Compassion et sagesse : la voie de l’union

Lama Denis Rinpoché

« Si moi-même ou d’autres personnes de ce monde
Aspirent à obtenir l’insurpassable éveil,
La racine en est l’esprit de l’éveil :
Une compassion stable comme la reine des montagnes, qui aille jusqu’aux confins des orients,
Et la connaissance originelle,
Libérée de toute dualité. »
(Nagarjuna)

L’universalité du Mahayana

Le Mahayana, le Grand véhicule, est encore appelé la voie large ou la voie ouverte, car d’une part il est largement ouvert à tous ceux qui mènent une vie de laïcs, et d’autre part il inclut dans son ouverture d’esprit tous les êtres. Sa caractéristique est donc l’universalité.

L’esprit de l’éveil : compassion et sagesse indissociables

Les enseignements du Mahayana peuvent se résumer en deux facettes : la compassion-amour d’une part, et la sagesse-connaissance d’autre part.

L’accent y est toujours mis sur la nécessité de l’union de ces deux volets complémentaires. Néanmoins, bien que leur conjonction soit indispensable, selon ses traditions – et même, au sein de celles-ci, selon les réceptivités individuelles des pratiquants – l’un ou l’autre de ces deux aspects peut dominer. On y rencontre ainsi des voies à dominante de connaissance, plutôt « sèches », et d’autres à dominante de compassion, qui sont plutôt « humides », mais les deux ne sont jamais dissociées.

Les niveaux relatif et ultime de bodhicitta sont tous deux fondés sur un état de non-ego

Les rapports et la complémentarité de la compassion et de la sagesse sont clairement exposés dans la notion de bodhicitta (1), « l’esprit de l’éveil », qui est l’attitude d’esprit du bodhisattva, c’est-à-dire d’un être qui, suivant la voie du Mahayana, dédie à autrui son cheminement spirituel et sa réalisation. Dans un premier temps, celui du débutant que nous sommes jusqu’à l’éveil, au niveau relatif, bodhicitta, « l’esprit de l’éveil » d’un bodhisattva est une attitude de compassion et d’amour universels. Ensuite, et au niveau ultime, bodhicitta est aussi l’expérience directe et immédiate de la nature pure de l’esprit, la réalisation de la vacuité.

Ces deux niveaux de bodhicitta, relatif et ultime, qui incluent tous les aspects de la voie ont d’abord, comme nous allons le voir, un dénominateur commun dans un état intérieur de non-attachement, c’est-à-dire de non-fixation et de non-ego.

La compassion-amour

La compassion est attitude du cœur-esprit capable de dépasser et inverser l’égocentrisme

D’abord, qu’entend-on par compassion ? En sanscrit le terme que l’on traduit par compassion est karuna, en tibétain ninedjé. Selon l’étymologie tibétaine, Nine signifie « cœur » et Djé « noblesse », donc « noblesse du cœur ». Notons néanmoins que Nine a aussi le sens « d’essence », « ce qui est le plus intérieur ». En fait, le cœur dont il s’agit ici n’est pas seulement le siège des sentiments et de la compassion, c’est aussi le siège de l’esprit pur. Traditionnellement, si la tête et le cerveau qu’elle abrite sont bien le siège de l’esprit discursif, de l’intellect, raisonnant et conceptuel, le cœur est, lui, le siège de l’esprit pur et non discursif. Il est ainsi symboliquement le siège de l’amour-compassion comme du pur esprit.

La compassion s’exprime comme une attitude ouverte, bienveillante et chaleureuse qui se développe lorsque l’on cesse d’être égoïstement obnubilé par soi-même. Habituellement, on aurait tendance à dire que le contraire de la compassion ou de l’amour est la haine, ce qui est vrai d’une certaine façon, mais ici le contraire de l’amour est l’égocentrisme. En effet, la compassion est fondamentalement l’attitude du cœur-esprit capable de dépasser ses préoccupations individuelles et son intérêt égoïstement personnel.

L’attitude compatissante donne la capacité de faire l’échange de soi pour autrui

L’attitude compatissante conduit à reconnaître la réalité de l’autre, à reconnaître l’autre comme important, vraiment important, et digne de toute notre considération. Celui-ci devient aussi important que nous et même finalement plus important que nous. La compassion est l’état d’esprit dans lequel on devient capable de faire ce que l’on appelle « l’échange de soi pour autrui », ce qui signifie d’abord l’aptitude à se mettre à la place de l’autre. Il faut initialement être capable de percevoir le point de vue de l’autre, pouvoir se mettre à sa place : il s’agit de ne pas vivre la situation uniquement de notre point de vue, dans notre perspective, c’est-à-dire en fait au travers de nos projections. Il est d’abord indispensable de comprendre la perspective, les raisons et les motivations de l’autre. Néanmoins, lorsque l’on parle de l’échange de soi pour autrui, cela signifie aussi quelque chose de beaucoup plus vaste et profond, car c’est profondément la capacité à renverser l’attitude égocentrée, à échanger les prérogatives du moi, mes prérogatives, pour celles de l’autre. Habituellement je me vis « moi », comme le centre du monde, et mon activité tend à se déployer pour me gratifier et me sécuriser. Tout est vécu d’une manière égocentrée et égoïste : « moi » d’abord et « les autres » ensuite.

L’attitude habituelle égocentrée est la principale source de nos problèmes et souffrances

Paradoxalement, cette attitude qui veut tout le bien pour nous devient, dans les luttes et les conflits qu’elle engendre, la principale source de nos problèmes et souffrances.

Shantideva nous dit dans « Vivre en bodhisattva » (Bodhicaryavatara,VIII, 134) :

« Que de tourments dans ce monde,
Quelle somme de souffrances et de peur.
Si tout cela vient de la saisie égocentrique,
Que faire de ce grand démon ? »

 

Et aussi (VIII, 172) :

« Durant tous les siècles du cycle des existences,
Tu m’as causé de la misère.
Maintenant que je deviens conscient de tous tes méfaits,
Je vais te vaincre, toi, esprit égoïste ! »

Tonglèn, la pratique d’échange de soi pour l’autre, est le cœur de l’entraînement spirituel

Par l’échange de soi pour l’autre, on entend donc l’inversion de l’attitude égocentrée ou encore la transformation de l’attitude égocentrée en une attitude allocentrée. C’est le renversement des priorités égoïstes : autrui devient le centre, et moi je passe au deuxième plan.

Shantideva nous dit encore, toujours dans le Bodhicaryavatara (VIII, 131) :

« Sans échanger totalement son bien-être
Avec la souffrance d’autrui,
Il n’est pas de réalisation de la bouddhéité,
Et dans le samsara il n’est point de bonheur. »

 

Cette pratique de l’échange de soi pour l’autre est le cœur des pratiques de « L’entraînement spirituel » (Lodjong) (voir chapitre « méditation » en fin de livre) et de l’exercice de prise en charge et de don (tonglèn).

La compassion relationnelle

La compassion relationnelle est une qualité participative et de disponibilité aux autres

Cet échange est la compassion relative ou relationnelle. Elle demande de dépasser les fixations de l’ego et d’ouvrir ainsi le cocon de notre individualité. Cette compassion et cet amour sont d’abord une qualité de disponibilité aux autres et une participation à leur réalité. Remarquons que compatir signifie étymologiquement « souffrir avec », et nous pourrons entendre ici cette définition plus particulièrement dans le sens de « participer à la réalité de l’autre », « d’être touché par l’autre ». Cette participation demande que nous ouvrions notre territoire, ce qui ne peut se faire qu’en acceptant l’autre tel qu’il est, ce qui n’est possible à son tour qu’en commençant par nous accepter nous-mêmes. Ce n’est que dans cette ouverture que peuvent se réduire et se dissoudre progressivement les barrières que nous érigeons pour nous sécuriser et nous défendre, et qui perpétuent ainsi la suprématie de notre ego.

Dans cet accueil est une attitude de douceur et de non-agressivité envers les autres et soi

Dans cette dimension d’acceptation, la compassion s’avère être une attitude empreinte de douceur et de non-agressivité vis-à-vis aussi bien de nous-mêmes que des êtres et même de l’environnement. Cette non-agressivité est en fait le reflet d’un état intérieur qui n’est pas fondé sur l’appétit et l’avidité de l’ego, prêt à agresser, à sacrifier l’autre, ou à tout détruire pour se nourrir et se satisfaire.

Cette non agressivité permet, dans une attitude de douceur et de gentillesse, d’accueillir l’autre, de s’ouvrir à lui, ce qui permet profondément de le rencontrer dans sa réalité. Cette rencontre instaure une communication véritable. La compassion et l’amour authentiques ne sont possibles que dans l’expérience véritable de l’autre et la participation à sa réalité.

Le plus souvent, ce n’est pas l’autre que nous aimons mais notre représentation de l’autre

Si nous n’expérimentons pas pleinement la réalité de l’autre, notre amour est une version déformée de l’amour. Ce n’est plus l’autre que nous aimons mais c’est notre version de l’autre que nous aimons en lui. En fait, c’est nous-mêmes que nous aimons alors dans l’autre. Si nous n’y prenons pas garde, nous sommes dans cette attitude où nous projetons sur l’autre toutes sortes d’idées ou d’idéaux : notre idéal féminin, notre idéal masculin, ou toute autre image, et nous aimons en l’autre cette image ou ces idées que nous lui appliquons. C’est notre représentation  de l’autre que nous aimons.

Seule l’expérience de transparence de nos projections ouvre un espace de vraie rencontre

Une véritable compassion, un véritable amour demandent que l’on voit au travers de ses projections. Seule l’expérience de la transparence de nos projections ouvre un espace dans lequel la rencontre véritable de l’autre peut prendre place. Elle instaure une proximité et une intimité dans laquelle s’établit une relation directe. Elle permet un rapprochement qui donne aussi à l’autre la possibilité de s’approcher. Ceci est très différent de l’attitude agressive dans laquelle nous poursuivrions l’autre pour lui déclarer et lui faire entendre à tout prix notre amour. Dans une telle poursuite, nous deviendrions vite un envahisseur !

Ouvrir les frontières de l’ego permet un libre-échange de rencontre, partage, aide adaptée

Donc, l’ouverture des frontières de notre ego permet un libre échange, une meilleure compréhension et expérience de ce que l’autre est vraiment, et rend possibles la rencontre, le partage. Cette participation à la réalité de l’autre est le fondement de la compassion véritable.

Participant à sa réalité, il est ensuite possible de l’aider en fonction de ses besoins et de sa demande réelle. Il devient possible de répondre à la demande véritable de la situation, avec générosité et bienveillance.

Cette ouverture permet d’éviter les erreurs et les monstruosités faites au nom de l’amour

Sans cela, notre prétendu amour-compassion visera d’une façon ou d’une autre à conformer l’autre à notre version du bonheur et à lui imposer d’être une réplique de l’idéal de notre ego ; ce qui serait un acte d’agression douloureux pour notre « aimé » est une complète perversion de l’amour.

Il est important de bien le comprendre pour distinguer les approches de la compassion et de l’amour égocentrées et non égocentrées. Nous pourrons éviter ainsi bien des erreurs et des monstruosités faites au nom de l’amour !

La sensiblerie complaisante et gratifiante pour l’ego n’est pas le vrai amour-compassion

Il faut également bien différencier la compassion-amour véritable d’une attitude trop sentimentale, encombrée d’une sensiblerie complaisante et gratifiante pour l’ego. A l’inverse des compassions égoïstes, l’amour vrai est dépossession de soi et réduction de nos projections illusoires. Il est dépassement de la perception que notre ego nous donne de l’autre et rend possible la communication avec sa réalité ; de celle-ci peut jaillir la réponse juste. C’est précisément ce vers quoi tend le bodhisattva, « celui qui a le courage de l’éveil », qui consiste à se consacrer au bien de tous les êtres, et à ne pas entrer  dans la paix du nirvana aussi longtemps qu’il restera des êtres souffrant dans les existences conditionnées.

L’amour de tous les êtres

L’amour se développe jusqu’à intégrer nos ennemis, et l’autre en tant qu’environnement

Cette attitude de compassion et d’amour se développe vis-à-vis des autres êtres aimés, voisins, compatriotes, et de proche en proche se développe de façon à intégrer tous les êtres humains, amis comme ennemis ; elle intègre finalement tous les êtres quels qu’ils soient. C’est une non-agressivité fondamentale, attitude de respect de la vie sous toutes ses formes, humaine et non humaine, et même un respect de l’autre dans sa dimension d’environnement. Il ne s’agit pas d’aimer uniquement les siens, ses proches, les membres de sa famille, de son groupe social ou spirituel. La compassion-amour est sans aucune exclusivité, destinée à tous les êtres animés.

Cette non-agressivité fondamentale s’exprime dans le respect et la protection de toute vi

Elle s’exprime dans la protection de toute vie, dans le fait d’éviter toute souffrance infligée à autrui et va jusqu’à inclure l’amour des ennemis. Je cite Kontrul Rinpoché dans son commentaire de « L’entraînement de l’esprit en sept points » :

Tous les êtres sont particulièrement dignes de notre gratitude puisqu’il n’y en a aucun qui n’ait été un de nos parents.

Tout spécialement, nous devons une grande reconnaissance à tous nos ennemis, car ils sont une source d’inspiration. Prenez en charge leur souffrance et donnez-leur vos bonheurs. Ne vous irritez pas même contre un chien ou une chenille. Essayez de les aider concrètement autant que vous le pouvez.

Si vous ne le pouvez pas, alors, au moins, dîtes en pensée : « puisse cet être ou cet ennemi se trouver débarrassé rapidement de toute souffrance et posséder le bonheur ; puisse-t-il réaliser la bouddhéité. »

Cette attitude altruiste est le fondement même de la pratique du Bouddha-dharma, comme le dit encore Kontrul Rinpoché :

« Celui qui pense ou agit dans le seul but de réaliser son propre bien est un être mondain, celui qui réfléchit et agit dans le seul but de réaliser le bien d’autrui est un pratiquant du dharma. »

Les trois niveaux de la compassion

Le premier niveau de la compassion est relationnel-relatif-dualiste-en référence aux êtres

Le Dharma envisage trois niveaux de la compassion-amour que nous allons exposer succinctement :

– Le premier est relationnel, relatif, et donc dualiste. C’est la compassion qui se réfère aux êtres (tibétain : sems can la dmigs pa’i snying rje).

Ce premier type de compassion nous fait percevoir la peine, la souffrance, la réalité de l’autre et développer l’aspiration à soulager cette souffrance. Il nous apprend, comme nous l’avons vu, à considérer l’autre comme plus important que nous et à ne plus structurer le monde au gré de nos désirs ou de nos répulsions. Cet état d’esprit intègre tous les êtres, humains et non humains.

Cette compassion impartiale, intègre humains et non humains en une relation allocentrée

Cette compassion qui se réfère aux êtres est une attitude impartiale où l’on chérit autrui autant et plus que soi-même, sans rejeter aucun être quel qu’il soit et quoi qu’il ait pu nous faire. C’est toujours un amour duel, d’individu à individu ou de personne à personne, mais en lequel existe entre les deux termes de la dualité une relation juste, la justesse de cette relation résidant dans le fait qu’elle n’est plus égocentrée mais allocentrée. Il y a un renversement des priorités de l’ego.

Le deuxième niveau est en référence à la réalité et au jeu de l’illusion dualiste

– Le deuxième niveau est encore une compassion dualiste bien qu’il participe déjà d’une expérience de la réalité profonde des choses. Il est intermédiaire entre la « compassion en référence aux êtres » et la « compassion sans référence » d’un bouddha.

Ce second niveau de compassion s’appelle « la compassion en référence à la réalité » (chos la dmigs pa’i snying rje). Cette compassion s’éveille dans la réalisation du jeu de l’illusion qui enserre les êtres dans les tourments de leurs projections, les privant de la félicité de leur bouddhéité fondamentale. Elle réside dans la perception de la transparence de la relation dualiste et naît lorsqu’est perçu combien les êtres souffrent de leurs propres illusions, empêtrés dans les mailles du filet qu’ils tissent eux-mêmes.

Dans cette perception du jeu de l’illusion, naissent une compassion et un amour encore plus profonds et intenses que le précédent.

Le troisième, celui de la compassion-amour ultime-sans référence-spontanée-intemporelle

– Le troisième niveau est celui de la « compassion sans référence » (dmigs pa med pa’i thougs rje).

Cette compassion-amour ultime est la compassion éveillée d’un bouddha, sans motif, sans référence, libre d’intention et de conception, spontanée et intemporelle.

En elle, il n’est plus de distinction entre l’aimé, l’amant et l’amour.

Elle est non dualiste. C’est la parfaite conjonction de la compassion et de la connaissance transcendante.

Le débutant médite longuement sur la compassion relationnelle puis la nature de celle-ci

Pratiquement, on aborde d’abord la compassion relationnelle puis, l’expérience intérieure naissant progressivement, se fait la transition à la non relationnelle, d’abord par l’expérience profonde de la nature de cette relation et de son caractère illusoire puis, par le passage au-delà même de toute expérience dualiste. Il y a ainsi une progression du premier au troisième niveau de compassion.

L’aspect ultime de la compassion ne peut naître dans l’esprit du débutant. Il lui faut d’abord méditer longuement sur la compassion relationnelle. Ensuite, celle-ci acquerra progressivement une dimension universelle et, finalement, dépassera les références dualistes.

La sagesse connaissance

La connaissance intérieure mène d’abord aux confins de la compréhension intellectuelle

Le Dharma distingue différentes connaissances qu’on pourrait dire extérieures et la connaissance intérieure, (nang don rig pa). Cette connaissance intérieure est une connaissance de la profondeur de l’être ; elle est d’abord, comme les connaissances extérieures, fondée sur la compréhension intellectuelle et sur les concepts mais son discours conceptuel n’est pas une fin en soi ; il  culmine dans la mise en évidence des limites de sa validité et suggère alors la possibilité de son dépassement.

Au-delà est une connaissance immédiate, sagesse dépassant concepts et représentations

Au-delà est une approche expérimentale, une connaissance immédiate qui dépasse concepts et représentations. Cette connaissance, se situant au-delà de tout discours, est une connaissance transcendante car elle dépasse l’ego et la dualité et elle est libératrice des illusions et des souffrances du samsara. Etant pleinement dans le réel, elle est également une sagesse.

Le Bouddha-Dharma, partant de la connaissance dualiste, en montre le caractère illusoire

Les connaissances ordinaires sont des connaissances en mode dualiste, c’est-à-dire que, comme sujet, nous y avons une connaissance des objets qui constituent notre monde extérieur. L’enseignement du Bouddha-Dharma part bien de ce type de connaissance qui a indubitablement une valeur conventionnelle mais il montre sa relativité et son caractère essentiellement illusoire.

Le Dharma propose une approche pratique vers l’expérience immédiate : lhagtong

Le dharma enseigne particulièrement qu’au-delà de cette connaissance (ou conscience) dualiste, existe un autre état non conditionné par la ségrégation du sujet et de l’objet,  une expérience qui est directe, immédiate. Cette connaissance ne passe pas par le filtre déformant du mental : elle voit au travers des projections et des illusions habituelles de notre esprit, au-delà de nos formations conceptuelles et de nos représentations.

Le dharma nous propose une approche pratique vers cette connaissance : c’est la pratique de « Lhagtong », terme qui signifie « voir clairement ». En celle-ci, il ne s’agit pas de comprendre ou d’apprendre avec le mental, mais de voir la réalité avec l’œil de la connaissance directe et immédiate.

L’expérience ultime de la connaissance est la simplicité même, celle du non-agir du mental

On épilogue souvent de façon compliquée sur la connaissance, mais l’expérience ultime qu’on peut en avoir est en fait la simplicité même. C’est un regard direct, une vision « immédiate » c’est-à-dire instantanée et sans intermédiaire. Cette connaissance est l’expérience du non agir du mental, dans laquelle l’esprit se contemple lui-même. Les enseignements pratiques nous apprennent à trouver cette simplicité de l’esprit qui ne juge ni ne pense, mais qui, dans une vision nue et dégagée, appréhende la réalité telle qu’elle est. Si cette expérience est, dans son essence, d’une simplicité déconcertante, notre mental est par contre compliqué, empêtré dans la trame de ses conceptions et de ses élaborations.

La méditation est l’outil qui permet la vision nue, dégagée, de la réalité telle qu’elle est

La méditation, qui est l’approche pratique et l’outil de cette connaissance, est un processus de simplification. Sa pratique demande de trancher les fils de cette trame et de découvrir ainsi cette expérience immédiate que l’on appelle la perfection de connaissance transcendante (sanskrit : prajnaparamita ; tibétain : shes rab pha rol tu phyin pa), qui est le cœur et la racine de toutes les pratiques du dharma.

Le Dharma s’accorde bien avec le « Sache ce que tu es et tu connaîtras Dieu et l’univers »

En fait, la méditation vise à nous faire reconnaître ce que nous sommes fondamentalement et à nous éveiller à notre propre esprit dans sa pureté originelle. Elle nous propose une connaissance de nous-mêmes qui débouche sur la connaissance de l’autre et de l’au-delà du moi et de l’autre. Dans cette perspective, le dharma reprendrait volontiers à son compte l’adage socratique :

« Sache ce que tu es et tu connaîtras Dieu et l’univers ».

C’est en effet en découvrant ce que nous sommes fondamentalement, en voyant la nature de l’individualité et des phénomènes, que nous nous ouvrons à la connaissance transcendante, lieu de la présence non dualiste de la divinité et clé de l’expérience de la réalité de l’univers. Dans cette connaissance se révèlent simultanément la transcendance non dualiste et l’amour le plus parfait.

La complémentarité de la compassion et de la sagesse

« La conjonction de l’amour et de la vacuité est la voie suprême sans déviation »

« Bien que la nature des êtres soit à jamais bouddha,
Ne la reconnaissant pas, ils errent dans le samsara.
Envers ces êtres qui y éprouvent d’immenses souffrances,
Puisse naître en moi une irrésistible compassion !
Sans que cesse la manifestation de cette compassion irrésistible,
Dans l’instant de miséricorde apparaît nûment la vacuité essentielle.
Cette conjonction est la voie suprême sans déviation ;
Sans la quitter, puissé-je jour et nuit toujours méditer! »
Souhaits de Mahamudra, 22, 23.

 

Au début de la voie, la perception des souffrances samsariques entraîne une irrésistible compassion à l’égard de tous les êtres. Puis, l’expérience-connaissance de plus en plus directe de la nature même des illusions génératrices de ces souffrances amplifie cette compassion jusqu’à estomper toute distance entre l’aimant et l’aimé. Elle révèle finalement l’identité fondamentale du sujet, de l’objet, et de l’acte dans la réalisation de la connaissance transcendante qui est aussi l’ultime compassion.

Dans cette expérience de compassion, apparaît le sens de la vacuité essentielle, l’indissociabilité de l’amant, de l’aimé, et de l’amour. Les expériences de la compassion-amour et de la connaissance non dualiste sont simultanées.

Cette conjonction de l’amour et de la vacuité est la voie suprême, la voie sans déviation. L’amour y fait dépasser les fixations égocentriques et ouvre à l’expérience directe de la connaissance immédiate qui, à son tour, dans la communion du sujet aimant et de l’objet aimé, devient un amour par participation.

L’union, voie suprême

Sagesse et compassion : les deux principes masculin et féminin du cheminement spirituel

Le Mahayana insiste constamment sur l’importance de l’union des deux pôles que sont la compassion et la sagesse. Il les définit même comme les deux principes masculin et féminin du cheminement spirituel. L’amour est le principe masculin, dynamique, mobilisateur, alors que la connaissance transcendante est féminine car réceptive, englobante, et pénétrant toute expérience.

Le Mahayana considère qu’une approche spirituelle qui omettrait un des deux pôles conduirait au déséquilibre et aux déviations. Une voie sèche, centrée exclusivement sur la connaissance exposerait à l’illusion de la recherche d’une délivrance individuelle, pour soi, et une voie humide qui ne serait que d’amour ne dépassant pas les perspectives dualistes ne pourrait conduire à l’éveil véritable et risquerait d’entraîner des versions corrompues par l’égocentrisme.

Deux images de cette union : les deux ailes de l’oiseau, et l’œil et les jambes du voyageur

Nous pouvons évoquer ici l’image traditionnelle de l’oiseau de l’esprit qui a besoin de ses deux ailes : l’aile droite de l’amour et l’aile gauche de la connaissance pour s’envoler au firmament de la Claire lumière du pur-esprit. Ou encore celle du voyageur qui doit associer aux « jambes » de la compassion-amour « l’œil » de la connaissance-sagesse pour cheminer vers l’éveil.

Les pratiques unilatérales sont diaboliques et nous coupent du véritable éveil

Les pratiques unilatérales, nous dit Gampopa, sont diaboliques et nous privent du véritable éveil. Citant une parole du Bouddha, il précise :

« Les actes diaboliques sont deux : ceux des moyens d’amour dissociés de la connaissance et ceux de la connaissance sans amour. Connais-les comme les activités du démon et abandonne les ».

Un va-et-vient continuel entre compassion et connaissance tisse la réalisation spirituelle

Ainsi compassion et sagesse se complètent. La compassion véritable, non égoïste, conduit à la sagesse de la connaissance, et la connaissance qui transcende les perspectives dualistes de l’ego conduit à l’amour non égocentré.

Il y a ainsi pratiquement un va-et-vient continuel entre la compassion et la connaissance. La compassion est ouverture, don et dépassement de soi. Cette ouverture et cet abandon nous éveillent à la connaissance profonde et directe qui, à son tour, s’exprime et rayonne dans l’amour éveillé.

C’est dans leur indivisible union que se trouve la voie suprême sans errance et la réalisation spirituelle du Mahayana.

 

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