Amour et compassion : réceptivité et disponibilité

Lama Denys Rinpoché

Ce texte est issu du séminaire d’été « Les trois yana » donné en août 1993 à Karma-Ling. L’enseignement quotidien, ainsi que l’étude et la pratique, étaient basés sur l’ouvrage de Kyabdjé Kalou Rinpotché, La voie du Bouddha. L’extrait que voici est l’introduction au deuxième y›na, le grand véhicule. Il commence par définir trois de ses termes fondamentaux, puis il expose ses bases : le cœur-esprit éveillé dans ses deux aspects, le sens de la pratique de l’échange et les trois niveaux de la réceptivité-disponibilité.

Il s’agit d’une transcription quasiment brute, qui garde le style de l’enseignement oral.

Défnition des termes : mahayana, bodhicitta, bodhisattva

Mahayana, littéralement, signifie la « voie ouverte », la « voie de l’ouverture », la « grande voie », la « voie large ». Large au sens où elle est largement ouverte, elle est ouverte à tous, elle est ouverte sur le monde, elle est ouverte à l’expérience. Le cœur du mahayana est l’ouverture, l’ouverture au monde, aux autres, et à soi-même.

Bodhicitta nous fait entrer dans le mahayana, c’est le « cœur-esprit éveillé » : une attitude d’éveil du cœur et de l’esprit. « Éveil » ici a le sens aussi d’ouverture. L’approche du mahayana est l’ouverture du cœur et l’ouverture de l’esprit.

Cette ouverture du cœur et de l’esprit est précisément le sens de bodhicitta et de « l’engagement de bodhisattva« . Ceux qui pratiquent et suivent la voie du mahayana sont appelés les « bodhisattvas » – en tibétain : djang tchoub sèm pa. Ddjang tchoub signifie « éveil »; sèmpa « avoir le courage du cœur et de l’esprit ». Un bodhisattva est cette personne qui a le courage d’ouvrir son cœur et son esprit à l’éveil.

Le cœur et l’esprit courageux

Ouvrir son cœur, son esprit, son expérience, s’ouvrir dans ce que l’on est et expérimente, demande le courage d’une attitude intrépide dans laquelle on fait un pas, ne serait-ce qu’un pas en avant dans l’inconnu. Dans le processus d’ouverture, il y a toujours ce pas dans l’inconnu. « Mais si je m’ouvre et je m’expose, qu’est-ce qui va se passer ? Comment vont-ils réagir ? »

Nous avons l’habitude de vivre dans notre territoire, ce qui peut vouloir dire beaucoup de choses. Notre territoire est notre pays, notre environnement d’origine. L’autre jour, nous avons suggéré que de prendre refuge était en quelque sorte devenir apatride, s’expatrier de son territoire habituel. Ce qui est vrai au niveau du refuge l’est encore plus au niveau de l’engagement de bodhisattva. Il y a dans celui-ci une con fiance : la confiance qu’il est possible et qu’il est bon de s’ouvrir, et que l’on peut faire le premier pas. « Est-ce que c’est lui ou est-ce que c’est moi qui dois faire le premier pas ? » C’est souvent un problème. Lorsqu’il y a une situation bloquée, l’ouverture consiste à faire le premier pas, cela demande du courage. Cet esprit et ce cœur courageux sont le cœur-esprit d’un bodhisattva, le cœur-esprit éveillé, bodhicitta.

Ouvrir sa bulle

Développer bodhicitta, ouvrir le cœur et l’esprit, est, pourrait-on dire, ouvrir notre bulle. Notre territoire est très fort comme une bulle, dans laquelle nous vivons et existons. Nous en sommes le centre et elle est notre expérience, tout autour de nous. Elle est avec nous partout où nous sommes. Cette bulle est un cocon, dans lequel nous nous sécurisons, nous avons l’impression de trouver un confort douillet, mais celui-ci devient finalement claustrophobique lorsque nous en percevons la limite, il devient confinement, enfermement. Finalement, il n’est plus du tout confortable, il est franchement oppressant : nous nous trouvons enfermés, et même parfois enferrés. Il est possible de sortir de ce cocon, de cette bulle ; il est possible de s’ouvrir aux autres, de s’ouvrir à un monde plus large, en acceptant la réalité du monde, la réalité des autres, la réalité de l’autre, en communiquant avec cette réalité.

Sans cette ouverture, nous restons à la frontière de notre territoire avec tout un système de défense, de protection : nous avons des fils de fers barbelés, des champs de mines et des miradors. Il n’y a pas d’interpénétration possible, il n’y a pas de communication, il ne peut y avoir que des frictions, des heurts ou des conflits. Dans une situation plus douce, on pourrait voir des bulles, molles, qui arrivent et rebondissent l’une sur l’autre… cela n’est pas franchement conflictuel mais il n’y a pas d’interpénétration véritable. C’est très souvent comme ça que nous communiquons : à un niveau superficiel, sans qu’il y ait l’ouverture qui permette la rencontre, le partage et ce que l’on appelle la « compassion ».

« Compatir » signifie littéralement « être avec », ou « partager la douleur », la souffrance ou simplement l’expérience. Compassion est synonyme de « partage », « partage d’un terrain commun », de « rencontre », de « participation ». Il n’y a pas de communication véritable sans compassion, sans la réceptivité qui permet d’entendre et de recevoir, de comprendre, de prendre avec soi et de partager. Ce partage rend disponible à une réponse, qui ne soit pas automatique, conditionnée, mais qui soit inspirée par cette rencontre du cœur et qui soit en harmonie avec ce qui a été partagé, ce qui a été expérimenté en commun, ce qui a été vécu de l’autre.

Le cœur-esprit éveillé

Bodhicitta, le cœur-esprit éveillé, repose sur deux qualités essentielles, d’une part la compassion et l’amour, et d’autre part l’ouverture-vacuité.

Amour et compassion, au sens où nous les employons sont très proches : si nous faisions un distinguo, la compassion serait plutôt la réceptivité, et l’amour, la disponibilité, entendu qu’il ne peut y avoir de disponibilité sans réceptivité, ni d’ailleurs de réceptivité sans disponibilité. Amour et compassion sont les deux facettes d’une même attitude du cœur et de l’esprit, d’une même qualité d’expérience. Ils sont le fondement du cœur-esprit éveillé (bodhicitta) dans les situations relationnelles, c’est-à-dire dans l’expérience habituelle.

Le mahayana est une voie d’amour, une voie de cœur, de compassion fondée sur cette réceptivité-disponibilité. On distingue habituellement deux niveaux dans bodhicitta :

• Le niveau relationnel, relatif, qui consiste à aborder les situations relationnelles avec une ouverture du cœur et de l’esprit, qui consiste en ces qualités d’amour et de compassion.

• Puis, le deuxième niveau de bodhicitta, le niveau ultime et fondamental, est l’ouverture du cœur et de l’esprit au-delà même de la relation : l’ouverture totale. En fait, la subsistance d’une relation dualiste n’est possible que dans une ouverture relative et limitée. Le cœur-esprit éveillé au niveau absolu est l’ouverture absolue, qui, au-delà d’une expérience relationnelle, est une expérience non dualiste, ultime, sans ici et sans là ; c’est le cœur-esprit éveillé, le cœur-esprit absolu.

Comme une tortue toute nue

De toute évidence, la voie du mahayana, la pratique du cœur-esprit éveillé (bodhicitta), commence par là où nous sommes, c’est-à-dire par l’aspect relationnel, l’amour, la compassion, l’ouverture du cœur, l’ouverture de l’esprit dans les situations de relations. Il s’agit de s’ouvrir aux autres, d’ouvrir son cœur et son esprit au monde.

Cela demande d’accepter d’être touché, de laisser progressivement tomber défenses, résistances et blocages, acceptant d’être exposé, de prendre sur soi et de donner. On retrouve ici cette intrépidité qui est d’accepter d’être ainsi exposé et de se donner.

Nous avons un peu une mentalité de tortues : vivant carapacés dans notre bulle et dans notre cocon. Il est délicat et difficile pour une tortue de se retrouver toute nue hors de sa carapace : elle se sent très exposée et vulnérable. L’amour et la compassion, bodhicitta au niveau relationnel, demandent que l’on accepte l’autre, au sens large, et demandent cette intrépidité qui consiste à déposer son armure.

Le désarmement intérieur

C‘est quelque chose que l’on apprend à faire dans la pratique de tonglèn. Tong signifie « donner », et lèn signifie « prendre » ou « accepter ».

Accepter

L’idée est que l’on apprend, dans cette pratique, à accepter. On apprend à être exposé à la réalité, à laisser la réalité de l’autre pénétrer dans sa bulle. La pratique de tonglèn commence par l’acceptation, une capacité à dire « oui ». « Oui » est ce par quoi l’on accepte. « Non » est ce par quoi l’on refuse. Nous avons habituellement dans nos relations une propension très forte au « non », à garder des distances, à repousser. Le non qui repousse, qui distancie, est l’énergie qui sous-tend la dualité : « non ». C’est l’agression, l’aversion, le refus, la prise de distance, la séparation ; alors que « oui » est l’acceptation. « Oui » va dans le sens du rapprochement, de l’ouverture, de l’union. Dans une situation quelle qu’elle soit, il est fondamental d’avoir d’abord une attitude d’acceptation, une attitude de « oui ». Oui ne signifie pas que l’on va abonder en n’importe quoi présent en cette situation ; mais « oui, la situation est telle qu’elle est », « oui, c’est la panade », « oui, c’est la chienlit », « oui, quoi que ce soit, c’est comme c’est ».

Donner

« Oui » fait que l’on s’ouvre à la réalité de l’expérience. Et en s’ouvrant à la réalité de l’expérience, l’on trouve en cette ouverture la réceptivité et la disponibilité qui permettent de répondre de façon adaptée, harmonieuse : une réponse de cœur et d’esprit ouverts, une réponse d’amour et de compassion.

La réponse d’amour, la réponse de compassion authentique demande que l’on donne à l’autre le meilleur de soi

Cet amour et cette compassion, réceptivité-disponibilité, ne sont pas à confondre avec une attitude d’acceptation servile, résignée ou fataliste, ni avec une attitude stoïque, défaitiste, mièvre, peureuse, pleutre … il y a, dans l’ouverture à la réalité et dans la disponibilité qui en provient, la possibilité de répondre de façon adaptée, quelle que soit la demande réelle de la situation, sans a priori.

Il ne s’agit pas d’être conventionnellement bon, au sens d’être mielleux, mièvre ou finalement peut-être pleutre. La réponse d’amour, la réponse de compassion authentique demande que l’on donne à la situation, que l’on donne à l’autre le meilleur de soi, le meilleur de son cœur, le meilleur de son esprit, c’est le deuxième aspect de la pratique de tonglèn, qui est de donner. On accepte, et ensuite, dans l’ouverture de l’acceptation, l’on donne.

Vous verrez plus en détails l’apprentissage de la méditation de tonglèn et comment cette acceptation et ce don se pratiquent de façon systématique associés à la respiration.

L’ouverture au cœur de l’amour et de la connaissance

Le dernier point fondamental à introduire aujourd’hui, suivant le plan de La voie du bouddha, est le dénominateur commun du cœur-esprit éveillé (bodhicitta) relatif et du cœur-esprit éveillé (bodhicitta) ultime.

L’amour et la compassion sont l’éveil du cœur et de l’esprit au niveau relatif. La vacuité – l’expérience immédiate du réel– est le cœur et l’esprit éveillés fondamentaux. Les deux, compassion et vacuité, ont pour dénominateur commun l’ouverture. Certaines fois, l’on aurait tendance à dissocier l’amour et la compassion de l’expérience de la vacuité. En fait, non seulement il n’y a pas dissociation, mais les deux reposent sur une même attitude de cœur et d’esprit, une attitude d’ouverture, tout d’abord relationnelle et finalement fondamentale, absolue.

Apprendre à développer une attitude d’amour et de compassion rend réceptifs aux autres, permet de dépasser nos attitudes égotiques, égocentrées ; et le dépassement radical des attitudes égocentrées, de l’illusion même d’un ego, n’est autre que l’expérience de vacuité. L’amour et la compassion authentiques conduisent à l’expérience de vacuité, de la non-dualité. Cette expérience de non-dualité, en laquelle l’amant et l’aimé ne sont pas deux, est en même temps le lieu de l’expérience d’amour et de compassion ultimes.

Trois formes d’amour et de compassion

C’est ainsi que se distinguent traditionnellement trois formes d’amour et de compassion :

• L’amour et la compassion en référence aux autres, c’est l’amour et la compassion relationnels, ceux dont on part naturellement.

• Puis, lorsque l’ouverture permet une participation intime de l’un à l’autre, émerge ce que l’on appelle l’amour et la compassion en référence à la réalité : la réalité de la transparence dans laquelle l’expérience de l’autre devient intime, au niveau le plus profond, dans laquelle l’expérience authentique se dévoile.

• Finalement, la troisième forme d’amour et de compassion est l’amour et la compassion sans référence, sans ici et sans là, sans aimé(e), sans amant(e), c’est l’amour et la compassion de l’union au-delà de la dualité, c’est l’amour et la compassion d’un bouddha.

Questions et réponses

Je crois que ce sont les points essentiels à introduire aujourd’hui ; si vous avez des questions elles sont les bienvenues, et au milieu de celles-ci, nous aborderons les questions apparues dans les groupes de discussion.

Question : La compassion est un moyen de parvenir à l’éveil. Mais n’est-elle pas plutôt un effet ? N’est-ce pas la compréhension qui fait naître la compassion ?

Réponse : C’est une très bonne question. En fait, on a besoin des deux. Vous dites que la compréhension amène la compassion ou l’amour, et c’est tout à fait vrai. Et dans l’autre sens aussi, l’amour et la compassion authentiques permettent de dépasser l’état de fermeture égoïste et amènent à une compréhension au-delà de l’ego. La compréhension amène l’amour ; l’amour amène la compréhension.

C’est exactement la perspective du mahayana dans laquelle les deux s’entraident. Il considère qu’il serait erroné de pratiquer l’un sans l’autre, de les dissocier. Finalement, la compréhension ultime et l’amour ultime ne sont pas différents. Il n’y a pas d’amour ultime sans compréhension ultime ni de compréhension absolue sans amour absolu.

Q : Pourquoi traduire bodhicitta par « cœur-esprit éveillé », alors qu’on utilise habituellement « esprit d’éveil » ?

R : Vous avez souvent entendu parler de bodhicitta comme « esprit d’éveil ». J’ai employé aujourd’hui le « cœur-esprit éveillé ».

La nuance est importante parce que l’esprit éveillé s’avère être entendu comme un état d’esprit, ce qui est juste, certes, mais qui est facilement compris comme quelque chose d’abstrait. Bien sûr, si vous en avez déjà une compréhension réelle ou une expérience, ce n’est pas le cas, mais si l’on parle simplement de l’esprit d’éveil, on a tendance à passer facilement à côté de toute la dimension de cœur qui est présente, et même essentielle, dans bodhicitta. Je vous l’avais dit l’autre jour, traduire citta par « esprit » en français est juste, mais ce n’est finalement qu’une traduction partielle, qui de vient un peu partiale, car il y a aussi dans citta une certaine notion de cœur. Pour faire passer ce dont il s’agit, la juxtaposition de cœur-esprit s’avère très riche. Il s’agit d’une ouverture autant du cœur que de l’esprit, d’une ouverture de notre expérience. Notre expérience est faite d’un vécu, d’un corps d’expérience avec dans celui-ci quelque chose de palpable, de tangible, une qualité de sensation et de cœur. « Esprit », en français, fait habituellement référence à quelque chose d’abstrait, d’intangible, et aussi de conceptuel et d’intellectuel.

Q : Pourquoi fait-on des souhaits pour les défunts ?

R : C’est une façon de générer une activité positive, d’avoir une intention positive et de diriger son énergie positive en direction de la personne concernée. Dans une perspective relationnelle, c’est source d’une action positive, d’un karma positif, d’un côté comme de l’autre. C’est une forme de pratique qui de ce fait est considérée comme aidant véritablement les deux côtés de la relation, par rapport à la personne défunte aussi bien que par rapport à ceux qui sont restés et qui font ce rite funéraire. On considère qu’il y a une possibilité que ce qui reste de la personne défunte, dans le bardo, la conscience en transmigration, soit influencée par le rituel. Certains rituels développés expriment le processus de libé ration dans ses opérations, et la participation de la conscience en transmigration au rituel a un pouvoir libérateur. Aussi bien au niveau d’une action positive que d’une compréhension, il y a quelque chose d’utile dans de tels souhaits et pratiques.

Q : Si on fait le souhait sincère de développer bodhicitta, est-ce que cela laisse des empreintes ?

R : Je ne l’ai pas développé tout à l’heure, mais il y a deux aspects de bodhicitta qui sont :

• bodhicitta comme souhait : bodhicitta en aspiration

• bodhicitta comme pratique : bodhicitta en application.

Le souhait de développer bodhicitta est ce que l’on fait lorsque l’on prend l’engagement de bodhisattva : l’engagement de bodhisattva est le souhait de développer bodhicitta.

Il s’agit ensuite d’appliquer cette motivation dans notre expérience, dans nos faits et gestes quotidiens, et c’est ce que l’on fait dans l’exercice des six perfections, les six vertus fondamentales du mahayana, que sont : le don, l’éthique, la patience, l’énergie, la méditation et la compréhension.

L’important est de commencer par la motivation. Quoi que l’on fasse, cela commence toujours par la motivation. Si vous voulez devenir millionnaire, il faut d’abord avoir la motivation de devenir millionnaire. Si vous voulez devenir bodhisattva, il est indispensable de commencer par avoir la motivation.

Cette motivation est ce que l’on appelle aussi le souhait du cœur. Prendre l’engagement de bodhisattva c’est poser comme aspiration essentielle au plus profond de soi, de son cœur, ce souhait d’ouverture, ce souhait de développer l’amour, la compassion et la compréhension authentiques.

 

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