La compassion, pilier de la paix mondiale

La compassion, pilier de la paix mondiale

Sa Sainteté le Dalaï-Lama

Présentation de l’œuvre de paix de S.S. le Dalaï-Lama

Sa Sainteté le Dalaï-Lama est, dans le monde contemporain, un des dirigeants les plus estimés et universellement respectés au-delà de tout clivage politique ou religieux. Invité en août 1985 à une journée mondiale de la paix, il nous engage dans son intervention à une profonde révolution intérieure : la paix du monde ne proviendra pas du progrès scientifique ou technologique, mais de notre capacité à nous sentir membres de la grande famille des hommes, solidaire et compatissante.

Les peurs et tensions globales mettent sérieusement en question le progrès moderne

Lorsque nous nous levons le matin et que nous écoutons la radio ou lisons les journaux, nous sommes confrontés aux mêmes tristes nouvelles : la violence, le crime, les guerres, les catastrophes. Je ne me souviens pas d’un seul jour sans l’annonce d’un événement tragique survenu quelque part dans le monde.

Même en ces temps modernes, il est certain que la vie, si précieuse, de chacun d’entre nous n’est pas en sécurité. Aucune génération antérieure n’a dû faire face à autant de mauvaises nouvelles. Cette présence constante de la peur et de la tension devrait amener toute personne sensible et compatissante à s’interroger sérieusement sur le progrès de notre monde moderne.

Les miracles des sciences et technologies n’ont réglé aucun de nos problèmes majeurs

Par ironie du sort, les problèmes les plus graves sont issus des sociétés les plus avancées. La science et la technologie ont fait des miracles dans beaucoup de domaines, mais les problèmes essentiels de l’humanité restent les mêmes. En dépit du niveau d’alphabétisation sans précédent, l’éducation universelle ne semble pas avoir engendré la bonté, mais plutôt le malaise et l’insatisfaction mentale. L’essor de nos progrès matériels et de nos technologies ne fait aucun doute, mais il ne suffit pas, et nous ne sommes pas encore arrivés à faire régner la paix et le bonheur, ni à vaincre la souffrance.

La seule conclusion que nous puissions tirer est qu’il y a quelque chose qui fausse gravement nos progrès et notre développement et que, si nous n’y remédions pas à temps, les conséquences pour l’humanité pourraient s’avérer désastreuses. Je ne suis pas contre la science ni la technologie : elles ont tant apporté à l’expérience globale des humains, à notre bien-être et à notre confort matériel, ainsi qu’à une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons ! Mais, si nous misons trop sur la science et la technologie, nous risquons de perdre dangereusement contact avec les aspects de la connaissance et de la compréhension humaine qui tendent vers l’honnêteté et l’altruisme.

Faire revivre nos valeurs humanitaires pour rééquilibrer le matériel et le spirituel

Bien que capables de créer un incommensurable confort matériel, la science et la technologie ne peuvent pas remplacer les anciennes valeurs spirituelles et humanitaires qui ont façonné la civilisation mondiale telle que nous la connaissons aujourd’hui et telle qu’elle se manifeste dans les différentes nations. Personne ne niera les bienfaits matériels inouïs apportés par la science et la technologie, mais il n’en reste pas moins vrai que nous souffrons des mêmes problèmes humains essentiels ; nous devons toujours faire face aux mêmes souffrances, aux mêmes peurs et aux mêmes tensions, voire à leur aggravation. Il est donc bien logique d’essayer d’atteindre un équilibre entre le développement matériel d’un côté, et les valeurs spirituelles et humaines de l’autre. Pour parvenir à cet énorme redressement, nous devrons faire revivre nos valeurs humanitaires.

Appel à toutes les personnes de bonne volonté pour résoudre la crise morale grave

Je suis convaincu que nombreux sont ceux qui partagent mes soucis quant à la crise morale mondiale et qu’ils se joindront à l’appel que je lance à toutes les personnes humanitaires et croyantes qui partagent mes soucis, afin d’aider nos sociétés à devenir plus compatissantes, plus justes et plus équitables.

Que peut-on faire pour modifier et canaliser l’illusion, la convoitise et l’agressivité ?

Selon la psychologie bouddhique, la plupart de nos maux proviennent de nos désirs passionnés et de notre attachement aux choses que nous percevons à tort comme essentielles et durables. Dans la poursuite des objets de notre désir et de notre attachement, nous nous tournons vers des moyens supposés efficaces tels que l’agressivité et la compétitivité. Ces processus mentaux se transforment facilement en actions, avec pour effet évident la belligérance. De telles pensées passent dans la tête des hommes depuis des temps immémoriaux, mais leur exécution est devenue plus efficace dans les conditions modernes. Que pouvons-nous faire pour modifier et canaliser ces « poisons » : l’illusion, la convoitise et l’agressivité ? Car ce sont bien ces poisons qui sont à l’origine de presque tous les maux dans le monde.

L’amour et la compassion véritables forment le tissu moral de la paix mondiale

Ma formation dans la tradition bouddhique Mahayana me pousse à croire que l’amour et la compassion forment le tissu moral de la paix mondiale. Je donne ici ma définition de la compassion. Quand vous ressentez de la pitié ou de la compassion pour quelqu’un de très pauvre, vous avez de la sollicitude à cause de sa pauvreté; votre compassion est motivée par des considérations altruistes. En revanche, l’amour que vous éprouvez pour votre femme, vos enfants ou un ami proche, repose normalement sur l’attachement. Quand votre attachement change, votre affection change également ; elle peut disparaître. Ce n’est donc pas véritablement de l’amour.

Le véritable amour-compassion se fonde sur l’altruisme et non sur l’attachement

Le véritable amour se fonde sur l’altruisme, et non sur l’attachement. Votre compassion reste alors présente comme une réaction humanitaire à la souffrance aussi longtemps que les êtres souffrent.

Cette compassion-là, nous devons nous efforcer de la cultiver dans notre cœur, afin que de limitée elle devienne sans limite. Une compassion sans discrimination, spontanée et sans réserve envers tous les êtres vivants ne participe évidemment pas de l’amour habituel que l’on éprouve pour ses amis ou sa famille, qui est mêlé d’ignorance, de désir et d’attachement. L’amour que nous devons développer est justement cet amour plus large que nous pouvons éprouver même pour quelqu’un qui nous a fait du mal, pour notre ennemi.

Tous les vivants de l’univers souhaitent éviter la souffrance et atteindre le bonheur

La justification de la compassion est que chacun d’entre nous souhaite éviter la souffrance et atteindre le bonheur. Cette aspiration, à son tour, provient du sentiment légitime du « moi », qui détermine le désir universel de bonheur. En effet, tous les êtres naissent avec les mêmes désirs et devraient avoir le même droit de les réaliser. Si je me compare aux autres, qui sont innombrables, il me semble qu’ils sont plus  importants, par le seul fait qu’ils sont nombreux et que je suis tout seul. En outre, la tradition bouddhique tibétaine nous apprend à considérer tous les êtres vivants comme nos mères bien-aimées et à leur montrer notre reconnaissance en les aimant tous. Car, selon la thèse bouddhique, nous naissons et renaissons d’innombrables fois, et il est concevable que chaque être ait été une fois notre père ou notre mère. Ainsi, tous les êtres de l’univers font partie d’une même grande famille.

Il n’est personne qui ne dépende d’autrui et n’apprécie l’amour et la compassion

Que l’on croie en la religion ou non, il n’est personne qui n’apprécie l’amour et la compassion. Dès l’instant de notre naissance, nous sommes entourés de l’amour et de la sollicitude de nos parents ; plus tard dans la vie, nous dépendons à nouveau de la sollicitude des autres. Si au commencement et à la fin de notre vie nous dépendons de la sollicitude des autres, pourquoi donc, dans l’intervalle, n’agissons-nous pas avec bonté envers autrui ?

Cultiver un bon cœur n’a rien de « religieux », cela concerne toute la famille humaine

Cultiver un bon cœur (le sentiment d’être proche de tous les êtres humains) n’a rien à voir avec la religiosité que nous associons normalement à la pratique religieuse traditionnelle. Cela ne concerne pas seulement ceux qui croient en une religion, mais toute personne, sans discrimination de race, de religion ou d’affiliation politique. Cela concerne tous ceux qui se considèrent avant tout comme membres de la famille humaine et qui voient les choses dans cette perspective plus large et plus profonde. C’est une sensation puissante que nous devrions développer et appliquer ; mais le plus souvent nous la négligeons, surtout pendant les belles années de la vie où nous ressentons une fausse sensation de sécurité.

Avec compassion, amour et respect, aspirer à partager nos biens avec autrui

Lorsque nous envisageons les choses dans une perspective plus large, le fait que tous veulent atteindre le bonheur et échapper à la souffrance, et que nous prenons conscience de notre inconséquence relative par rapport au plus grand nombre, nous pouvons conclure qu’il vaut la peine de partager nos biens avec autrui. Quand nous nous efforçons d’avoir cette perspective, un vrai sentiment de compassion, un vrai sentiment d’amour et de respect des autres, devient possible. Le bonheur individuel cesse d’être un effort conscient de recherche égoïste ; il devient un état bien supérieur qui découle tout naturellement du fait d’aimer et de servir son prochain.

Tranquillité et présence d’esprit permettent de résoudre les problèmes du quotidien

Un autre résultat du développement spirituel, particulièrement utile dans la vie de tous les jours, est la tranquillité et la présence d’esprit qu’il apporte. Nos vies sont en perpétuelle évolution, ce qui crée beaucoup de difficultés. Avec un esprit calme et lucide, les problèmes peuvent être résolus. Au contraire, quand nous perdons le contrôle de notre esprit par haine, égoïsme, jalousie ou colère, nous perdons également notre capacité de jugement.

Notre esprit est aveuglé, et pendant ces moments de folie tout peut arriver, même une guerre. Ainsi, la pratique de la compassion et de la sagesse est utile à tous, et en particulier à ceux qui sont responsables des affaires nationales, et ont entre leurs mains le pouvoir et la possibilité de créer la structure d’une paix mondiale.

Les religions partagent le même idéal d’amour et enseignent la même éthique

Les principes exposés jusqu’ici s’accordent avec les enseignements éthiques de toutes les religions du monde. Je prétends que toutes les principales religions du monde — le bouddhisme, le christianisme, le confucianisme, l’hindouisme, l’islam, le jaïnisme, le judaïsme, le sikhisme, le taoïsme, le zoroastrisme —, partagent le même idéal d’amour, la même finalité qui est d’enrichir l’humanité par la pratique spirituelle, et ont toutes pour objectif de faire de leurs adeptes des êtres meilleurs. Toutes les religions enseignent des préceptes moraux afin de perfectionner les fonctions de l’esprit, du corps et de la parole. Toutes nous exhortent à ne pas mentir, ni voler, ni tuer, etc. Tous les préceptes moraux prescrits par les grands maîtres de l’humanité visent au désintéressement. Ces grands maîtres voulaient détourner leurs adeptes du chemin des actions négatives causées par l’ignorance et les mettre sur la voie de la bonté.

Toutes les religions s’accordent sur la nécessité de maîtriser l’esprit égoïste

Toutes les religions s’accordent sur la nécessité de maîtriser l’esprit indiscipliné qui abrite l’égoïsme et les autres causes de problèmes, et elles montrent toutes une voie menant vers un état spirituel empreint de paix, de discipline, de rigueur morale et de sagesse. C’est dans ce sens que je crois que toutes les religions portent essentiellement le même message.

Pratiquer la bonté au quotidien est plus bénéfique que d’ergoter à propos de dogmes

Les différences de dogme sont dues à des différences de périodes et de circonstances, ainsi qu’à des influences culturelles ; en effet, si l’on tient compte du côté purement métaphysique de la religion, les arguments académiques sont sans fin. Pourtant, il est bien plus bénéfique d’essayer d’appliquer dans la vie de tous les jours le précepte de bonté, commun à toutes les religions, plutôt que d’ergoter sur des différences mineures d’approche.

Il y a la diversité des religions tout il y a divers traitements selon les maladies

Il y a beaucoup de religions différentes pour apporter réconfort et bonheur à l’humanité, tout comme il y a des traitements particuliers pour des maladies différentes. Car chaque religion essaie à sa façon d’aider les êtres vivants à éviter les souffrances et à trouver le bonheur. Et, bien que nous puissions trouver des raisons de préférer certaines interprétations des vérités religieuses, il en est une bien plus élevée : rechercher une unité qui a sa source dans le cœur de l’homme. Chaque religion œuvre comme elle peut afin d’alléger la souffrance humaine et de contribuer à la civilisation mondiale.

L’important n’est pas la conversion. Par exemple, je n’ai pas l’intention de convertir quiconque au bouddhisme, ni même de défendre la cause du bouddhisme. J’essaie plutôt de voir comment moi, bouddhiste humanitaire, je peux contribuer au bonheur humain.

L’expérience humaine et la civilisation mondiale ont besoin de toutes les traditions

Bien que je signale les similitudes fondamentales entre les religions du monde, je ne plaide pour aucune d’elles aux dépens des autres et je ne cherche pas une nouvelle « religion mondiale ». Nous avons besoin de toutes les religions du monde pour enrichir l’expérience humaine et la civilisation mondiale. Nos esprits humains, dans leurs diversités d’envergure et de disposition, ont besoin de cheminements différents vers la paix et le bonheur.

Certaines personnes se sentent plus attirées par le christianisme, tandis que d’autres préfèrent le bouddhisme, pour lequel il n’y a pas de créateur, et où tout dépend de nos propres actions. Nous pouvons avancer les mêmes arguments à propos d’autres religions encore.

Ainsi donc, il est certain que l’humanité a besoin de toutes les religions du monde, afin de répondre à tous les modes de vie, aux divers besoins spirituels, et aux traditions nationales ancestrales des individus.

Le besoin d’une meilleure compréhension entre les traditions est urgent de nos jours

C’est dans cette perspective que j’accueille chaleureusement les efforts faits dans diverses parties du monde pour arriver à une meilleure compréhension entre les religions. Ce besoin se fait particulièrement sentir en ce moment. Si toutes les religions se fixent pour but principal une humanité meilleure, elles pourront facilement œuvrer pour la paix du monde. De la compréhension entre les croyances naîtra l’unité nécessaire pour que les religions puissent travailler ensemble. Bien que ce soit là un pas important, nous devons nous rappeler qu’il n’y a pas de solutions rapides ou faciles. Nous ne pouvons pas dissimuler les différences de doctrine qui existent entre les fois diverses, ni espérer remplacer les religions existantes par une nouvelle croyance universelle.

Chaque religion a ses propres contributions à apporter, et convient à un groupe particulier de personnes qui conçoivent la vie d’une certaine façon. Toutes les religions sont nécessaires.

Respect des différences et consensus à propos des valeurs spirituelles essentielles

Les personnes religieuses concernées par la paix mondiale auront deux tâches primordiales à affronter:

— Promouvoir une meilleure compréhension entre toutes les religions afin de créer un degré d’unité pratique entre elles. Ce but peut être atteint en partie grâce au respect des croyances des uns et des autres et en mettant en exergue notre souci commun du bien-être de l’humanité.

— Dégager un consensus durable sur les valeurs spirituelles essentielles qui touchent le bon heur de l’homme en général.

Souligner le dénominateur commun à toutes les religions : les idéaux humanitaires

Nous devons donc souligner le dénominateur commun à toutes les religions du monde : les idéaux humanitaires. Ces deux efforts nous permettront d’agir séparément et ensemble pour créer les conditions spirituelles nécessaires à la paix dans le monde.

Bien qu’adeptes de fois différentes, nous pouvons cependant œuvrer ensemble pour la paix du monde si nous considérons que les diverses religions sont des instruments pour cultiver la bonté du cœur — l’amour et le respect d’autrui et un sens vrai de la communauté. L’essentiel est de voir la finalité de la religion et non les polémiques théologiques ou métaphysiques, qui peuvent mener au pur intellectualisme. Je crois que les principales religions du monde peuvent contribuer à la paix mondiale et travailler ensemble pour le bien de l’humanité si l’on écarte les menues différences métaphysiques, qui sont réellement l’affaire de chacune d’elles.

Le potentiel humain est apte à créer les conditions spirituelles pour la paix mondiale

Malgré la sécularisation progressive due à la modernisation mondiale, et malgré les efforts systématiques entrepris dans certaines parties du globe pour détruire les valeurs spirituelles, la grande majorité de l’humanité continue à croire en une religion ou une autre. La foi inébranlable dans la religion, évidente même dans des systèmes politiques irreligieux, témoigne hautement de la puissance de la religion en tant que telle. Cette énergie et cette puissance spirituelles peuvent être utilement mises en action pour créer les conditions spirituelles nécessaires à la paix dans le monde. Les chefs religieux et les êtres inspirés d’idéaux humanitaires dans le monde entier ont un rôle particulier à jouer à cet égard.

La solution à la colère — un des problèmes cruciaux actuels — est d’essence spirituelle

Qu’il nous soit possible d’instaurer la paix mondiale ou non, nous n’avons pas d’autre choix que d’œuvrer dans ce but. Si notre esprit est dominé par la colère, nous perdrons la meilleure part de l’intelligence humaine : la sagesse, la capacité de distinguer entre le bien et le mal. La colère pose un des problèmes les plus graves du monde aujourd’hui.

Eveiller notre sensibilité à notre condition humaine commune

La colère joue un grand rôle dans les conflits actuels : Moyen-Orient, Asie du sud-est, problème Nord-Sud, etc. Ces conflits surgissent du manque de compréhension de l’élément humain de chacun. La solution n’est pas le développement et l’utilisation d’une plus grande force militaire, ni la course aux armements. Elle n’est pas non plus purement politique, ni purement technologique. Elle est d’essence spirituelle, en ce sens que nous devons être plus sensibles à notre condition humaine commune.

La lutte haineuse entre nations vient d’un manque d’affection et de respect de l’autre

La haine et l’antagonisme ne peuvent apporter le bonheur à quiconque, pas même aux vainqueurs des champs de bataille. La violence est toujours source de malheur, et elle produit le contraire de l’effet recherché.

Il est donc temps que les gouvernants de ce monde apprennent à transcender les différences de race, de culture et d’idéologie, et à se voir les uns les autres à travers l’humanité qui leur est commune. Agir ainsi est bienfaisant pour les individus, les communautés, les nations et le monde en général.

L’essentiel de la tension du monde actuel semble provenir du conflit entre le bloc de l’est et le bloc de l’ouest qui persiste depuis la deuxième guerre mondiale. Ces deux blocs tendent à se décrire et se percevoir sous un jour tout à fait défavorable. Cette lutte perpétuelle et insensée est due à un manque d’affection et de respect de l’autre en tant qu’être humain. Ceux du bloc de l’est devraient réduire leur haine envers le bloc de l’ouest, car le bloc de l’ouest est composé aussi d’êtres humains. De même, ceux du bloc de l’ouest devraient réduire leur haine envers le bloc de l’est, car le bloc de l’est est constitué également d’êtres humains. Les dirigeants des deux blocs ont un rôle important à jouer dans la réduction de la haine réciproque. Mais avant tout ils doivent être conscients de leur propre humanité et de celle des autres. Sans cette prise de conscience fondamentale, on a peu de chances de réduire le niveau de la haine organisée.

De simples rencontres entre chefs d’états amélioreraient la compréhension mutuelle

Si, par exemple, le président des Etats-Unis et le président de l’U.R.S.S. devaient se rencontrer un jour soudainement au milieu d’une île déserte, je suis sûr qu’ils réagiraient l’un envers l’autre spontanément comme deux êtres humains. Mais un mur de méfiance et de mésentente les sépare dès qu’ils sont identifiés comme « président des Etats-Unis » et « président de l’U.R.S.S ». Un contact plus humain grâce à de plus longues rencontres officieuses, sans ordre du jour, améliorerait leur compréhension mutuelle ; ils apprendraient à se connaître en tant qu’êtres humains et pourraient alors essayer d’aborder les problèmes internationaux à partir de cette compréhension. Deux partis, surtout s’ils ont un long antagonisme derrière eux, ne peuvent négocier fructueusement dans une atmosphère de méfiance et de haine mutuelles.

Je propose que les chefs d’état du monde se rencontrent environ une fois par an, dans un beau site, sans dossiers à traiter, simplement pour mieux se connaître en tant qu’êtres humains. Puis, par la suite, ils pourraient se rencontrer pour discuter de problèmes généraux, les concernant les uns et les autres. Je suis convaincu que beaucoup de gens partagent mon souhait de voir les dirigeants du monde se réunir autour d’une table de conférence dans une telle ambiance de respect et de compréhension mutuels de leur humanité.

L’interdépendance économique généralisée comme vecteur pour l’entente humaine

Les nations étant plus que jamais économiquement interdépendantes, l’entente humaine doit dépasser les frontières nationales et englober la communauté internationale tout entière. En fait, si nous n’arrivons pas à créer une ambiance de véritable coopération, établie non par la menace ou l’emploi de la force, mais par une compréhension venue du cœur, les problèmes du monde ne pourront que s’accroître. Si les gens des pays les plus pauvres sont privés du bonheur qu’ils méritent et auquel ils ont droit, ils ne pourront que se sentir lésés et poseront un problème pour les riches. Si l’on continue à imposer aux gens, contre leur volonté, des schémas sociaux, politiques et culturels dont ils ne veulent pas, l’instauration de la paix dans le monde est improbable. Par contre, si nous pouvons donner satisfaction à l’individu au niveau du cœur, la paix viendra naturellement.

Oui à la diversité des systèmes politiques et idéologiques… si leur base est éthique

A l’intérieur de chaque nation, l’individu devrait jouir du droit au bonheur, et entre les nations, il devrait y avoir le souci authentique du bien-être des plus petites d’entre elles. Je n’entends pas par là suggérer qu’un système est meilleur qu’un autre et devrait être adopté par tous. Au contraire, une diversité de systèmes politiques et d’idéologies est souhaitable et correspond à la diversité des dispositions au sein de la communauté humaine. Cette variété ennoblit la quête incessante des êtres humains pour le bonheur. Ainsi, chaque communauté doit être libre d’élaborer son propre système politique et socio-économique, fondé sur le principe de l’autodétermination.

Se soucier du bien-être des autres est inévitable : à long terme, l’intérêt est mutuel

La réalisation de la justice, de l’harmonie et de la paix dépend de nombreux facteurs. Nous devrions les envisager du point de vue des bienfaits qu’ils apportent à l’humanité, à long terme plutôt qu’à brève échéance. Je suis conscient de l’énormité de la tâche qui nous attend, mais je ne vois pas d’alternative à ma proposition, qui est fondée sur notre commune humanité. Les nations ne peuvent faire autrement que de se préoccuper du bien-être des autres, non pas tant à cause de leur foi en l’humanité, mais parce qu’il y va de l’intérêt mutuel et à long terme de tous. Cette nouvelle réalité commence à être perçue : j’en veux pour preuve la création d’organisations économiques régionales ou continentales, comme la Communauté économique européenne, l’Association des nations de l’Asie du sud-est, etc. Je souhaite que plus d’organisations transnationales voient le jour, surtout dans les régions où le développement économique et la stabilité régionale semblent laisser à désirer.

Développer la compréhension humaine et le sens de la responsabilité universelle

Dans les conditions actuelles, il est certainement de plus en plus nécessaire de développer la compréhension humaine et le sens de la responsabilité universelle. Pour réaliser de telles idées, nous devons cultiver en nous un cœur bienveillant et bon, car sans cela nous ne pourrons arriver ni au bonheur universel ni à une paix mondiale durable. Nous ne pouvons pas créer la paix sur le papier. La responsabilité et la fraternité universelles sont certes mises en avant, mais en réalité l’humanité s’est organisée en entités distinctes sous la forme de sociétés nationales. Pour être réaliste, je pense que ce sont ces mêmes sociétés qui doivent servir d’éléments pour construire la paix du monde.

La politique devient véreuse et amorale lorsqu’elle est faussée par l’égoïsme

Dans le passé, on a essayé de créer des sociétés plus justes et plus égalitaires. Des institutions ayant de nobles chartes ont été fondées pour combattre les forces antisociales. Ces tentatives ont malheureusement été faussées par l’égoïsme. Plus que jamais, nous voyons comment les règles morales et les nobles principes sont ternis par l’égoïsme, particulièrement dans le domaine politique. Il y a une école de pensée qui déconseille de nous mêler de politique car elle est devenue synonyme d’amoralité. La politique dénuée de règles morales ne contribue pas au progrès du bien-être de l’homme, et une vie sans moralité rabaisse l’homme au niveau de la bête. Pourtant la politique n’est pas véreuse par définition. Ce sont plutôt les instruments de notre culture politique qui ont déformé les idéaux élevés et les nobles concepts qui visent à favoriser le bien-être humain. Naturellement les gens empreints de spiritualité s’inquiètent à juste titre de voir les chefs religieux se mêler de politique, car ils craignent de voir la religion souillée par une politique corrompue.

L’éthique est primordiale tant pour le politicien que pour le pratiquant religieux

Je récuse le préjugé courant selon lequel la religion et l’éthique n’ont rien à voir avec la politique et selon lequel les personnes religieuses devraient se retirer comme des ermites. Cette opinion de la religion est trop étriquée car elle méconnaît la relation qui existe entre l’individu et la société, et le rôle que joue la religion dans nos vies. L’éthique est aussi primordiale pour l’homme politique que pour le pratiquant d’une religion. Lorsque les hommes politiques et ceux qui nous gouvernent oublient les principes moraux, les conséquences sont dangereuses. Que nous croyions en Dieu ou au karma, l’éthique est le fondement de toute religion.

La société doit transmettre les bases éthiques cultivées dans toutes les civilisations

Des qualités humaines telles que la moralité, la compassion, la décence, la sagesse, ont servi de base à toutes les civilisations. Ces qualités doivent être cultivées et consolidées par un enseignement éthique systématique dans un environnement social favorable, afin qu’un monde plus humain voie le jour. Les qualités nécessaires à la création d’un tel monde devront être inculquées dès le début, depuis la plus tendre enfance. Nous ne pouvons pas attendre que la prochaine génération apporte ce changement ; la génération actuelle doit tenter de faire renaître les valeurs humaines fondamentales. Si espoir il y a, il réside dans les générations à venir, mais à condition que l’on procède au niveau mondial à une transformation radicale dans notre système actuel d’enseignement. Il faut une révolution dans notre engagement à l’égard des valeurs humanitaires universelles et dans notre pratique de ces valeurs.

Créer de nouvelles organisations qui ranimeront les valeurs humaines et spirituelles

Réclamer à cor et à cri un arrêt de la dégénérescence morale ne suffit pas ; nous devons agir. Puisque les gouvernements actuels n’assument pas les responsabilités dites « religieuses », il incombe aux dirigeants humanitaires et religieux de renforcer les organisations civiques, sociales, culturelles, éducatives et religieuses actuelles afin de ranimer les valeurs humaines et spirituelles. S’il le faut, nous devrons créer de nouvelles organisations pour atteindre ces buts. Ce n’est qu’en agissant ainsi que nous pourrons créer une base plus stable pour la paix mondiale.

Le but ultime de toute religion est d’enrichir l’humanité entière en bonheur et paix

Puisque nous vivons en société, nous devrions partager les souffrances de nos concitoyens et faire preuve de compassion et de tolérance, non seulement envers les êtres qui nous sont chers, mais également envers nos ennemis. C’est à cela que nous pouvons mesurer notre force morale. Nous devons donner l’exemple par nos propres actions, car nous ne pouvons espérer convaincre autrui de la valeur de la religion par de simples paroles. Nous devons être à la hauteur des normes élevées d’intégrité et de sacrifice que nous demandons aux autres. Le but ultime de toute religion est de servir et d’enrichir l’humanité. C’est pour cela qu’il est aussi important que la religion serve à instaurer le bonheur et la paix pour tous les êtres, et non pas simplement à convertir.

L’ humain doit trouver la religion qu’il lui convient de vivre, sans s’isoler socialement

Or, dans la religion, il n’y a pas de frontières nationales. Une religion peut et doit être utilisée par tout peuple ou personne qui la trouve bénéfique. L’important pour tout homme et toute femme qui cherche la vérité est de trouver la religion qui lui convient le mieux. Mais l’adoption d’une religion particulière ne signifie pas rejeter une autre religion ou sa propre communauté. En fait, il est important que ceux qui adoptent une religion ne s’isolent pas de leur propre société ; ils doivent continuer à vivre au sein de leur communauté, en harmonie avec ses membres. Si vous vous écartez de votre propre communauté, vous ne pouvez pas faire du bien aux autres, alors que c’est là le but primordial de la religion.

A cet égard, il est important de garder à l’esprit qu’il faut s’examiner et se corriger soi-même. Nous devrions constamment contrôler notre attitude envers autrui, en nous examinant soigneusement, et nous corriger dès que nous nous trouvons dans l’erreur.

Harmoniser l’économique et le spirituel pour résoudre les problèmes de l’homme

Pour conclure, je dirai quelques mots à propos du progrès matériel. J’ai souvent entendu les occidentaux se plaindre du progrès matériel, qui est pourtant paradoxalement ce dont le monde occidental est le plus fier. Je ne critique pas le progrès matériel en soi, aussi longtemps que l’on donne la priorité aux personnes. Je suis profondément convaincu que pour résoudre les problèmes de l’homme dans toutes leurs dimensions, nous devons combiner et harmoniser le développement économique avec l’épanouissement spirituel. Nous devons, cependant, connaître les limites de ce développement. Bien que la connaissance matérialiste sous forme de science et de technologie ait énormément contribué au bien-être de l’homme, elle n’est pas capable de créer un bonheur durable. Aux Etats-Unis, par exemple, où le développement technologique est peut-être plus avancé que dans n’importe quel autre pays, il existe toujours beaucoup de souffrance mentale. C’est que la connaissance matérialiste ne peut favoriser qu’un type de bonheur : celui qui dépend des conditions matérielles. Elle ne peut donner le bonheur qui provient d’un développement intérieur indépendant des facteurs externes.

Afin de renouveler les valeurs humaines et atteindre un bonheur durable, nous devons chercher du côté du patrimoine humanitaire commun à toutes les nations du monde.

Puisse cet essai servir de rappel urgent afin que nous n’oubliions pas les valeurs humaines qui nous unissent en une seule famille sur cette planète.

Le souhait naturel de reconnaître chacun comme un membre de la famille humaine

J’ai écrit ces quelques lignes afin d’exprimer mon sentiment constant. Chaque fois que je rencontre même un « étranger », j’ai toujours le même sentiment : « Je rencontre un autre membre de la famille humaine ».

Cette attitude a approfondi mon affection et mon respect pour tous les êtres. Puisse ce souhait naturel représenter mon humble contribution à la paix mondiale. Je prie pour une famille humaine plus amicale, plus compatissante et plus compréhensive sur cette planète. A tous ceux qui détestent la souffrance, qui chérissent le bonheur durable, ceci est mon appel du cœur.

 

© S. S. le Dalaï-Lama, Tenzin Gyatso. Texte publié par les Nations Unies lors de la Journée de la Paix, août 1985.

 

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