La Grande Compassion

Sa Sainteté le Dalaï-Lama

Traduction orale du tibétain par Guélong Matthieu Ricard

Cet extrait de l’enseignement donné le 12 novembre 1993 à l’Institut Vajra-Yogini se présentait un peu comme une parenthèse sur le thème de la compassion, au cœur de la semaine consacrée à la connaissance transcendante. Nous rappelons au lecteur qu’il s’agit ici d’une transcription quasiment brute, dans l’attente de l’ouvrage en préparation aux éditions Albin Michel, que nous présenterons dès que possible.

Ainsi que l’a dit Nagarjuna, si l’on souhaite atteindre à l’omniscience, c’est-à-dire à la perfection de la bouddhéité, trois choses sont nécessaires et indispensables : le souhait d’atteindre à l’éveil – l’esprit d’éveil –, la grande compassion qui le motive, et la connaissance de la vacuité (1). S’ils sont réunis, on peut atteindre à l’omniscience de l’état de bouddha ; et s’ils manquent c’est impossible.

La vue de la vacuité (dont nous avons parlé ces jours derniers) montre qu’il est possible de mettre une fin à la souffrance, car cette souffrance n’a pas d’existence réelle. Il est possible de mettre fin à l’attachement à la notion de réalité des phénomènes qui est à la source de la souffrance. S’il est ainsi possible de mettre fin à notre souffrance, il est également possible de mettre fin à la souffrance de l’infinité des êtres. C’est en contemplant la cause de la souffrance des êtres, leur attachement à la réalité des choses, qu’une compassion irrésistible va naître afin de les libérer de la souffrance. Comprenant que l’on peut libérer les êtres de la souffrance, on va ressentir le souhait de les séparer de cette souffrance – c’est la compassion – et l’amour, qui est le souhait qu’ils connaissent le bonheur.

À tout point de vue, cette grande compassion est essentielle. En effet, d’un point de vue général, celui qui a une grande compassion peut manifester son altruisme envers ceux qui l’entourent, et ceux-ci percevront cette compassion comme quelque chose d’extrêmement positif. Celui qui a de la bonté, de la compassion, de l’amour pour ses semblables, aura également une grande force intérieure. Cette compassion et cet amour sont le point commun à toutes les religions ; c’est ce qui leur permet à toutes de se respecter les unes les autres. Certes, les religions ont des vues philosophiques, métaphysiques, différentes, mais toutes ont pour point commun cette compassion ; sa forme peut prendre des aspects différents, mais le souhait de soulager la souffrance d’autrui, d’apporter du bonheur à autrui, tel est le fondement, indéniablement commun.

En quoi est-ce que la compassion, la bonté et l’amour du prochain nous donneront-ils du courage, de la force intérieure ?

Si nous ne sommes concernés que par nos petits problèmes personnels, nous sommes facilement affectés par la moindre contrariété, la moindre difficulté, et nous avons un esprit très étroit. En revanche, si nous nous tournons vers les autres, mus par l’altruisme, par l’amour du prochain, et que peu à peu nous sentons que nous devons prendre la responsabilité d’apporter du bonheur à autrui et de soulager ses souffrances, alors notre esprit va s’agrandir, et devenir beaucoup plus vaste : ce que nous porterons sur les épaules, ce sera le bonheur et la souffrance de tous les êtres. Donc, en comparaison de cette responsabilité immense que nous prenons, nos petits problèmes s’effaceront, nous ne leur accorderons plus la même importance, notre esprit sera beaucoup plus stable, plus serein, plus fort et courageux. D’un autre côté, pourquoi sera-t-il plus stable ? En effet, cette passion pour accomplir le bien d’autrui et soulager cette souffrance est une émotion très puissante qui nous anime. Elle est fondée sur des causes extrêmement valables ; elle naît après avoir exercé notre intelligence et compris que le bonheur d’autrui est plus important que le nôtre. La force d’âme qui va naître de cette réflexion sera aussi beaucoup plus puissante. Ce genre d’émotion qu’est la bonté et l’amour du prochain est stable, et ne va pas troubler notre esprit.

Quant aux émotions qui troublent notre esprit, ce sont de petites émotions, qui surviennent à chaque instant à la suite de rencontres, de circonstances diverses, et qui, si on les examine bien, n’ont pas de raisons véritablement valables. Sans aucune raison, nous nous irritons, nous nous enflammons pour quelque chose, mais en fait nous n’avons pas vraiment de raison pour que notre esprit soit ainsi troublé. C’est ce genre d’émotions qui trouble notre esprit. Ainsi que nous l’avons dit, l’altruisme, l’amour du prochain, est une passion qui se fonde sur des raisons profondes, et qui, loin de troubler l’esprit, lui donne du courage.

Il ne faut pas confondre la compassion avec la pitié. Par exemple, si nous voyons quelqu’un dans un état très démuni et misérable, nous pouvons dire simplement : « oh, le pauvre », avec une certaine commisération, une certaine condescendance, mais ce n’est pas cela la compassion. La compassion c’est, voyant quelqu’un dans la souffrance, de se dire :

« Tout comme moi, à l’égal de moi, il souhaite le bonheur et il souhaite éviter la souffrance ; et donc si lui souffre, j’ai la responsabilité de mettre tout en œuvre afin qu’il soit soulagé de sa souffrance, et afin que lui aussi, qui a le même droit que moi au bonheur, puisse atteindre ce bonheur ».

On peut se demander si on garde l’esprit constamment tourné vers les immenses souffrances des êtres qui nous entourent, va-t-il pouvoir supporter cette souffrance, n’allons-nous pas être découragés ? Lorsque nous sommes par exemple dans un état heureux, détendu, et que soudainement nous en venons à penser à la souffrance d’autrui, et à éprouver de la compassion pour la souffrance d’autrui, est-ce que cela ne va pas troubler notre bonheur ? Je pense qu’il faut établir là une importante distinction entre penser aux souffrances d’autrui et penser à nos propres souffrances. En effet, il peut arriver, indépendamment de notre volonté, que nous soyons affligés nous-mêmes par de grands tourments, physiques ou mentaux ; si devant cette difficulté, cette souffrance, nous nous trouvons impuissants, si nous perdons peu à peu courage, devenons prostrés, entièrement déprimés devant la difficulté que nous subissons, c’est là ce que l’on appelle le découragement. Mais lorsque la pensée de la souffrance des autres vient à notre esprit, que va-t-il se passer ? Dans un premier temps peut-être, notre esprit sera mal à l’aise, mais ce n’est que passager. Si, effectivement mûs par l’amour de nos semblables, par l’altruisme, nous décidons de prendre sur nous, de prendre la responsabilité de soulager la souffrance d’autrui, de lui apporter le bonheur, je pense qu’au-delà de ce malaise passager, va peu à peu naître un grand courage, une grande force d’âme et une grande joie d’aider autrui. Il y a une très grande différence entre le léger malaise mental issu de la contemplation de la souffrance d’autrui en même temps que la compassion, et le découragement devant nos propres difficultés.

Comment va-t-on développer graduellement ce sentiment de compassion ?

Fondamentalement, ce sentiment consiste à se dire, en contemplant la souffrance d’autrui : ne serait-il pas bon que je puisse soulager toutes ses souffrances ? Et comment développer plus encore ce sentiment ? Tout d’abord nous pourrons constater sur la base de nos propres difficultés, de nos propres souffrances à quel point nous avons un désir profond d’être nous-mêmes libérés de la souffrance. Il est alors facile d’étendre cette constatation au sort d’autrui, et de se dire :

« Tout comme je souhaite moi-même être libéré de la souffrance, tous les êtres qui souffrent ont exactement la même aspiration ».

Sur la base de cette évidence, peu à peu nous pouvons développer un amour du prochain et une compassion de plus en plus forts.

Néanmoins, il est relativement facile de développer la compassion lorsque nous regardons toutes les souffrances qui existent autour de nous, les personnes qui, manifestement, souffrent. Mais il sera beaucoup plus difficile de comprendre les raisons pour lesquelles nous devons avoir les mêmes sentiments vis-à-vis de ceux à qui apparemment tout sourit, qui ont peut-être de la fortune, de la renommée, qui semblent avoir tout ce qu’ils désirent. Bien souvent, loin d’avoir de la compassion, nous aurons peut-être une certaine envie, le désir d’obtenir les mêmes jouissances que celles dont ils ont le profit, ou bien peut-être même aurons-nous de la jalousie. Mais si nous réfléchissons plus en profondeur, il est évident que ces satisfactions momentanées de certaines existences cachent de bien plus grandes souffrances. Tout peut changer, le bonheur momentané peut se transformer soudainement en souffrance, et même si ce n’est pas le cas, le cycle des existences est par nature imprégné de cette souffrance. Si nous réfléchissons bien à toutes ces raisons, nous en arriverons au point où notre compassion se dirigera vers tous les êtres qui sont prisonniers de ce cycle des existences, qu’ils soient le jouet de souffrances apparentes ou bien que momentanément ils semblent ne pas souffrir. Et ainsi, étape par étape, notre compassion va englober tous les êtres. Nous devons donc nous entraîner tout d’abord à une méditation analytique sur ce sujet, puis à une méditation de type plus contemplatif.

Comment cette compassion deviendra-t-elle une composante permanente de notre esprit ?

C’est en combinant constamment l’analyse et la contemplation sur les moyens d’intégrer cette compassion et cet amour du prochain à notre être, que peu à peu cela devient une composante constante du courant de notre conscience. Pour cela, si l’on considère, comme dans le bouddhisme, que l’être va évoluer au travers de toute une série d’existences, on va essayer de comprendre comment une qualité telle que la compassion peut devenir une composante accompagnant notre conscience. Si l’on regarde par exemple de tous jeunes enfants, ils sont tout juste venus au monde et leur apparence physique est toute nouvelle. Certains auront peut-être naturellement un bon caractère, un esprit facile, ouvert et joyeux, et on dira : cet enfant a de bonnes prédispositions, ce qui, dans le bouddhisme, vient de qualités acquises dans des existences passées. Il se peut qu’un enfant soit de caractère difficile, enclin à la colère ; on dira qu’il a peut-être de mauvaises prédispositions, bien qu’ils soient apparemment tous les deux de jeunes enfants. Cela montre que ces prédispositions accompagnent le courant de cette conscience qui va d’une existence à l’autre. De la même façon, ayant médité pendant longtemps sur l’amour et la compassion, ils deviennent véritablement parties de nous-mêmes, partie intégrante du courant de notre conscience, et cette qualité va se maintenir au fil des existences.

Il y a une grande différence entre ces qualités associées au flot de notre conscience, et des qualités physiques qui sont liées à notre corps grossier en cette vie. Il se peut que nous nous entraînions à un sport, que nous développions notre musculature au prix de très grands efforts. Suite à ces efforts, nous pourrons acquérir une certaine force physique, une habileté à courir, à sauter par exemple, mais bien que nous puissions arriver à une grande force dans ce domaine, si nous cessons de nous entraîner durant quelques années, nous perdons totalement cette aptitude physique, et si nous voulons la restaurer, il faudra reprendre à zéro tout l’entraînement et redévelopper ces forces. En revanche, dans le cas de qualités qui accompagnent le courant de la conscience, ce n’est pas tout à fait la même chose. Si nous sommes profondément imprégnés de ce sentiment de compassion et d’amour du prochain, par l’habitude née de l’analyse et de la méditation, alors même si par exemple, nous l’oublions quelques temps, en réfléchissant bien aux raisons qui font que notre compassion doit se tourner vers tous les êtres, immédiatement, ce sentiment reviendra avec toute sa force, comme nous l’avions auparavant. C’est également ce qui explique que, même au fil des existences, ces qualités vont se manifester à nouveau, spontanément, dans l’être. La différence tient au fait que l’acquisition de la force physique prend un support grossier, celui du corps éphémère et instable, tandis que l’acquisition de qualités plus constantes se fait sur un support subtil dont le courant ou la continuité est plus stable. Puisque de cette façon, il y a un moyen d’améliorer la qualité du courant de cette conscience d’existence en existence, et de préserver ces qualités au-delà de la naissance et de la mort, même si l’on doit consacrer (comme nous en avons parlé hier) trois ères incommensurables à atteindre les qualités de la bouddhéité, il y a un but en vue, nous n’avons aucune raison d’être découragés. Nous avons en quelque sorte un programme à suivre, et donc aucune raison d’être déprimés de la durée de la chose.

Nagarjuna expliquait cela en disant :

« Si nous n’avons pas de but précis et que notre esprit est dans la difficulté, troublé, confus, à ce moment là nous ne pouvons pas supporter de passer même quelques instants dans cet état de confusion et de difficulté. Si en revanche, notre but est très clair, bien établi, même si nous devons, pour l’atteindre, surmonter de grandes difficultés, même si cela dure longtemps, le fait d’avoir un but très clair nous permettra de passer au travers de ces difficultés sans nous décourager. »

Afin de développer cette compassion d’une façon finie mais aussi d’une façon infinie, il est nécessaire de l’associer à la réalisation, à la sagesse de la vacuité. Afin de réaliser la vacuité, il faut en acquérir une meilleure connaissance ; c’est le sujet du chapitre que nous étudions ces jours-ci, ce neuvième chapitre de la Marche vers l’Éveil.

(Nous renvoyons le lecteur au livre de la collection Spiritualités vivantes qui sortira en automne prochain aux éditions Albin Michel.)

Question :

Je ne comprends pas bien le lien ou la relation entre compassion et vacuité.

Réponse :

Comment comprendre pourquoi il y a une relation entre la vacuité et la compassion ?

Si la vacuité est la nature même de tous les phénomènes, cela veut dire qu’il peut y avoir une fin à la souffrance (…).

Si la souffrance était solide et ne pouvait pas être dissipée, alors la compassion n’aurait guère d’efficacité ni de sens, mais lorsque l’on sait que par la réalisation de la vacuité, la souffrance peut être dissipée, alors il est naturel qu’un immense sentiment de compassion aille vers les êtres qui souffrent de ne pas reconnaître cette vacuité.

Comment la compassion peut-elle aider à la compréhension de la vacuité ?

Si l’on médite avec une très grande intensité et profondeur sur la souffrance des êtres, et que cette compassion grandit plus encore, on va être naturellement amené à chercher les causes de la souffrance, et donc à voir que si l’on comprenait la vacuité, la souffrance serait éliminée. Cela renforcera le désir de méditer sur la vacuité. Cela nous permettra de rechercher la cause de la souffrance, si elle a ou non une existence réelle, et donc de conclure à sa vacuité. Le processus naturel consiste à observer le phénomène de la souffrance, la constater ; puis de voir quelle en est la cause, c’est-à-dire les émotions obscurcissantes qui naissent de l’attachement à la réalité des choses, ensuite de voir si cette cause peut ou non être dissipée, et enfin conclure qu’elle peut l’être par la vacuité. On en arrive donc à la va cuité.

Néanmoins, il n’est pas indispensable de réaliser la vacuité pour développer une grande compassion. Par exemple, au sein même de la philosophie bouddhiste, dans les écoles dont les vues sont les moins développées – celles qui croient à la réalité des choses – il y a des bodhisattvas qui ont une immense compassion, bien qu’ils n’aient pas réalisé la vacuité.

Au sein de la méditation, ce sont deux pôles légèrement différents : lorsque l’on est empreint d’une immense compassion, on ne pense pas nécessairement à la vacuité. Lorsque l’on se concentre avec l’esprit tout entier sur la vacuité, on n’est pas nécessairement concentré sur la compassion.

Par contre, si l’on médite sur un aspect de la vacuité, celui du caractère illusoire de tous les phénomènes, l’on contemplera les êtres qui, ne comprenant que ces phénomènes sont illusoires, souffrent ; et au sein de cette vacuité de l’illusion, on pourra, certes, avoir une très grande compassion qui sera associée avec cet aspect de la vacuité.

Il peut y avoir aussi différents aspects de la compassion : par exemple à la vue de la souffrance des êtres, sans réfléchir nécessairement à l’impermanence des choses, au fait qu’elles sont dénuées d’existence réelle, la simple vue de la souffrance va susciter la compassion en nous. C’est une compassion qui est aspirée, ou dirigée, vers les êtres. On peut examiner ensuite l’impermanence des phénomènes, le fait qu’ils sont dénués d’existence réelle, et sur la base de cette compréhension, en comprenant la nature des phénomènes, on engendrera de la compassion pour les êtres qui ne comprennent pas cela. C’est alors une compassion fondée sur la nature des phénomènes. Enfin, si l’on va au point ultime, si l’on comprend que tous les phénomènes ne sont que vacuité, qu’ils n’ont aucune existence réelle, au sein de cette réalisation, une grande compassion va naître en général pour tous les êtres sans distinction qui ne réalisent pas cela. C’est alors une compassion universelle qui n’a pas d’objet précis ou particulier.

On parle aussi de compassion illimitée, associée à une motivation parfaitement pure. Par exemple, parmi les adeptes ou les disciples du petit véhicule, on parle bien sûr d’une grande compassion. Néanmoins, elle n’est pas tout à fait la même que celle des bodhisattvas, qui naît de l’intention parfaitement pure de prendre sur soi la responsabilité du bonheur de tous les êtres, de les libérer de la souffrance. Celle-ci est encore plus puissante.

Il y a aussi la compassion comme désir de protéger les êtres, désir de les conduire hors de la souffrance.

 

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