilo par le Dieu tout puissant de la Bible – “Celui qui est”. »

Nous sommes convaincu qu’un non-dualisme chrétien, pour reprendre l’expression de Vladimir Lossky que nous avons citée dans l’avant-propos (ci-dessus), n’est pas à exclure au nom de la foi, mais nous ne nous flattons pas d’avoir réussi, par nos exposés, à faire partager cette conviction à tout lecteur de bonne foi. Devons-nous avouer, à l’inverse que nous ne voyons pas comment on pourrait bien prouver le contraire ? Tout ce qu’il est possible de dire à cet égard, c’est qu’il ne semble pas que l’Écriture fasse nulle part, la moindre allusion à quelque chose de ce genre, du moins explicitement, mais est-ce une raison suffisante pour l’écarter ? L’Écriture ne dit pas tout et n’a pas, d’ailleurs, à le faire. Elle ne nous renseigne que sur ce qui est nécessaire à notre salut.

C’est l’enseignement de saint Thomas d’Aquin que la doctrine intégrale n’est pas renfermée dans les limites de « ce qui est écrit ». Pour lui, en raison de son élévation, non seulement l’enseignement du Christ n’est pas totalement renfermé dans des écrits, mais il ne peut même pas l’être. A l’appui de sa thèse, saint Thomas ne manque pas de citer le dernier verset de l’Évangile selon saint Jean : Jésus a accompli encore bien d’autres actions. Si on les relatait en détail, le monde ne suffirait pas, je pense, à contenir les livres qu’on en écrirait.

Faisons remarquer en passant combien il est étrange qu’une déclaration aussi extravagante en apparence, même en faisant la part de l’exagération orientale, retienne habituellement si peu l’attention. Aux yeux de saint Thomas, il y a là une des raisons pour lesquelles le Christ, dans sa sagesse, n’a pas voulu consigner lui-même son enseignement dans un écrit « afin que les hommes ne s’imaginent pas qu’il ne comporte rien d’autre que ce que cet écrit contiendrait ». La pensée de saint Thomas est donc parfaitement claire. Il ne fait pour lui aucun doute que l’enseignement oral (et « factuel ») du Christ ne déborde très largement ce que des écrits en pourraient contenir. Mais il ne s’en tient pas là. Allant plus loin encore, il estime que le Christ, même dans son enseignement oral, n’a manifesté, ni aux foules, ni même à ses disciples, toutes les profondeurs de sa sagesse, mais seulement ce qu’il a jugé convenable de leur en communiquer. Encore saint Thomas tient-il à préciser que cela même, tous ne l’ont pas compris. Après des déclarations de ce genre, on comprend mal comment certains persistent à présenter Thomas d’Aquin comme une manière de rationaliste avant la lettre, lui qui eut à un si haut degré le sens (et l’intelligence) du mystère.

Assurément, ce serait arguer bien mal à propos de l’opinion de saint Thomas que d’en prendre prétexte pour tenter de faire accepter n’importe quelle doctrine ou prétention pseudo-ésotérique ; du moins nous invite-t-elle à ne pas rejeter a priori ce que nous ne voyons pas contenu dans l’Écriture, à condition, bien entendu, que cela ne contredise pas le donné révélé tel qu’il est interprété par l’enseignement authentique du magistère.

Nous avons déjà eu l’occasion de le noter : tout ou presque tout, ici, tourne autour de la notion de personne. Dès les premiers siècles du christianisme, la réflexion théologique s’exerçant sur l’ensemble du donné révélé se vit contrainte, dans son effort d’explicitation rationnelle du Mystère trinitaire, de distinguer Dieu personnes et substance. Beaucoup plus tard, cet effort aboutit dans l’Église d’occident à une définition des Personnes divines comme « relations subsistantes ». De cette explicitation proprement théologique devait profiter largement l’élaboration ultérieure par la philosophie profane de la notion de personne en général, notamment en ce qui concerne la structure relationnelle de celle-ci. Ce caractère relationnel – et donc, en ce sens, « relatif » de la personne est, comme on s’en sera rendu compte, un élément capital dans notre recherche, en particulier quant à ce qui touche la manière dont peut-être conçu le Dieu créateur. Comme nous avons eu à le rappeler, la relation créature-Créateur n’est réelle que du côté de la créature que d’ailleurs elle définit. Le caractère relationnel étant inhérent à la personne comme telle, il en résulte immédiatement que la notion humaine d’un Dieu (uni-) personnel relativement à la création, c’est-à-dire en somme l’idée que l’on se fait « naturellement » de Dieu, ne peut qu’être provisoire, sorte de concession à notre débilité mentale. C’est nous qui sommes relatifs à Dieu et, par là, constitués comme « personnes ». Apparaît ici en pleine lumière le lien profond reliant entre elles les deux questions de Moïse sur le mont Horeb « Qui suis-je ? » et « Quel est ton Nom ? » et l’on pourrait dire que la révélation de notre véritable identité, à ses divers degrés de profondeur (puisque, nous l’avons vu, il y a des degrés d’identité comme il y a des degrés d’unité), est liée à la révélation des divers Noms divins.

Il est regrettable que cette conception, familière à la haute Tradition d’Israël, semble totalement négligée des chrétiens qui, pourtant, trouvent leur véritable identité surnaturelle dans le Nom divin Jésus-Christ.

Il nous semble que ce caractère en quelque sorte pédagogiquement provisoire de l’idée d’un Dieu personnel relativement à la créature (ou d’un « Tu » divin) ainsi entendue devrait permettre au chrétien, et spécialement au théologien, de comprendre et d’admettre – en y apportant au besoin les précisions et les retouches nécessaires – la conception non dualiste de la nature « illusoire » du « Dieu-producteur-des-êtres » lui-même. Ne devrait-il pas aller de soi que le Mystère essentiel transcende infiniment le « Visage » du Dieu créateur ?

« Que vous êtes incompréhensible, ô souveraine richesse, s’écrie Nicolas de Cuse ; tant que je conçois un Créateur créé, je ne suis pas entré mais je suis dans la muraille. Mais quand je vois en Vous l’infinité absolue à laquelle ne convient ni le nom de Créateur créant, ni celui de Créateur créable, alors je commence à Vous voir sans voiles et à pénétrer dans le jardin des délices. »

Dans le même ordre d’idées, nous sera-t-il permis d’appeler l’attention sur une certaine insuffisance des formulations théologiques courantes de ce qu’on est convenu de désigne comme les « missions extérieures », c’est-à-dire l’envoi au monde du Verbe et de l’Esprit ? Si nous parlons ici d’insuffisance – mieux vaudrait sans doute parler d’« incomplétude » – ce n’est pas que cette expression soit fausse, mais seulement qu’elle suppose – et entraîne – une représentation, commode sans doute – et nous pour rions dire aussi : provisoirement suffisante – mais trompeuse et finalement décevante du Réel. Il est en effet impossible que Dieu sorte de Lui-même. Il ne peut y avoir réciprocité, et réciprocité réelle, entre l’Homme et Dieu que dans le Fils, au sein de la Trinité, à l’intérieur de la relation éternelle du Fils au Père. C’est pour que l’homme soit élevé jusque là que le Père envoie son Verbe et son Esprit. Il est donc parfaitement légitime de parler de « missions extérieures » du point de vue de ‘l’homme, ne faisant d’ailleurs en cela que se conformer au langage de la Bible, puisque c’est ainsi qu’elles lui apparaissent effectivement. Mais ce point de vue est insuffisant et demande à être complété par le « point de vue de Dieu » ce qui, nous l’avons dit, implique toujours un renversement de perspectives. Bien plus, ce dernier point de vue doit être à son tour dépassé, parce qu’il est impossible que rien « s’introduise » en Dieu qui n’y soit déjà contenu : En Lui – dans le Christ – nous avons été choisis dès avant la création du monde et nul ne monte au ciel que celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme qui est dans le ciel ? Seulement, redisons-le une fois de plus : Lorsqu’on adopte ce dernier point de vue, il est nécessaire de transposer les êtres « en dehors » de leur condition de créatures et de les considérer, dans le Verbe éternel, « en condition de Dieu ».

Autre idée non moins importante et d’ailleurs connexe, celle d’« Aséité ». Nous l’avions déjà dit, mais peut-être certains n’avaient-ils pas pleinement saisi alors toute la portée de cette remarque, cette idée correspond d’une façon aussi précise que possible, compte tenu de la diversité des points de vue, à ce que l’hindou désigne comme La Réalité. On doit donc se garder d’identifier la Réalité du non-dualisme avec ce que le même mot désigne dans la terminologie philosophique occidentale. L’infini étant seul à-Se, l’assimilation du concept de Réalité à celui d’Aséité explique qu’aux yeux d’un non-dualiste c‘est l’Infini qui est La Réalité. Le fini n’a d’existence qu’autant que nous le considérons “en lui-même” et séparativement, considération qui ne saurait donc qu’être illusoire au regard de l’Infini. Nous pouvons encore présenter les choses d’une autre façon : Toute distinction impliquant une limitation, et Dieu devant évidemment être conçu comme illimité en Son Mystère essentiel, il en résulte que le monde ne peut se distinguer de Lui qu’à un certain niveau de réalité, celui précisément où « la création » – et donc aussi « Le Créateur » – est réelle. Au fond, l’illusion de la « séparativité » est inhérente à la condition de créature.

Nous avons également noté la confusion, courante elle aussi dans l’Occident moderne, entre aséité (être par soi, ne devoir l’existence à aucun autre) et substantialité (subsister en soi, par opposition à l’être « accidentel »). Il nous semble qu’il y a, là aussi, une remarque importante pour parer au reproche de « désubstantialisation » du monde, comme si (pour reprendre le mot de Marx) l’existence d’un Être divin transcendant impliquait « la non-essentialité de la nature et de l’homme ».

Nous espérons qu’on comprendra la nécessité de ce travail de traduction et d’équivalences vraies auquel nous avons déjà fait allusion à plusieurs reprises, notamment à propos de la traduction courante d’Atma par « âme ». Si nous voulons vraiment entrer dans la pensée, si « dépaysante » pour un Occidental, du non-dualisme hindou, il nous faut d’abord nous assimiler sa mentalité, et donc être capables d’envisager les choses en termes de problématiques différentes, et admettre la possibilité et la légitimité d’un véritable renouvellement de nos perspectives. Il y a là une sorte de « gymnastique » (: « dénudement ») à tous égards salutaire, qui peut nous être d’un puissant secours pour nous aider à pénétrer nous-mêmes plus avant dans notre propre Révélation (si l’on peut dire) et notre propre mystère, mais sans doute tous n’y sont pas également préparés.

Cet article est extrait de la conclusion de « Doctrine de la non-dualité et christianisme », ouvrage qui pose des jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Védanta hindou. Publié aux Éditions Dervy, 36 rue Fontaine, Paris, disponible en librairie et chez l’éditeur.

 

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