Deux principaux courants de la pensée bouddhique classique

Shènpèn Hookham

Shènpèn Hookham, sur la suggestion de Trungpa Rinpotché, se rendit en Inde en 1969, où elle étudia et pratiqua durant cinq années en tant que moniale bouddhiste, sous la direction de lamas Kagyupa, dont Kalou Rinpotché et Bokar Rinpotché. En 1974, Sa Sainteté le Karmapa lui demanda de retourner en Europe et plus tard de traduire pour Guèndun Rinpotché. En 1977, elle rencontra son maître principal, Khènpo Tsultrim Gyamtso Rinpotché, sous la direction de qui elle fit une thèse de doctorat à l’Université d’Oxford, avec pour sujet l’enseignement du Tathagatagarbha (la nature de bouddha) et de « la vacuité d’autre » (shèntong). Ce travail fut publié en 1991 sous le titre Buddha Within, sa traduction française est en préparation. En 1982, lors de sa rencontre et de son mariage avec Michael Hookham, Shènpèn entra dans la Fondation Longchèn. Cette fondation fut établie par Michael Hookham sous la direction de Chögyam Trungpa Rinpotché et de Sa Sainteté Khyèntsé Rinpotché en 1975, comme véhicule du bouddhisme en général et de la tradition dzogchèn en particulier.

Contrairement à un courant d’opinion très largement répandu parmi les érudits tant orientaux qu’occidentaux, il y a deux perspectives fondamentalement différentes quant à la nature de l’homme, l’esprit et la voie spirituelle dans la tradition bouddhique, les deux étant également classiques et correctes. En termes de dialogue entre christianisme et bouddhisme, le premier correspond davantage à une approche rationnelle, et le second à une approche intuitive. Les perspectives dont je parle sont exprimées dans la tradition bouddhique comme le point de vue de « la vacuité de soi » et le point de vue de « la vacuité d’autre » (rangtong, écrit : rang stong ; et chèntong, écrit : gzhan stong).

L’enseignement bouddhique de la vacuité

(La description qui suit se fonde sur Méditation progressive sur la vacuité du Khènpo Tsultrim Gyamtso, qui suit largement L’encyclopédie de la connaissance de Jamgœun Kontrul Lodreu Thayé)

Bien qu’il soit vain d’essayer d’expliquer en quelques mots « la vacuité de soi » et « la vacuité d’autre », disons d’une manière générale que « la vacuité de soi » est la nature vide des phénomènes illusoires qui ne sont pas réellement là, et que « la vacuité d’autre » est la nature absolue qui est réellement là, vide des phénomènes illusoires. Bien que le terme chèntong (voir fin de l’introduction) soit actuellement fortement associé aux polémiques bouddhiques tibétaines, à l’origine il était relié à son complémentaire rangtong de façon à distinguer deux assertions différentes dans les écritures considérant la vacuité. C’est ainsi que le grand maître Jonangpa Dolpopa Shérab Gyaltsèn en parla au 13è-14ème siècle au Tibet.

a. La vacuité de soi

Ce terme s’applique lorsque l’on dit que le monde qui nous entoure, au sens ordinaire du terme, est vide, semblable en cela à un rêve ou à une illusion. On se tourne immédiatement vers l’idée qu’il n’a pas de réalité. On pense à la nature éphémère de la vie, au fait que les choses sont sans substance et prêtes à disparaître n’importe quand. La vacuité de soi se rapporte de cette façon à la vacuité des choses : vides en elles-mêmes, vides d’elles-mêmes, tout comme, par exemple, un feu rêvé est vide de feu, un tigre rêvé est vide de tigre. En d’autres termes, bien qu’il y ait une expérience qui ressemble à un feu ou à un tigre, il n’y avait ni feu ni tigre à ce moment. La question reste, cependant, de savoir ce qu’était cette expérience de feu ou de tigre. Pour les bouddhistes qui n’adoptent que la perspective de la vacuité de soi, il s’agit d’un flux d’instants de conscience et de leurs objets mentaux, produits en dépendance, vides du feu ou du tigre que nous imaginons là.

Cette approche pourrait être considérée comme rationnelle, utilisant le raisonnement, sans avoir à souscrire à l’idée d’un quelconque mystère ultime ou d’une réalité ultime en toile de fond.

b. La vacuité d’autre

L’expression signifie vacuité en tant que désignation de l’ultime réalité expliquée dans les sutras du Tathagatagarbha et ailleurs : l’éclat de la complète expérience de sagesse non dualiste, associée à toutes les qualités éveillées. L’« autre », dont l’ultime réalité est vide, est à la fois phénomène en production dépendante et phénomène imaginaire. Dolpopa continue en expliquant que la production des phénomènes en interdépendance, bien que paraissant réelle à nos esprits trompés, manque en fait de réalité (c’est-à-dire qu’ils sont vides de soi). Bien que l’expérience en rêve d’une apparence de feu ou d’une apparence de tigre paraisse s’élever par production dépendante d’un moment de conscience et de son objet, le raisonnement du madhyamaka montre que rien vraiment ne s’élève jamais ; ainsi non seulement les expériences d’apparence comme un feu ou comme un tigre sont-elles vides d’un feu ou d’un tigre (des phénomènes imaginaires), mais l’expérience elle-même est fondamentalement vide de conscience et d’un objet de conscience (phénomène produit en dépendance). Ainsi pour les bouddhistes qui prennent le point de vue de la vacuité de l’autre, les expériences ressemblant à un feu ou à un tigre ne sont pas réellement un courant d’événements produits en dépendance et pouvant être analysés conceptuellement. En essence, ils sont la réalité ou la sagesse absolue de l’esprit éveillé, bien que pervertie par les tendances de l’ignorance dualiste en des semblants de feu ou de tigre, ou alors en un feu ou un tigre onirique expérimenté par la conscience qui rêve. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de comprendre l’essence du rêve comme une expérience dualiste ; l’exemple signifie que le dualisme sujet-objet n’a jamais réellement existé. Une expérience non dualiste a été prise par erreur pour un objet, et cet objet fut pris par erreur pour quelque chose de réel ; c’est ainsi que le rêve a semblé réel.

Cela ne signifie pas que les bouddhistes qui adoptent la perspective de vacuité d’autre rejettent la vacuité de soi des phénomènes apparaissant de façon imaginaire ou par production dépendante, et cela ne signifie pas non plus qu’ils ne comprennent pas que même la réalité ultime, pour autant que ce soit un concept, soit vide d’elle-même. Leur intérêt, cependant, met en avant que la réalité ultime, l’esprit de sagesse éveillée, bien que vide du point de vue du processus mental qui tente de la comprendre conceptuellement, n’est pas vide en elle-même. En d’autres mots, elle n’est pas illusoire, fausse, impermanente, composée, produite en dépendance, conditionnée, etc.

Les sutras du Tathagatagarbha la décrivent comme le Paramatman (Suprême Soi), félicité, permanence et pureté. Cette réalité est nommée le dharmakaya du bouddha et, pour de nombreux chrétiens et hindous considérant la tradition bouddhiste, le dharmakaya (dans son sens chèntong) semble correspondre à leur propre idée d’un Dieu suprême ou d’une divinité. C’est pourquoi on peut considérer cette approche comme plus religieuse ou intuitive que la première.

Parmi les traditions vivantes actuellement en Occident, les écoles Guélougpa et Théravada se caractérisent plutôt par ce que nous appellerons le modèle de « la vacuité de soi », tandis que les Nyingmapa et les Kagyupa (pratiquants du dzogchèn et de mahamudra) par ce que nous appellerons le modèle de « la vacuité d’autre ». Certaines écoles Hua yen du bouddhisme chinois qui suivent l’Avatamsaka et certaines écoles Ch’an (ou Zen) semblent suivre le modèle de la vacuité d’autre. J’insiste encore sur le fait que je laisse de côté les objections de ceux qui sont habitués à entendre ces termes dans les polémiques bouddhiques tibétaines. De plus, je ne dis pas que tous les Théravadins détiennent une vue de la vacuité de soi, ni que tous les Kagyupa et Nyingmapa se proclament détenteurs du point de vue de la vacuité d’autre. Cependant, en gros, les points de vue des différentes écoles nous divisent de la sorte.

Il est important de bien distinguer ces deux modèles, apparemment aussi anciens, répandus et classiques, pour clarifier le domaine global de la pensée bouddhique. C’est seulement alors que nous pourrons commencer à comparer des affirmations écrites différentes concernant la nature de bouddha (tathagatagarbha), la réalité absolue ou ultime (paramarthasatya), la vacuité (sunyata), le nirvana, le dharmakaya, etc. Sans savoir quel modèle fondamental (vacuité de soi ou vacuité d’autre) est dans l’esprit du texte ou de l’affirmation, il n’y a pas d’espoir d’arriver à une certaine précision dans notre analyse de son sens.

Les sutras du Tathagatagarbha

Les sutras font leur apparition en Inde peu après les sutras les plus précoces de la Prajñaparamita (3ème siècle). Quelques exemples de ces sutras sont le Sutra du Tathagatagarbha (probablement le plus ancien), le Mahaparinirvana sutra, et le Srımaladevi sutra. Dans le Ratnagotravibhaga (aussi connu comme le Mahayanottaratantra-sastra), un commentaire sur les sutras du Tathagatagarbha, le tathagatagarbha est décrit comme Paramarthasatya (la réalité absolue) et comme esprit (citta ou jñana). Paramarthasatya signifie une réalité éternelle, inchangeante, non illusoire, non produite en dépendance, non composée, et de ce fait non sujette à l’impermanence, à la souffrance, et manquant d’existence véritable. Elle est aussi décrite comme la claire lumière et une plénitude ineffable de qualités inséparables telles que l’amour, la compassion et le pouvoir de libérer les êtres.

L’enseignement du soi suprême

L’usage de l’expression « soi suprême » (paramatman) peut choquer de nombreux lecteurs, bouddhistes ou non. Pour beaucoup de gens, depuis le tout début, la principale distinction entre le bouddhisme et l’hindouisme est que le bouddhisme renie l’existence du soi (anatman), alors que l’hindouisme accepte totalement l’existence d’un soi suprême (paramatman). On pourrait se demander quelle sorte de système bouddhique prônerait l’existence d’un soi suprême. Comment peut-il être dit bouddhique dans un sens authentique ? L’approche facile consisterait à dire qu’une telle écriture bouddhique est non bouddhique. Une approche plus sérieuse serait d’essayer de comprendre comment les sutras du Tathagatagarbha et les commentateurs, bouddhistes, harmonisent l’enseignement bouddhique fondamental du non-soi avec leur propre enseignement sur le soi suprême.

De nos jours, une grande confusion règne au sujet de l’enseignement bouddhique du non-soi. Il est devenu un fait commun que le Bouddha enseigna l’absence de soi. Qui plus est, des écrivains occidentaux compliquent le problème en utilisant le mot « ego » comme synonyme du mot « soi », de sorte qu’ils disent que le Bouddha enseigna qu’il n’y a pas d’ego.

En fait, le Bouddha enseigna que les éléments constitutifs de notre être (les skandha) ne sont pas le soi car ils sont conditionnés et changeants et soumis à la souffrance. Il enseigna d’autre part que le nirvana est non-conditionné, permanent, félicité, liberté (indépendance), n’est pas sujet à la souffrance, etc. C’est vrai que les premières écritures du Bouddha n’appellent pas nirvana le soi suprême, mais l’on peut arguer que c’était certainement implicite en fonction de sa définition du soi dans tout son discours.

Du point de vue de la vacuité de soi, ce que nous considérons habituellement comme étant notre soi est illusoire, c’est une perception confuse et erronée. Mais toutes les écoles bouddhiques disent qu’une personne peut réaliser ceci et abandonner cette fausse perception pour entrer dans le nirvana. Pour les bouddhistes rationnalistes qui rejettent le point de vue « vacuité d’autre », il reste une quantité d’explications à donner. Qui réalise le nirvana ? S’ils disent « personne », alors comment le nirvana peut-il être bonheur, et qui l’expérimente ? Il y a eu de nombreuses tentatives pour essayer de répondre à ces questions depuis le point de vue « vacuité de soi » de la tradition bouddhique. Nous n’avons pas ici assez d’espace pour nous engager dans ce débat. Du point de vue chèntong, la réponse est que le nirvana est réalisé par l’essence de notre être qui est non-conditionné, non-composé, et qui n’est donc ni intérieur ni extérieur aux skandha, et par nature au-delà de la fixation conceptuelle. Cette essence fondamentale de notre être est au-delà du temps et de l’espace (qui sont des concepts), et donc n’est pas impermanente, pas produite en dépendance (et donc pas non indépendante), et elle seule peut être dite exister vraiment (existence ou non-existence sont des concepts qui dépendent l’un de l’autre, l’existence authentique se situe au-delà des concepts d’existence et de non-existence). Cette essence fondamentale a toutes les caractéristiques du nirvana, en fait. C’est ce que l’on appelle le tathagatagarbha (la nature de bouddha) dans les Sutras du Tathagatagarbha. Lorsqu’elle n’a pas été réalisée, elle s’appelle le tathagatagarbha, et lorsqu’elle est réalisée, elle s’appelle le dharmakaya (soi suprême, permanence, bonheur et pureté).

Finalement, cependant, les deux positions (rangtong et chèntong) peuvent être réfutées, car elles expriment le non-soi, la vacuité, le nirvana, etc., en termes conceptuels ; elles se défendent alors toutes deux en arguant que leur compréhension ou réalisation authentique et définitive est non-conceptuelle.

À ce point, on pourrait arguer que ce sont deux approches de la même réalité non conceptuelle. Au mieux, la controverse chèntong-rangtong ouvre la question de la signification de « la réalité non-conceptuelle ». Les chèntong arguent, comme dans le Srımaladevi Sutra et d’autres Tathagatagarbhasutra, que lorsque tous les concepts subtils sont partis, alors l’expérience de l’éveil complet du Bouddha associé avec toutes ses qualités est ins tantanément présente. L’absence de cette expérience prouve la présence de concepts.

C’est pourquoi l’état d’absorption vide des rangtongpa, dans lequel l’expérience des qualités éveillées ne serait pas présente, doit être subtilement conceptuel.

Les implications du point de vue Chèntong en termes de pratique religieuse

Du point de vue religieux ou mystique, les implications de l’interprétation chèntong de l’enseignement de l’ultime réalité, de la vacuité, du tathagatagarbha sont immenses. Il y a une réalité ultime, une plénitude ineffable, une présence vivante, un mystère qui doit être révélé et expérimenté.

Lorsqu’on laisse tomber les perceptions illusoires et erronées, en fait, lorsqu’on laisse tomber tous les concepts, il y a quelque chose à quoi s’ouvrir, ou sur quoi déboucher, qui est au-delà de l’illusion – comme une autre place, un autre monde, un glorieux royaume, un vaste océan (toutes les images utilisées par le Bouddha pour le nirvana). Être capable de s’y ouvrir ou de se laisser aller en cette expérience exige un acte de confiance – la raison ne peut plus aider.

Cette réalité ultime n’est pas au-delà des skandha – elle est ce que les skandha sont réellement en essence. Ce que nous voyons comme conditionné, impermanent et douloureux, est une version des qualités éveillées pervertie par les concepts.

La notion chèntong d’un Absolu au-delà des concepts (dharmakaya) rappelle la notion chrétienne de Dieu le Père s’il est défini comme au-delà des concepts. Les notions chrétiennes de Saint-Esprit et de Fils de Dieu sont proches des notions bouddhiques mahayana, et il est aisé de tracer des parallèles entre la Trinité et l’enseignement du bouddhisme mahayana du trikaya ; c’est un point qu’il serait trop compliqué de discuter dans cet article ; disons seulement que bien que les deux perspectives rangtong et chèntong enseignent le trikaya, le point de vue chèntong est certainement plus proche de la notion de Trinité chrétienne que le point de vue rangtong.

Tout cela semble un peu éloigné du point de vue bouddhique rationnaliste. On pourrait se demander comment le bouddhisme peut avoir des facettes aussi radicalement différentes.

La réponse donnée dans cette tradition (c’est-à-dire les sutras du Tathagatagarbha et les traditions méditatives fondées sur ceux-ci) est que cette vue de la réalité ultime ne peut être introduite que d’une façon très personnelle.

Dans la tradition tibétaine, il est dit que si cet enseignement est donné à entendre à tout le monde, il y a danger qu’il soit pris par erreur pour une réalité absolue que l’on pourrait saisir conceptuellement. Il vaut mieux travailler sur rangtong, l’idée de la production des phénomènes en dépendance, jusqu’à ce que la compréhension et l’expérience de la méditation atteignent un point où l’on puisse recevoir de manière correcte cette introduction à la réalité non conceptuelle.

En termes de dialogue entre les bouddhistes et les différentes autres traditions non bouddhistes, le problème n’est donc pas tant de savoir si les bouddhistes admettent un soi suprême ou non, que de voir à quel point un système religieux, bouddhique ou théiste, enseigne le véritable chemin pour dépasser ou non ces concepts.

La controverse

Le pratiquant de n’importe quelle tradition authentique risque d’hypostasier un absolu. Par cela, je veux dire qu’il y a un danger de prendre le concept de la nature de l’absolu pour quelque chose de conceptuellement saisissable. Cela conduirait automatiquement à une vue simpliste qui serait aisément réfutée par l’analyse rationnelle.

Par exemple, les madhyamika rangtong peuvent arguer que bien que le nirvana soit vraiment décrit comme permanent, bonheur, vaste et profond, etc., ce qui laisse entendre qu’il existe dans un certain sens, tous ses attributs sont des concepts produits en dépendance sans véritable existence. Puisque à la fois le concept d’existence et le concept de non-existence peuvent être montrés comme étant produits en dépendance, ni l’un ni l’autre n’a de sens en soi. En fait, les écritures disent clairement que le nirvana ne peut être évoqué en termes d’existence : il ne peut être dit ni existant, ni non existant, ni les deux à la fois, ni à la fois aucun des deux.

Bien que le raisonnement utilisé dans le Madhyamaka Karika et ailleurs soit très simple, la signification de sa conclusion n’est pas si facile à comprendre. Il en est particulièrement ainsi en termes de pratique. Peu importe que l’on accepte mentalement les phénomènes comme étant existants, non existants, les deux ou ni l’un ni l’autre, l’on reste toujours avec une perturbation émotionnelle soit envers l’existence soit envers la non-existence, ou une oscillation rapide de l’un vers l’autre.

La valeur de la controverse

Pour la raison dite ci-dessus, c’est un signe extrêmement sain que la tradition tibétaine soit divisée sur le fait que l’absolu, le nirvana, la vacuité et le non-soi, etc., puissent être compris en termes positifs ou négatifs. Si l’une des deux tendances devait gagner, il y aurait des risques que la tradition entière se détériore en un dogmatisme pur et dur, car il est très improbable que l’ensemble de la communauté des pratiquants découvre vraiment l’équilibre entre les extrêmes positifs et négatifs.

C’est pourquoi ceux qui, par une tendance conceptuelle et émotionnelle, hypostasient l’absolu, doivent être confrontés au raisonnement rigoureux du madhyamaka rangtong. Ceux que les préférences affectives poussent vers une compréhension intellectuelle de la vacuité ont besoin d’être confrontés au point de vue du madhyamaka chèntong. Le madhyamaka chèntong utilise un raisonnement fondé sur les écritures et sur l’expérience directe de la méditation pour montrer que la vacuité de la nature de bouddha est un absolu immuable immédiatement accessible à l’expérience des êtres, même au début du chemin. L’accès à cette expérience est rendu possible par une faculté autre que la raison, et cette faculté n’est rien autre que le fonctionnement de cette nature de bouddha en elle-même. Elle est connue comme le tathagatagarbha aussi longtemps qu’elle n’est pas clairement vue et comme le dharmakaya dès qu’elle est vue. Elle est décrite de diverses manières comme immensité, ouverture, clarté, claire lumière, esprit ordinaire (tha mal gyi shes pa), sagesse et compassion inséparables, félicité-vide, apparences-vides, bodhicitta, etc.

Il est remarquable que certains détenteurs de la tradition tibétaine (y compris kagyupa) aient été de grands adeptes du madhyamaka rangtong et aient insisté sur cet enseignement, alors que d’autres ont mis en avant le madhyamaka chèntong et l’ont largement enseigné. Il peut paraître très étonnant que certains parmi eux aient réellement réfuté le chèntong et semblent s’y être rigoureusement opposés. Une plus grande surprise encore est de constater que le 8ème Karmapa, Mikyeu Dordjé, écrivit un texte défendant le chèntong contre le rangtong, et fit généralement l’inverse. Mais ce n’est pas si écarté de la tradition que peuvent le penser des érudits occidentaux.

Tout le sujet du débat dans la tradition tibétaine est d’aiguiser l’esprit du pratiquant, de façon à couper toute sorte de pensée nébuleuse. Il ne sert à rien de prendre parti et d’acquiescer à un point de vue qui ne serait pas correctement compris. C’est simplement une façon de se fixer sur une croyance, de penser avec orgueil qu’un point de vue est élevé ou correct, lorsqu’il est simplement en train d’évacuer le travail d’examen de ce que l’on pense réellement. Du point de vue pratique, il est mieux de travailler authentiquement avec une vue plus commune, qui s’accorde vraiment avec notre mode de pensée, parce que les problèmes qui lui sont inhérents se manifestent naturellement lors de l’approfondissement de notre compréhension. Il est ensuite plus aisé de les abandonner à la lumière de cette meilleure compréhension et de cette meilleure expérience.

 

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