Les quatre contemplations incommensurables

Khèntin Taï Sitou Rinpotché

Souvent, lorsque nous entendons parler de l’esprit d’éveil, nous pensons que cela signifie compassion. C’est vrai, cela est très proche. Le terme tibétain pour esprit d’éveil est djang tchoub gui sèm, qui est littéralement traduit par « esprit d’éveil ». Cet « esprit d’éveil » est fondamental dans la tradition mahayana du bouddhisme, car sans lui il ne peut y avoir d’éveil. Il est le début de toute la pratique de cette voie. Cependant, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons créer en adoptant une certaine manière de considérer les choses ou en les comprenant. C’est la vision sans erreur de toutes les choses, telles qu’elles sont, au moyen de l’essence de toutes choses – l’esprit.

Lorsque l’on considère le développement de l’esprit d’éveil, nous pouvons distinguer trois phases :

a) L’esprit d’éveil comme base. L’esprit d’éveil comme base est bodhicitta ultime, que l’on doit comprendre au moyen des points de vue non-extrêmes de la Voie du milieu.

b) L’esprit d’éveil comme voie. La voie – la pratique de bodhicitta – se divise en deux aspects : bodhicitta d’aspiration, et bodhicitta pratique.

c) Le résultat, l’éveil. Le résultat est l’éveil : la grande libération – liberté ultime et paix ultime.

Le grand Bodhisattva Shantideva dit dans La Marche vers l’Éveil :

« Dès lors que bodhicitta, la grande compassion, s’élève, même l’individu le plus mauvais de tout l’univers devient un fils du bouddha, le plus grand de tous les êtres. »

Shantideva nous dit que le bien et le mal n’ont pas d’existence véritable dans la vérité absolue ; ils existent seulement au niveau relatif. L’essence du bien et du mal n’est pas différente de celle de bodhicitta, et ainsi de tels changements peuvent advenir si la motivation de la personne change. Il y a une raison pour employer l’expression « Fils du Bouddha » : celui qui est né comme prince grandira dans la famille royale deviendra éventuellement roi. Une fois qu’il a donné naissance à bodhicitta, la seule chose qui reste à faire est de développer intérieurement cette motivation et de devenir finalement un bouddha.

Le développement de bodhicitta débute en cultivant les quatre contemplations incommensurables. La plupart des prières tibétaines commencent par la prise de refuge en le bouddha, le dharma et le sangha, et continuent par ces quatre contemplations incommensurables. La succession de leur explication est habituellement différente de celle de leur pratique. Dans les pratiques, il y a d’abord l’amour, puis la compassion, la joie et enfin l’équanimité (ou impartialité). Dans l’explication, nous commençons avec l’équanimité, puis vient l’amour, la compassion et la joie.

La prière dit :

« Puissent tous les êtres posséder le bonheur et les causes du bonheur.
Puissent-ils tous être séparés de la souffrance et des causes de la souffrance.
Puissent-ils ne jamais quitter la grande félicité dépourvue de toute souffrance.
Puissent tous les êtres résider en la grande équanimité, dépourvue de toute aversion et de toute inclination partiales. »

L’équanimité est mentionnée en dernier car toutes les prières que nous faisons sont pour le bien de tous les êtres, impartialement, et cette phrase a fonction de dédicace. Cependant, lorsque nous étudions la voie, nous devons avoir l’équanimité en premier. Lorsque nous souhaitons aux êtres d’être heureux, de quels êtres parlons-nous ? Tous les êtres. Pour combien de temps ? Pour toujours. L’explication commence donc par l’équanimité.

L’équanimité incommensurable

L’enseignement du Bouddha explique très clairement que, bien que cette vie présente puisse avoir commencé depuis un nombre d’années défini, l’esprit est sans commencement. Nous prenons continuellement naissance après naissance, dans le samsara, pour des millions et des billions de vies. Durant ce temps, chaque être a été notre mère de nombreuses fois. Même si chaque être a été notre mère un millions de fois, ce nombre est minuscule comparé au nombre total de naissances.

C’est pourquoi l’objet de notre pratique est d’aider toutes ces mères de façon égale. Tous ces êtres ont besoin d’aide, exactement comme nous.

Bien que rien n’ait d’existence, nous avons tendance à prendre toutes les choses comme vraies, et nous gâchons beaucoup de temps sous le pouvoir de cette illusion.

Exactement comme nous ne voulons pas souffrir de cette illusion, aucun autre être ne le désire, et nous devons donc souhaiter les aider de façon égale. En ce monde relatif particulier, nous nous sentons proches de nos intimes et de nos relations, et éloignés des étrangers, mais en vérité ultime ces sentiments sont invalides. Lorsque nous y pensons, l’amitié et l’inimitié dans cette vie a bien peu de sens. Nous voyons souvent des gens qui furent nos grands amis dans le passé et qui deviennent nos ennemis. De même, des personnes qui furent nos ennemis deviennent nos amis. La situation d’un moment ne reste jamais figée, ne stagne pas. Chaque jour, chaque minute, chaque seconde, elle change, et comme les notions d’amis ou ennemis ne sont que des idées trompeuses, elles changent aussi. Si elles n’étaient pas illusoires, elles ne changeraient pas.

Il y a un exemple historique qui montre la fragilité de l’amitié. Le grand maître Katyayana était un pratiquant du Petit véhicule, arrivé à la libération. De temps en temps, il voyait le passé et le futur.

Un jour marchant dans la rue pour mendier sa nourriture, il vit une personne assise là en train de manger un poisson. La personne lança le squelette du poisson par terre, et un chien arriva pour le manger. La personne rembarra violemment le chien. Assistant à la scène, Katyayana perçut que le poisson était la renaissance du père précédent de cette personne, et que le chien était la renaissance de sa mère passée. Katyayana s’émerveilla de voir comment œuvraient le karma et la nature illusoire du monde. Il n’y a rien de vrai en cela. Cette personne, confortablement assise sur une chaise, mange la chair de son père et frappe sa mère !

Toute prière que nous faisons, ou toute pratique positive, devrait être faite avec le souhait qu’elle soit pour le bien de tous les êtres. C’est ce que signifie l’équanimité incommensurable, autrement nous pourrions comprendre ce terme comme voulant parler d’une sorte de neutralité, ou de quelque chose de vide. S’il en était ainsi, cela ne signifierait rien. L’équanimité signifie que nous invitons tous les êtres, comme nos hôtes, et partageons les bienfaits relatifs et ultimes de notre pratique.

Comme dit Shantideva :

« Aujourd’hui, j’invite tous les êtres
A partager le bonheur de ce moment et de la paix ultime.
Devant tous les bouddhas et bodhisattvas
Dont l’œil de sagesse voit l’ensemble du cycle des temps,
Je prie que tous les êtres, depuis les dieux jusqu’aux êtres infernaux
Profitent de mon offrande de bonheur relatif et ultime. »

L’amour incommensurable

La deuxième des quatre contemplations est l’amour. En bref, c’est le souhait que tous les êtres possèdent le bonheur et les causes du bonheur. Pourquoi ? Parmi toutes nos anciennes mères, les êtres, il n’y en a aucun qui ne veuille être heureux. Même ceux qui se font du tort à eux-mêmes le font à partir du souhait d’être heureux, ne voyant pas qu’ils produisent en fait une cause de souffrance, et qu’ainsi ils se trompent, produisant de grandes misères au lieu de grand bonheur. Dans ce cas, ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils obtiennent sont totalement opposés. C’est la souffrance du samsara. Tous les êtres ont dans le passé été aussi gentils avec nous qu’une mère pour son fils unique, et c’est maintenant à nous d’accepter la responsabilité d’être une gentille mère pour les êtres, comme si chacun était notre enfant unique. Même dans le domaine le plus sombre, il n’y a pas une mère qui ne souhaiterait le meilleur pour son fils, mais souvent elle lui fera plus de mal que de bien car ses efforts aimants sont guidés par l’ignorance. Jusqu’à maintenant, nous avons été comme cela ; maintenant les choses sont différentes. Nous avons découvert la voie de l’amour basée sur une grande compréhension, telle qu’elle fut enseignée par le Bouddha ; il y a 84.000 méthodes vers l’éveil. Sans amour propre exagéré, nous pouvons développer confidentiellement cet amour envers toutes nos mères, les êtres vivants, jusqu’à ce que soit atteint le point où nous les considérons comme plus importants que nous-mêmes.

Cet amour doit être cultivé sans aucune attente de réponse : nous devons être comme une maman oiseau portant son œuf. L’œuf n’a pas de griffe ni de bec pour se protéger, il est totalement sans pouvoir. Bien qu’elle puisse s’envoler à tout moment, la maman oiseau s’assoit sur l’œuf, lui tient patiemment chaud, et le protège jusqu’à son éclosion sur le monde pour lui nouveau. Elle fait tout cela par un amour naturel, agissant sans crainte de ne pas y arriver, et sans espoir de récompense. C’est ainsi que devrait être notre amour envers tous les êtres.

La compassion incommensurable

La troisième des quatre contemplations incommensurables est celle de la compassion. La compassion est le souhait que tous les êtres soient libres de la souffrance et de ses causes. Personne ne veut souffrir – fût-ce un moment. Le problème est simplement qu’ils ne savent pas comment éviter la souffrance.

Actuellement, tout ce que nous connaissons des choses est ce qu’il en apparaît. Nous savons que si nous mettons la main dans le feu, elle va brûler. Ce n’est pas seulement la faute du feu ; c’est par la faute du feu associée à celle de notre ignorance. A cause de la séparation dualiste, toute chose peut être cause de souffrance et ainsi, souvent, des êtres développent les causes d’un futur très douloureux alors qu’ils essaient simplement d’éviter une petite souffrance (par exemple ils produisent le très fort karma de tuer des animaux pour s’éviter la souffrance moindre de la faim). De cette façon, des causes de souffrance se produisent constamment. Comment pouvons-nous connaître la juste manière d’agir ? C’est très simple. Nous nous mettons à la place des autres, et les autres à notre place, il devient alors très facile de voir, au niveau relatif, que faire. Par un développement progressif de cette connaissance, des niveaux plus avancés de compréhension se feront jour.

Dans le Sutra du cœur de la connaissance transcendante, le Bouddha donne dix-sept groupes d’enseignements dévolus à la seule explication de la vacuité. Le plus long est une œuvre en douze volumes, qui couvre les dix-sept groupes, appelée Le compendium de tous dharma, dans lequel le Bouddha dit :

« Celui qui souhaite réaliser l’état d’éveil
La vérité ultime telle qu’elle est,
N’a pas beaucoup de choses à pratiquer,
Mais seulement une : la grande compassion incommensurable. »

C’est une histoire authentique, qui se déroula réellement ainsi ; elle nous montre et nous prouve comment l’amour et la compassion sont les choses les plus importantes.

La compassion a de nombreux aspects ; dans le mahayana, elle est enseignée comme compassion vivante et moyens habiles. Toutes les façons d’être compassionné sont merveilleuses, certes, mais sans une méthode juste ils ne peuvent être utiles aux autres de la façon appropriée.

Une mère peut avoir une grande compassion pour son fils unique, mais si elle n’a pas de mains et que l’enfant tombe dans une rivière, alors elle est inutile ; la seule chose qu’elle puisse faire est crier et pleurer. Même avec tant d’amour, elle ne peut rien faire pour son enfant.

C’est pourquoi, puisque le bienfait issu d’un amour et d’une compassion aveugles et froids est limité, les enseignements du dharma montrent comment pratiquer une compassion vivante et adroite ; on l’appelle « la grande compassion incommensurable ».

La grande joie incommensurable

La quatrième des quatre contemplations incommensurables est la grande joie. C’est l’opposé du regret et de la jalousie – une réjouissance devant la bonté des autres et leurs qualités positives. Normalement, la jalousie et le ressentiment sont orientés sur le bonheur relatif des êtres mais ce bonheur relatif est comme une fête de rêve.

Si en tant que bouddhistes mahayana nous sommes jaloux, alors nos propositions et nos actes sont complètement contradictoires, puisque nous essayons d’accumuler ce qui est positif, et de ne pas être pris dans l’illusion. Quel que soit le bonheur dont d’autres jouissent, et quelles que soient les causes et les conditions qui le produisent, nous devons nous en réjouir, nous en sentir heureux, et dédier tout notre bonheur aux autres. Pourquoi ? Parce que notre attitude et notre motivation sont extrêmement importants. Le Bouddha enseigna que les vertus et les non-vertus, le bon et le mauvais, dépendent uniquement de la manière de penser, et non ce qui apparaît. La signification de ce que nous disons dépend de ce que nous signifions et non de ce que nous disons. Pour les bouddhistes, la motivation juste, la vue juste, et la pensée juste sont très importants. Si notre pensée et notre motivation sont pures, alors notre voie et son résultat seront purs. Si notre pensée et notre motivation sont impures, alors notre voie et son achèvement seront mûrs.

L’histoire de Géshé Bèn

A l’époque de Milarépa vivait Géshé Bèn. Milarépa était un ermite vivant dans des grottes et ne portant rien sur lui, et Géshé Bèn était un moine estimé, vivant dans un monastère.

Un jour, l’un de ses disciples, un bienfaiteur riche et important, vint visiter Géshé Bèn, celui-ci fit alors un autel très spécial, nettoyant toutes les statues et les bols d’offrande. Juste avant que le sponsor arrive, Bèn pensa : « Pourquoi suis-je maintenant en train de faire cet autel si joli alors que depuis si longtemps je n’y ai prêté aucune attention ? » Il conclut que ce ne pouvait être que parce que la personne qui venait était très importante pour lui. Il se rua dans la cuisine, prit une poignée de cendres, retourna vers l’autel et les éparpilla dessus, le salissant beaucoup. Le disciple de Milarépa arriva – tout était sale.

Quelques temps plus tard, Milarépa entendit cette histoire, et dit :

Dans tout le Tibet, il n’y a jamais eu de plus belle offrande que celle des cendres du moine Bèn.

Cela ne signifie pas que nous devions salir nos autels, cela signifie que notre intention est le plus important.

La mère et la fille se noyant

Il y a une autre histoire à propos d’un maître qui pouvait percevoir les renaissances prises par des êtres ; il pouvait aussi lire leurs pensées.

En bas de sa grotte, coulait une grande rivière, et un jour une mère et sa fille voulurent la traverser.

Malheureusement, elles furent toutes deux emportées par la force du courant. Alors qu’elle était emportée, la mère pensa : « Maintenant je suis perdue mais ce n’est pas grave ; pourvu que ma fille soit sauve ! »

La fille pensait : « Maintenant, je suis perdue mais ce n’est pas grave ; pourvu que ma mère soit sauve ! »

Elles moururent toutes les deux. Par leur pure motivation, leur amour, qui bien que relatif était néanmoins pur, elles naquirent toutes deux dans le royaume des dieux.

Toute notre pratique, tout ce que nous faisons, dépend de notre motivation. Lorsqu’elle est pure, ce que nous faisons est pur ; lorsqu’elle est impure, ce que nous faisons est impur.

Le mendiant qui voulait tuer le roi

Il y avait une fois un mendiant à la porte du palais d’un roi. Le mendiant pensa : « Si le roi venait à mourir demain matin, si quelqu’un lui coupe la gorge, peut-être pourrais-je devenir le roi à sa place. »

Il pensa cela si fort qu’il le signifia vraiment. Le matin suivant, l’un des gardes du roi conduisit son char hors du palais, et la roue du char roula sur le cou du mendiant endormi, lui coupant la tête.

Toute notre expérience est le résultat de ce que nous accumulons. Ce que nous accumulons peut être bon, mauvais ou neutre, et la bonté, la négativité ou la neutralité dépendent entièrement de ce que nous signifions, et non pas de nos actions elles-mêmes.

Pourquoi les quatre contemplations sont-elles dites incommensurables ? Parce qu’elles n’ont pas de limite et parce qu’elles dépassent le temps. Lorsque, par exemple, nous disons : « Puissent tous les êtres posséder le bonheur et les causes du bonheur », nous ne signifions pas d’appliquer cela à un certain groupe de personnes, leur souhaitant une sorte particulière de bonheur pour une certaine durée de temps. Nous signifions que les êtres innombrables aient toutes sortes de bonheurs, pour toujours.

(…)

Extrait de « Way to go par Khentin Tai Situ pa », édité par Ken Holmes. © Kagyu Samyé Ling Tibetan Centre (Eskdalemuir, Nr. Langholm, Dumfriesshire. DG13 OQL Scotland). Traduction de ce chapitre en français pour Dharma par Kunsang Pamo.

 

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