La proclamation de l’absence d’ego

Chögyam Trungpa Rinpoché et Father Thomas Keating, O.C.S.O.

Depuis 1986, l’Institut Naropa (Boulder, Colorado) parrainne des dialogues approfondis entre un groupe de chrétiens éminents et de bouddhistes contemplatifs. Le meilleur de leurs conversations fut publié dans l’ouvrage Speaking of Silence (Paulist Press). Le plus remarquable dans ces échanges fut que ces contemplatifs ne prirent pas d’attitude particulière et ne firent ni prosélytisme, ni théorie, ni politique. Ils découvrirent entre eux des connexions profondes reliant les lignes de fond des enseignements, et parlèrent directement, du fond du cœur.

Dans l’extrait que voici, le Père Thomas Keating, un moine trappiste qui passa de nombreuses années en silence avant de devenir abbé de l’Abbaye de Spencer dans le Massachussetts, a rencontré le vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché (fondateur de l’Institut Naropa) au cours d’une session privée et enregistrée. Leur conversation est une référence pour l’ouverture qu’un authentique dialogue peut offrir.

Dr. Judith Simmer Brown

Trungpa Rinpoché : Le mot sanscrit dana, qui est de racine indo-européenne, est lié à « donation », et se traduit par générosité. La générosité, ou le don, est très importante dans le bouddhisme. Dana est aussi en relation avec la dévotion et avec l’appréciation du caractère sacré. Le caractère sacré n’est pas seulement un concept religieux, c’est une expression d’ouverture générale : comment être doux, comment embrasser quelqu’un, comment exprimer l’émotion du don. Ainsi, la générosité véritable vient-elle du développement d’un sentiment général de gentillesse.

Voyons le sens juste de dana. Vous vous donnez vous-même (vous ne faites pas seulement un présent), et vous pouvez donner sans attendre quoi que ce soit en retour. Habituellement, lorsque vous donnez quelque chose, vous attendez quelque réponse, mais, dans ce cas, vous n’attendez rien. La posture de méditation exprime cela. Lorsque vous vous asseyez en méditation, vos bras sont ouverts, votre visage de même. Il y a simplement ouverture. Ainsi, vous ne conduisez pas votre pratique comme vos affaires. Je pense que l’attitude de dana peut beaucoup aider le monde occidental … Certains pensent que Dieu devrait leur donner quelque chose parce qu’ils ont fait quelque chose de bien pour lui.

Père Keating : Oui, c’est malheureux. Mais la disposition de dévotion que vous venez de décrire est exactement ce qui est signifié par la véritable charité au sens chrétien : ce n’est pas la quête de soi mais le don de soi. N’est-il pas vrai aussi dans le bouddhisme que le dévouement total à la pratique est une qualité au moins aussi essentielle que la dévotion pour nous garder sur la bonne voie ? Diriez-vous que la tendance à exprimer cette consécration, – la résolution de poursuivre la pratique de la méditation et de se soumettre à la direction du maître – sont d’importances égales ? Il me semble que cette consécration et cette dévotion sont comme les deux rives d’un fleuve. Elles permettent que s’écoulent à la fois l’énergie spirituelle et l’énergie psychologique inconsciente émergeante. Sans ces deux réservoirs, nous serions balayés. La dévotion et la dédicace nous procurent des moyens habiles et stables pour diriger ces énergies dans des efforts constructifs, comme d’utiliser ceux-ci au service des autres et pour approfondir le développement de notre conscience.

Trungpa Rinpoché : Oui. Ces deux qualités sont en relation avec l’idée d’abandonner son ego, son obsession d’ego.

Père Keating : Pourriez-vous définir « ego » ? J’aime aussi utiliser ce mot, mais je sais qu’il a un sens psychologique précis qui n’est pas celui que vous ou moi pouvons utiliser dans le contexte de la méditation. Pour le psychologue, l’ego est une entité. La conscience de soi se solidifie en une sorte d’identité ou d’individualité qui nous sépare des autres personnes. L’absence d’ego est un concept très difficile à comprendre : il n’est pas vraiment compris par la psychologie moderne. Comment définiriez-vous l’ego, tel qu’on en discute dans le contexte de la méditation bouddhique ?

Trungpa Rinpoché : Je pense que c’est fondamentalement ce qui produit agression, passion et ignorance. L’ego n’est pas particulièrement considéré comme le travail du diable. L’ego peut être transformé en vigilance, en compassion et en gentillesse ; l’ego est ce qui tient à soi d’une façon déraisonnable. En anglais, on emploie une expression que l’on peut traduire par « égo-centré » par exemple, ou « ego maniaque ».

Père Keating : Y a-t-il un ego qui ne soit pas centré ?

Trungpa Rinpoché : Oui.

Père Keating : Et quel nom lui donneriez-vous ? Absence d’ego ?

Trungpa Rinpoché : Oui, absence d’ego, ou sunyata.

Père Keating : Laissez-moi alors poser une question : lorsqu’on s’est dépouillé de cet égocentrisme, avec son agressivité et ses poursuites égoïstes ne persiste-t-il pas encore une identité, qui peut vraiment être très bonne ? Cette identité peut être expérimentée comme maîtrise de soi, bonté envers les autres, ou encore comme union avec Dieu. Et même, ce qui est en union avec Dieu est encore un soi, une conscience ou un ego personnel. Alors, l’absence d’ego est-elle une étape plus avancée dans le cheminement spirituel, une étape dans laquelle même le bon ego, l’ego transformé, cesserait d’exister ? Et cette expérience serait-elle ce que les bouddhistes zen nomment le non-soi ?

Trungpa Rinpoché : Je pense que nous avons atteint maintenant le point clé. L’absence d’ego signifie qu’il n’y a pas d’ego, pas du tout d’ego.

Père Keating : C’est la signification que j’imaginais. Je suis heureux de cette clarification. Elle n’est pas du tout comprise dans la psychologie moderne.

Trungpa Rinpoché : L’union avec Dieu ne peut prendre place tant qu’il y a une quelconque forme d’ego, quelle que soit la forme qu’il prenne. Pour être un avec Dieu, il faut devenir sans forme. Alors on voit Dieu.

Père Keating : C’est le point que j’essayais de mettre en valeur pour les chrétiens, en notant les mots du Christ mourant sur la croix. Il supplia : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? » (Marc, 15, 34). Il semble que ce sentiment de relation personnelle avec Dieu, en tant que fils de Dieu, ait disparu. Beaucoup d’interprètes disent que c’était une expérience éphémère. Mais je suis enclin à penser, à la lumière de la description bouddhique du non-soi, qu’il traversait une étape allant au-delà du soi personnel, aussi beau et saint qu’ait pu être son ego. Cette étape finale pourrait alors aussi être définie comme l’expérience chrétienne primaire. Le Christ nous a appelés chrétiens non pas seulement parce qu’ainsi nous l’acceptions comme sauveur, mais aussi afin que nous suivions le processus qui le mena à ce niveau ultime de conscience.

Trungpa Rinpoché : Bien … On pourrait dire que le Christ est comme la lumière du soleil, et que Dieu est comme le ciel, le ciel bleu. Pour pouvoir expérimenter le soleil ou le ciel, il vous faut d’abord être sans soleil. Alors l’aube pourra commencer à se lever pour vous.

Père Keating : Oui !

Trungpa Rinpoché : Et alors vous commencez à expérimenter la lumière du soleil. Tout d’abord vous devez connaître le rien, l’inexistence. Et ensuite le ciel devient bleu. C’est comme sauter d’un avion. D’abord vous expérimentez l’espace, puis le parachute commence à s’ouvrir. Vous avez sauté de l’avion, qui a continué sa route.

Père Keating : Oui ! Mais alors, hors de ce néant, commence à émerger une nouvelle vie, qui ne nous appartient pas vraiment, mais qui est sans soi, et qui est unie avec toute autre chose qui advient.

Trungpa Rinpoché : C’est correct.

Père Keating : C’est donc une expérience similaire à celle du bouddhisme. Il y a aussi notre compréhension du Christ dans sa gloire : il est si uni avec la réalité ultime qu’il est complètement immergé en elle.

Trungpa Rinpoché : Pour être ultime, il faut tout d’abord ne pas être.

Père Keating : C’est l’ultime ultime.

Trungpa Rinpoché : Oui.

Père Keating : Mais… comment dire cela … Cela ne peut-il être communiqué autrement que par une communion spirituelle, ou un quelconque éveil intérieur, peut-être n’y a-t-il pas de mots qui pointent l’ineffable expérience où la réalité est la même en soi et en toute autre personne, et où l’action émerge du moment présent sans réflexion, où l’on pourrait communiquer directement, sans penser, en tous les moments de la vie ?

Trungpa Rinpoché : C’est ce que l’on appelle « l’esprit ordinaire ». Ce n’est pas particulièrement glorieux. C’est ordinaire.

Père Keating : Il ne peut pas y avoir plus ordinaire !

Trungpa Rinpoché : C’est très ordinaire.

Père Keating : C’est comme de vous faire du vent un jour de canicule … une sorte d’esprit ordinaire, très sacré, très profond. Très ordinaire.

Trungpa Rinpoché : À peu près rien. Pas même à peu près rien. Juste ordinaire.

Père Keating : Alors quel est le changement qui peut apporter cela ? La réalité ne change pas. Je suppose que nous cessons simplement d’être un soi, au sens possessif ? La conscience personnelle cesse ?

Trungpa Rinpoché : Tout change. Lorsque vous voyez la lumière du soleil, c’est une autre sorte de lumière du soleil.

Père Keating : Vous regardez-vous lorsque vous regardez la lumière du soleil ?

Trungpa Rinpoché : La lumière du soleil vient à vous.

Père Keating : En d’autres termes, la lumière du soleil se regarde elle-même.

Trungpa Rinpoché : Oui. C’est pourquoi nous l’appelons « esprit ordinaire » dans le bouddhisme. Cela s’appelle aussi fréquemment « une seule saveur ».

Père Keating : N’y a-t-il pas un terrible sentiment de solitude ou d’anéantissement que l’on doive traverser pour réellement expérimenter le non-ego, et pour ensuite émerger dans cette unité plus élevée avec tout ce qui est ? N’est-ce pas comme si toute la réalité se manifestait elle-même de quelque mystérieuse manière, dans les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne ? En d’autres mots, il n’y a pas de soi en lequel regarder. Et puisqu’il n’y a pas de soi, il n’y a pas de Dieu personnel, pas de relation à qui que ce soit d’autre.

Trungpa Rinpoché : C’est ce que je pense. Je crois que vous l’avez dit.

Père Keating : Comment pouvez-vous aider quelqu’un dans cet état ?

Trungpa Rinpoché : En l’amenant à l’esprit ordinaire.

Père Keating : J’imagine que même les relations à la nourriture et à la boisson, à une belle musique, et à toutes les choses deviendraient identiques dans ce type d’expérience.

Trungpa Rinpoché : Exactement.

Père Keating : Alors comment vivez-vous sans ego ? Que faites-vous avant que votre vie s’ouvre en une vie nouvelle plus élevée ?

Trungpa Rinpoché : Vous le faites simplement. C’est ce qu’on appelle la mentalité du « vieux chien ».

Père Keating : Oh ! Quelle belle expression !

Trungpa Rinpoché : Il dort, c’est tout.

Père Keating : Ce qui signifie qu’il existe, simplement.

Trungpa Rinpoché : Oui.

Père Keating : Une question que j’ai moi-même méditée récemment, est : en cet état d’esprit ordinaire, quelqu’un souffre-t-il de quelque chose ? Sans ego, il semble qu’il n’y ait personne pour souffrir.

Trungpa Rinpoché : Il n’y a pas de souffrance, mais beaucoup de plaisir. Parfois le plaisir peut être de souffrir, mais ce n’est pas gênant.

Père Keating : Si quelqu’un qui était dans cet était d’esprit ordinaire devait éprouver une souffrance atroce, quelle serait sa réponse à cette souffrance ? Comment répondrait-il à des persécuteurs ou à des souffrances physiques qui pourraient être, humainement parlant, intolérables ?

Trungpa Rinpoché : Sa réaction serait de voir l’espace. Il y a beaucoup de place, beaucoup d’espace. La souffrance est habituellement claustrophobe. Mais, dans ce cas, il n’y a pas de problème, car la personne voit l’espace.

Père Keating : Pour le bien de l’idéal du bodhisattva, devrait-on renoncer à l’expérience de non-soi et retourner à l’expérience et aux souffrances des gens qui sont encore dans un état égoïste ?

Trungpa Rinpoché : Vous ne faites que proclamer, constamment : mais ce n’est pas vous qui parlez.

Père Keating : Vous n’êtes pas.

Trungpa Rinpoché : En effet. C’est comme un écho. On s’y réfère souvent en tant qu’illusion.

Père Keating : Une dernière question, Rinpoché. Selon les enseignements bouddhiques, cet état peut-il être atteint par les techniques de la sagesse bouddhique seule, ou, à un certain point, l’ego doit-il être évacué de soi par l’ultime ? En d’autres termes, est-ce que le tunnel dont j’ai parlé est si terrible que l’on ne puisse jamais le traverser de sa propre volonté, et qu’il faille en être tiré par quelque puissance supérieure ?

Trungpa Rinpoché : On ne peut en sortir que par l’admiration pour le maître. Il faut devenir un avec le maître et mélanger son esprit avec celui du maître. Alors vous commencez à vous dissoudre.

Père Keating : Et cela présuppose que le maître ait atteint ce niveau pour commencer …

Trungpa Rinpoché : C’est ce que l’on appelle une « lignée ».

Père Keating : C’est ce que le terme « lignée » signifie dans le bouddhisme ! C’est merveilleux ! Rinpoché, vous avec éclairé de nombreux points, au moins pour moi. Merci beaucoup.

Trungpa Rinpoché : Merci.

© 1987, Nalanda Institute. Extrait de « Speaking of Silence, Christians and Buddhists on the Contemplative Way », édité par Susan Walker, Paulist Press (997 Macarthur Boulevard Mahwah, New Jersey 07430 USA). Traduit en français par Kunsang Pamo, et reproduit avec l’aimable autorisation de Paulist Press.

 

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