Connaissance, amour et unité transcendante des traditions

Connaissance, amour et unité transcendante des traditions

Docteur Jean-Pierre Schnetzler

« Dieu … veut que tous les hommes
soient sauvés et parviennent
à la connaissance de la vérité. »
Saint Paul, Epitre à Timothée, J. 2-4.

Présentation du docteur Jean-Pierre Schnetzler

Le docteur Jean-Pierre Schnetzler est un bouddhiste de longue date. Depuis une trentaine d’années, il a travaillé avec des représentants éminents de différentes écoles bouddhiques : le maître theravadin Rahula, le maître zen Deshimaru, jusqu’à sa rencontre décisive avec une des plus hautes autorités spirituelles du vajrayana, le Vénérable Kalou Rinpotché.

Jean-Pierre Schnetzler, par ailleurs psychiatre et analyste jungien, a généreusement fait rayonner ses connaissances et nombreux sont ceux, parmi nous, qui ont connu le bouddhisme grâce à son infatigable disponibilité.

Fondateur du Centre d’études bouddhiques de Grenoble, il a également participé à la création de nombreux centres français, entre autres le centre zen de Saint Pierre de Cherenne et le centre tibétain de Montchardon. Longtemps président de Kagyu-Ling, il est aussi à l’origine de l’achat, en 1979, de l’ancienne Chartreuse de Saint-Hugon, devenue depuis l’Institut bouddhique Karma-Ling.

C’est encore Jean-Pierre Schnetzler qui a fondé les Cahiers du bouddhisme aujourd’hui devenus Dharma, revue à laquelle il collabore très amicalement. Conférencier apprécié de tous, tant par la profondeur de son érudition, la pertinence et la finesse de ses analyses que par sa gentillesse ou son humour, il est l’auteur de très nombreux articles spécialisés et d’un ouvrage maintenant classique « La méditation bouddhique, bases théoriques et techniques ». Dervy livre, paris 1979.

L’article présenté ici est le texte d’une conférence donnée au colloque « Chrétiens-Bouddhistes » de 1985 à l’Institut Karma-Ling.

Introduction

L’intolérance, la non-communication et les tueries entre les trois religions monothéistes

Les moyens de communication ont rétréci l’espace de notre planète, pourtant la communication se fait bien mal. Ainsi, au nom du Dieu tout puissant, juste, bon, clément et miséricordieux, les Irlandais catholiques et protestants, les Juifs et les Arabes, les musulmans sunnites et chiites, se détruisent mutuellement avec persévérance et bonne conscience. Sans doute est-il insupportable de constater que mon frère est un peu différent.

Activisme, rationalisation, haine de la différence… ont remplacé les valeurs spirituelles

Au nom de Dieu et de l’amour tuons-le donc.

Ainsi vont les affaires des trois religions monothéistes : plutôt mal. L’époque (2, 3, 5, 6, 12, 16) le veut qui a remplacé l’être par l’avoir, la contemplation par l’activisme, la sagesse par la rationalisation, la vérité par la propagande et l’amour du prochain par la haine de la différence. Revenons donc à quelques vieilles vérités. Tout cela s’enracine dans l’oubli de ce que la fin normale de l’individu est, en langage théiste, la vision béatifique immédiate de l’essence divine. Parallèlement, la seule justification de l’organisation sociale est de faciliter cette réalisation spirituelle. On dirait, en langage bouddhique, que la sujétion à l’ignorance, au désir et à la répulsion enferme dans la souffrance en voilant la possibilité du nirvana. L’ordre monastique, lui, doit témoigner que cette réalisation est en effet possible ici et maintenant.

Rechercher les causes de cette dérive scandaleuse qui mine la paix dans le monde

En attendant, coexistent sur un même territoire des fidèles de diverses religions, sournoisement minés par la peur de l’autre. Au nom du principe « Hors de mon église point de salut », ils méprisent puis atteignent les voisins qu’ils n’aiment ni ne connaissent. Dans notre pays, relativement paisible pourtant, des tensions importantes se font jour. Examinons donc pourquoi les religions, plus particulièrement dans leur aspect monothéiste et dévotionnel, donnent lieu à cette dérive scandaleuse. Les causes sont certainement complexes, aussi devrons-nous simplifier.

L’orgueil

L’orgueil d’appartenir à la meilleure religion conforte l’estime de soi défaillante

Il nous a semblé que l’origine pouvait se résumer commodément en un terme bref : l’orgueil. Nous constatons que ce péché originel peut se dissimuler sous une couverture respectable. L’appartenance à la meilleure religion, à la seule vraie, au petit troupeau des élus est destinée à conforter l’estime de soi et ce d’autant plus que celle-ci est secrètement défaillante. Il est en effet caractéristique que ces excès soient le fait de théologiens de profession ou d’hommes de l’appareil ecclésiastique, lesquels peuvent être très ordinaires quant à l’exercice des vertus, et non des saints et des mystiques qui vivent authentiquement la charité. Nous avons également remarqué que l’enseignement des nombreux maîtres spirituels tibétains que nous avons entendus, était toujours marqué par la reconnaissance de la validité et de la dignité des autres traditions. Par contre, on entendait parfois, dans la bouche de disciples récents, des déclarations bornées, ruisselantes d’autosatisfaction, dignes de figurer dans une anthologie.

Affirmation d’excellence, volonté de puissance, entreprises d’expansion, de conversion…

Quelle merveilleuse occasion de dilater son ego et de le peindre de couleurs flatteuses, en le moulant dans le prestigieux modèle de ce qui est le meilleur ! Derrière l’affirmation d’excellence se profile aussi sa conséquence pratique, la volonté de puissance, avec ses entreprises d’expansion, de conversion par tous les moyens (forcément justifiés), et degré par degré, de persécutions et de guerres à prétexte religieux. L’actualité nous en fournit tous les jours des témoignages.

… ces attitudes s’enracinent dans la perception que l’autre est potentiellement dangereux

Mais il nous semble plus essentiel de pointer le niveau où se lient les angoisses, méconnaissances et projections persécutoires … qui nourrissent ces attitudes. Sans doute s’enracinent-elles, à ce niveau fondamental de la perception de l’autre, du différent, comme source de danger vital pour soi-même. Cela qui s’affirme comme différent, partiellement inconnu, non maîtrisable est la source potentielle de la frustration, de l’agression et de la mort. C’est à une conclusion de ce type que parvient Bergeret dans son étude sur La violence fondamentale lorsqu’il écrit (4, p. 238) :

La façon particulière à l’autre de s’arranger pour négocier sa violence foncière apparaît comme une défaillance de notre propre système d’intégration de cette violence et met ainsi en cause nos essais de solution personnelle, ce qui se traduit par une angoisse qui, projectivement, devient très facilement persécutoire.

Il est inutile d’insister sur le fait que ce complexe renvoie aux expériences les plus archaïques de l’histoire du nourrisson qui doit se confronter à sa mère pour s’en différencier, puis aux faits plus tardifs, bien concrets et historiquement attestés à répétition, où l’homme se montre un loup pour l’homme.

Une religion commune joue le rôle de protection de l’identité individuelle et collective

Ce poids énorme explique et justifie, dans une certaine mesure, la nécessité, pour qu’un individu se sente en sécurité dans une société, d’un large consensus sur le fonctionnement de celle-ci, rôle assuré au premier chef par une religion commune.

On comprend plus aisément la surévaluation de celle-ci puisqu’elle protège l’identité, aussi bien celle de l’individu que celle de la communauté, l’Eglise, du contact avec l’autre, le différent, porteur d’un danger de mort. Ceci peut s’entendre à divers niveaux : sur le plan biologique d’abord, où la défense de l’intégrité de l’organisme impose que les molécules étrangères des antigènes soient électivement neutralisées puis éliminées par des anticorps, sur le plan psychologique, où les comportements, les choix, les valeurs, d’un individu ou d’une société donnée, s’imposent et s’avèrent bénéfiques dans ce contexte précis, et ne peuvent sans grand danger pour cet individu ou cette société s’accommoder de modes ou de valeurs exotiques. Nous ne prendrons pas d’exemples, il en viendrait en foule, et la pathologie de l’acculturation commence à être bien connue.

Inversement, au plan spirituel ce qui est prôné est l’unité transcendante des religions

Mais lorsque nous atteignons le plan spirituel proprement dit la problématique s’inverse. Voici que le discours totalitaire de la religion instituée s’efface parfois. Certains spirituels isolés, ou certains courants spirituels et initiatiques, tiennent un autre langage, celui de l’universalité et de l’unité transcendante des religions. Ce langage peut déstabiliser le croyant ordinaire, qu’il est alors charitable de protéger. Ceci explique le caractère fréquemment ésotérique de ce genre d’affirmation, surtout en milieu monothéiste. Par contre, dans une tradition axée sur la connaissance, comme l’hindouisme, l’affirmation d’une vérité universelle et de la relativité des moyens qui permettent d’y atteindre ne peut inquiéter le pratiquant ordinaire et n’est donc pas occultée, même si elle n’est manifestement pas destinée à ce dernier.

Au plan spirituel, informel, qui l’autre pourrait-il menacer s’il n’y a plus de moi ?

Pour celui qui atteint au plan spirituel, informel (sanskrit arupa), la question clairement posée est celle de la disparition nécessaire du moi particularisé et de la légitimité toute relative de ses limites. L’atténuation, puis la disparition, du pôle de l’ego font évidemment diminuer, puis se dissoudre, le pôle complémentaire de l’objet, de l’autre, différent et menaçant. Qui l’autre pourrait-il menacer s’il n’y a plus de moi ? Dans ces conditions, l’attachement exclusif à une voie de réalisation spirituelle perd toute signification. L’expérience montre que c’est à ce niveau de convergence que les déclarations des sages de toutes traditions deviennent superposables (9, 13), niveau qui est justement celui de « l’unité transcendante », ou, en langage oriental, de la non-dualité.

Les traditions d’Orient enseignent l’irréalité du moi ou son existence en interdépendance

Réciproquement, cela permet de s’assurer que le refus de la non-dualité et l’exclusivité des appropriations sont corrélatifs et se situent là ou s’instaure la dualité, lorsqu’un moi se pose devant autrui. C’est là que se constitue l’être illusoirement individualisé, séparé de l’absolu, ce que l’hindouisme définit comme l’action de l’ahamkara (cf. Hulin, 8).

L’erreur équivalente est stigmatisée dans le bouddhisme comme la croyance en la réalité intrinsèque de l’atta (pâli) ou atman (sanskrit), erreur contre laquelle le Bouddha enseigne l’anatta, l’irréalité ultime du moi ou son existence en dépendance de causes multiples (paticcasamuppada, pâli).

Le fanatisme religieux se comprend à la racine de ce « je suis » coupé de l’être universel

On ne comprendrait pas l’énormité scandaleuse des effets du fanatisme religieux si l’on ne retraçait pas l’histoire de son origine jusque dans cet orgueil primitif du « je suis », coupé de l’être universel. Cette identification aliénante à la forteresse du moi empirique, qu’il convient de défendre par tous les moyens contre les agressions de l’autre, est donc le moteur du fanatisme lorsque celui-ci s’empare des plus nobles draperies religieuses pour voiler sa volonté de puissance. C’est l’orgueil luciférien qui est à l’oeuvre derrière les rationalisations théologiques ; l’orgueil d’être dans le petit nombre des meilleurs et des seuls détenteurs de la vérité.

Haine de l’autre, le fanatisme à la fois s’approprie la vérité et en refuse l’accès à l’autre

Nous précisons bien que cette appréciation ne porte que sur le fanatisme qui tout à la fois s’approprie la vérité et en refuse l’accès à autrui.

« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévôts ! »

Boileau, « Le lutrin ».

Sans cet aspect de haine de l’autre (patente ou dissimulée) la simple glorification de la voie spirituelle suivie bénéficie de cette sorte de justification qu’on accorde à l’instinct de conservation sur le plan biologique. La réalité relative de l’existence duelle, des individus, des groupes humains et des formes diverses de la révélation divine, suppose le maintien de leur cohérence formelle, l’amélioration de leur efficacité, voire la culture de leur esprit de corps.

La limite à ne pas franchir est celle de la confusion de la fin et des moyens, ce que rappelle le psaume 115:

« Non nobis Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam »

« Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton nom rends gloire ».

L’éthique religieuse est de dépasser le monde de la dévoration pour celui de la dévotion

Le deuxième écueil à éviter est l’erreur, logique et passionnelle, enracinée dans la dualité conflictuelle, qui veut supprimer autrui pour se grandir soi-même. Certes la logique biologique a toujours voulu que les gros poissons mangent les petits, mais nous traitons de religion, qui enseigne justement à dépasser le monde de la dévoration pour celui de la dévotion. Sans cela, il ne reste qu’à sacrifier aux règles de la psychologie sociale, montrant que la cohésion d’un groupe est proportionnelle au danger extérieur et souhaiter un bon ennemi qui soudera le groupe et sera ensuite exécuté avec la bénédiction du dieu des armées.

L’intolérance et le fanatisme peuvent exister à différents niveaux dans toute collectivité

Dans une collectivité religieuse quelconque l’intolérance et le fanatisme peuvent se rencontrer à différents niveaux. Au degré le plus bas se situe ce que la clinique psychiatrique décrit en son jargon comme des personnalités narcissiques, et/ou paranoïaques, frappées dans les stades les plus primitifs de leur développement, où la fragilité centrale est recouverte par le culte exclusif de soi, et où l’autre n’apparaît guère que comme un ennemi porteur de toutes les tares projetées sur lui, car méconnues en soi. Ce genre de personnalité peut ne pas aboutir à l’hôpital psychiatrique, voire être hissé à la tête d’un état, où il ne manquera pas d’effectuer des abominations avec bonne conscience.

Les motivations inconscientes peuvent gauchir la rectitude des pensées et des actes…

Un degré plus haut, dans la mesure où nous dissimulons tous, plus ou moins, un fragment monstrueux de ce type, nous sommes exposés à trouver des satisfactions secrètes et inavouables à l’exercice d’activités légitimes et utiles, telles que la gestion d’une collectivité, l’enseignement, la théologie ou l’apologétique.

… même chez les mystiques ayant développé vertus et pouvoirs par leur vie contemplative

Il peut arriver, dans ce cas, que la malignité perverse des motivations inconscientes gauchisse la rectitude des pensées et des actes. L’histoire fourmille d’exemples. Ce n’est pas le Verbe divin qui est servi, mais le Moi qui est glorifié, dilaté aux dimensions de sa mégalomanie cachée, identifié à l’excuse honorable qui le voile derrière ses majuscules : la Cause, l’Ordre, l’Ecole, la Religion, etc.

Il peut même arriver qu’on fasse naufrage tout près du port. Des mystiques authentiques ont mis au service de la volonté de puissance d’un moi encore bien vivant, les vertus et les pouvoirs acquis par leur vie contemplative, déchaînant ainsi la souffrance et la mort. Nous nous bornerons à citer, en milieu bouddhique Nichiren et sa postérité combative, en milieu chrétien le père Joseph du Tremblay, l’Eminence grise qui a contribué activement à plonger l’Europe centrale dans un bain de sang (10).

Les traitements de l’orgueil

Une seule révolution : diffuser la connaissance de la situation métaphysique de l’homme

Nous allons parler de thérapeutique, mais avant de traiter la maladie déclarée, il est bon de se préoccuper d’en prévenir l’apparition, ce que la médecine nomme prophylaxie.

La première étape est évidemment de faire des enfants équilibrés, sûrs d’eux-mêmes, et sûrs d’être aimés, choyés par des mères heureuses de l’être et des pères solides et présents, vaste programme qui suppose de diffuser dans le corps social la connaissance de la situation métaphysique de l’être humain. A l’échelle de notre société actuelle, cela constituerait une révolution, la seule nécessaire.

L’enseignement de la tolérance et la reconnaissance de la nature divine de tout humain

La deuxième est d’enseigner que si l’autre est différent, cela ne me met pas en danger et ne conteste nullement mon droit à être aussi différent, donc à ce que chacun suive sa voie.

La troisième est de rappeler ouvertement et solennellement, suivant le langage utilisé, que tout être humain a la nature de bouddha ou que, comme le dit Saint-Jean :

« Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »

(Jean, 1,9).

Cela nous semble être le minimum vital spirituel pour les temps à venir, qui risquent d’être encore plus mélangés qu’aujourd’hui.

L’illusion d’être un individu séparé se dissout en suivant les voies d’amour et de connaissance

Pour en revenir à la thérapeutique, elle n’est autre que l’essence même des voies spirituelles de toutes les Traditions, lesquelles n’ont jamais enseigné autre chose, qu’à supprimer l’illusion d’être un individu séparé. Cette suppression se réalise suivant les deux voies schématiques, finalement convergentes mais distinctes dans leur démarche, que sont l’amour ou la dévotion (sanskrit : bhakti) et la connaissance (sanskrit : jnana), voies complémentaires auxquelles un colloque a été consacré à Saint Hugon en 1985 (19). Il va de soi que pour ceux qui ont suivi l’une ou l’autre jusqu’à son terme, l’illusion est défaite et le centre atteint, ce point par rapport auquel toutes les parties de la circonférence sont équidistantes.

La roue, son moyeu vide et ses rayons, est le symbole de l’unité transcendante de ces voies

L’unité transcendante des voies est accomplie, ce qui, on le voit dans son symbole géométrique de la roue, ne supprime pas l’individualité des rayons, mais les résorbe finalement dans leur centre commun. En ce point la connaissance irradie en amour, ce que montre l’activité bien faisante naturelle des sages, et l’amour s’illumine en connaissance, ce que rappelle la Philocalie des pères neptiques (22, p. 126) sous la plume de Calliste et Ignace Xanthopouloi :

« Ceux qui méditent sans relâche dans le fond de leur coeur le nom glorieux et tant désiré, ceux-là peuvent aussi voir un jour la lumière de l’intelligence ».

Voies d’amour et de gnose pointent l’ultime non-dualité, mais leurs trajets sont relatifs

Nous n’aborderons le grand thème des voies de gnose et des voies d’amour (Georges Vallin, 20) que sous l’angle de leur position par rapport à l’unité transcendante des religions. La théorie enseigne et l’expérience vérifie que, là où la voie de la connaissance domine, l’unité transcendante des religions est comprise, publiquement enseignée, ou au minimum acceptée et tolérée en pratique. Là où la voie de l’amour est majoritaire, l’unité transcendante des religions est méconnue officiellement, enseignée de façon restreinte ou ésotérique, souvent combattue. Cette constatation n’infirme pas la non-dualité ultime des deux voies et ne concerne que leur trajet relatif, pratique, incarné, tributaire de méthodes et d’institutions.

L’hindouisme et le bouddhisme ont le mieux exprimé l’unité transcendante des religions

Nous nous contenterons de rappeler brièvement que c’est dans les courants sapientiaux de l’hindouisme que l’unité transcendante des religions se trouve exprimée avec le plus d’éclat, mais le sujet est traité en détail lors du colloque de Saint Hugon auquel nous renvoyons. Il en va de même dans le bouddhisme, spécifiquement dans le Grand véhicule, confronté avec le problème de l’universalité des moyens de délivrance, rendus nécessaires pour l’exercice de la compassion, car

« c’est au service de tous les êtres que le Bouddha fait ses voeux, consacre ses efforts et atteint la grande illumination ».

enseigne Asanga dans La somme du Grand véhicule (1, t II, p. 334).

Comme l’évidence historique montre que le Bouddha n’a pas prêché partout et en tous temps, la conclusion logique de l’unité transcendante des religions est ainsi exprimée dans un des plus célèbres écrits du Grand Véhicule, le Lankavatara Sutra (11, p. 165 – 166) :

« Je suis parvenu à la connaissance des ignorants … sous bien des noms… et ils s’adressent à moi sous tous ces noms, sans savoir que ce sont tous des noms du Tathagata. De ceux-ci, Mahamati, certains me connaissent comme Tathagata, certains comme l’Existant par lui-même, certains comme le Conducteur, comme le Libérateur, le Guide, le Bouddha, le Rishi, le Roi-taureau, Brahma, Vishnou, Isvara, etc. » .

Nous devons aussi préciser que, même si les écoles anciennes n’ont pas insisté sur cette question, celle-ci ne leur était pas inconnue. C’est ainsi que Vasubandhu, dans son Abhidharmakosa (21, t. IV, p. 204) mentionne qu’en l’absence d’un bouddha le pratiquant peut obtenir le nirvana « revêtu… d’après d’autres maîtres, des marques de Bhiksu étranger », donc dans une autre tradition.

L’enseignement de la non-dualité a un caractère fondamentalement universel et impartial

On peut se demander pourquoi celui qui suit la voie de la connaissance, non seulement n’est pas gêné par la théorie de l’unité transcendante des religions, mais la comprend comme faisant essentiellement partie de son chemin. C’est que celui-ci s’enracine dans la vision métaphysique non dualiste et l’aspect suprapersonnel de l’absolu. L’axe de la voie est la contemplation, désidentifiante de tout ce qui n’est pas soi. Quand tout a été abandonné, y compris le désir du nirvana, reste le nirvana, puis l’inséparabilité du nirvana et du samsara. Comme l’essentiel de la voie est à l’intérieur, assorti du postulat qu’elle est en chacun, son universalité ne fait aucun doute.

Ainsi, la voie de connaissance ne donne pas lieu à des accrochages passionnels…

Comme les caractéristiques individuelles, les moyens relatifs, les étapes transitoires sont vues d’emblée, dans leur caractéristique d’incomplétude et de vacuité, destinés à être abandonnés, il n’y a là rien qui puisse faire l’objet d’un accrochage passionnel, d’une préférence, et donner lieu à une quelconque « défense et illustration ». Au niveau des méthodes, où pourrait se glisser un attachement source de partialité ? Le caractère simple, dépouillé, impersonnel, universel, est si fondamental dans la mise en application de la non-dualité, qu’il est par exemple souvent impossible de discerner, dans les conseils pratiques d’un maître de ce style, s’il est un bouddhiste du Grand véhicule, ou un hindou, comme dans le cas de Ramana Maharshi ou Nisahgadatta Maharaj.

… à l’inverse de la voie de l’amour, fondée sur la dévotion de la créature pour son créateur

Il n’en va pas de même dans la voie de l’amour qui est fondée sur le rapport dualiste entre la créature et son Dieu créateur, abordé par son aspect personnel. Ce rapport amoureux se fonde sur des formes qui racontent la bonté, la beauté, la gloire et la grandeur de Dieu. L’investissement affectif dans ces supports formels est la force qui transporte l’humble créature au delà de sa misérable condition. Ces supports, qui participent de la puissance divine, ne sauraient donc être assez exaltés, et à juste titre. On saisit là le point commun, qui explique, tout à la fois, la plus grande efficacité de la voie de l’amour et les pieuses extravagances ou les débordements sectaires dont elle se rend parfois coupable. La survalorisation des moyens menant à Dieu dont se sert la dévotion participe évidemment de l’éminente dignité du but visé, mais le glissement est facile de l’exaltation du Nom au-dessus de tout nom (Actes des Apôtres, 4,12), à l’anéantissement de tous les autres noms, cela d’autant plus que le maintien d’une dialectique dualiste, dans les premiers stades de la voie, exacerbe les différences tout en surexcitant l’affectivité. Comme à ce stade les résidus  pathologiques de l’ego sont encore bien vivants, toutes les conditions sont réunies pour un détournement éventuel des méthodes spirituelles « ad majorem mei gloriam », pour la plus grande gloire du moi hypostasié et la destruction concomitante d’un ennemi projeté, ailleurs, sur un objet extérieur à soi.

La coexistence harmonieuse des Traditions est le plus urgent problème spirituel actuel

On répète assez souvent que l’amour est aveugle. Cela signifie qu’au plan relatif, même si l’on s’élève au-dessus des débordements passionnels quotidiens, l’amour n’est pas la connaissance. On ne saurait le lui reprocher. Mais il faut bien voir qu’à notre époque de déferlements émotifs et de renouveau des haines religieuses (ou politiques qui en sont la version laïcisée), un surcroît de lucidité, associé à la compréhension de l’Unité Transcendante des Religions, s’avère plus que jamais nécessaire pour fonder la coexistence harmonieuse des Traditions, le plus urgent problème spirituel de notre temps.

Tant que le moi n’a pas complètement brûlé au feu de l’amour, la dualité persiste

Tant que le moi n’a pas complètement brûlé au feu de l’amour, la dualité persiste. Certains pratiquants de la voie de la dévotion s’arrêtent volontairement à ce stade, comme l’exprime avec un certain humour Sri Ramakrishna :

« En général le bhakta ne désire pas… la réalisation de l’impersonnel. Il se contente de réaliser la Personne divine seule, une Mère divine ou quelque autre de ses formes infinies de gloire… Le bhakta est désireux que son « moi » ne soit pas englouti tout entier… il voudrait conserver assez d’individualité pour jouir de la Vision divine comme d’une personne. Il voudrait goûter la saveur du sucre au lieu de devenir sucre lui-même. »

(17, 1183, p. 384).

Au-delà du Dieu personnel, rien ne différencie plus l’amour et la connaissance

Si la voie est suivie jusqu’à son terme, au-delà du Dieu personnel, elle aboutit au Dieu impersonnel et rien ne différencie plus l’amour et la connaissance ; alors que si elle s’arrête à l’être, fondement des particularismes, il peut subsister la tentation d’y trouver la justification de l’exclusion de l’autre, exclusion que le véritable amour doit d’ailleurs exclure.

La voie bouddhique enseigne l’union effective de la sagesse et de l’amour

C’est pour éviter les dangers d’une pratique unilatérale que de nombreux maîtres spirituels recommandent l’union effective de la sagesse et de l’amour. Tel était le cas en particulier de Srı Ramakrishna. C’est aussi un leitmotiv de l’enseignement  bouddhique. Dans le tantrisme bouddhique cela est symbolisé par l’union indissoluble dans le corps humain des polarités de la sagesse féminine passive à gauche et de la compassion masculine active à droite. Et cela est réalisé par la pratique effective de méthodes qui relèvent en même temps de la voie de la sagesse et de la voie de l’amour.

Conclusion

La religion peut devenir un fléau par ignorance des forces enfouies dans l’inconscient

Notre sujet comportait l’examen des zones douloureuses, profondément enfouies en chacun de nous, d’où jaillissent les forces qui peuvent déformer ou occulter nos élans spirituels, renforcer la haine aux dépens de l’amour et transformer la religion en système persécuteur. La tâche était pénible et susceptible de soulever des réactions d’intolérance, qui ont au moins l’utilité de poser concrètement le problème chez ceux qui en sont victimes !

Intolérance et fanatisme s’enracinent dans le noyau archaïque de l’expérience humaine…

Nous avons volontairement simplifié la question, en la replaçant à ce niveau fondamental où l’être individuel veut justifier et protéger cette même existence individualisée. A ce niveau, où s’exaspèrent les dualités, l’autre qui me nie doit être tué, mangé, ou au moins dominé. Tout ce qui vient de l’autre est potentiellement dangereux et, tout spécialement, les lois qui organisent son altérité.

Ainsi telle autre religion prétendrait l’amener à Dieu … tout comme « moi »…, perspective pour « moi » intolérable ! Pour qui est-ce intolérable ? Pour ce qui en nous est encore un enfant impuissant et angoissé, livré sans défense à des forces étrangères, malveillantes parfois, et sujet à des fantasmes de toute  puissance destinés à recouvrir la certitude intolérable de sa fragilité. Cette expérience humaine universelle, soigneusement cachée chez l’adulte, n’en est pas moins opérante, plus ou moins marquée par les développements ultérieurs du moi.

… que la pratique religieuse et spirituelle va fatalement stimuler peu à peu et découvrir

La pratique religieuse et spirituelle va fatalement petit à petit stimuler puis découvrir ce noyau, puisqu’il est question d’abandonner progressivement les certitudes réconfortantes de l’identification personnelle au corps, à ses possessions, au mental, etc.

C’est alors que l’enfant paniqué a besoin du réconfort apporté par la certitude qu’il est aimé de façon spéciale, parfaite, exclusive de toute concurrence et de tout abandon. C’est alors que les angoisses relatives à l’autre, frustrant, absent, méchant, etc. reprennent toute leur vigueur. Aussi doivent-elles être neutralisées par une doctrine qui atteste de la perfection des moyens de grâce du sujet et du report de tout l’inacceptable sur un autre abhorré.

« La cause de tout le malheur de l’homme est la fausse croyance que je suis mon corps »

Il est évident que cette expérience conflictuelle fondamentale entre le moi et autrui ne se justifie que dans le cadre d’une identification du moi au mode d’existence corporelle. La cause de tout le malheur de l’homme, disait Ramana Maharshi, c’est la fausse croyance : « je suis mon corps » (14, p. 91). De fait, les objets matériels solides s’excluent mutuellement et c’est à leur modèle que se constitue l’image monolithique du moi qui fait tant souffrir les hommes et travailler les psychanalystes. Déjà au niveau psychique, celui de l’interpénétration des images mentales, ce modèle s’avère partiellement inadéquat, à plus forte raison au niveau spirituel informel.

Passer de l’attachement relatif au détachement ultime implique l’unité transcendante

Tous les enseignements traditionnels amènent à se désidentifier du corps, du mental et de ses appartenances. Ils ne sont pas moi, ni à moi. Il en va de même des moyens relatifs de la pratique. Mais passer de l’attachement relatif au détachement ultime implique l’unité transcendante. De nos jours, prêcher publiquement l’unité transcendante des religions constitue le préalable nécessaire, plus que jamais, à la guérison de l’attachement et de l’orgueil dans le domaine spirituel.

 

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