De l’intellect à la sagesse

Le Vidyadhara Chögyam Trungpa Rinpoché

Causerie d’ouverture donnée au séminaire de Vajradhatu, Teton Village, Wyoming (États-Unis, 1973).

Il semble exister deux approches distinctes de la voie spirituelle : la méthode intellectuelle et la méthode intuitive. Dans la tradition intellectuelle, le développement spirituel est perçu comme un affinement de la précision intellectuelle, qui s’opère principalement par l’étude de la théologie. Par contre, dans la tradition intuitive ou mystique, le développement spirituel est vu comme un élargissement de la conscience ou de la dévotion au moyen de diverses pratiques, dont celle de la méditation. Aucune de ces approches n’est pourtant complète sans l’autre. Ces deux méthodes ne s’opposent pas. Au contraire, ce sont deux canaux qui se réunissent pour former le cheminement spirituel.

Examinons de plus près les traditions intellectuelle et intuitive. En Occident, la tradition intellectuelle prédomine depuis longtemps. Et dans certains pays où se pratique le bouddhisme, on a tellement mis l’accent sur la scolastique que les érudits bouddhistes ont perdu tout lien avec la tradition méditative. Il n’est pas rare que les bouddhistes qui insistent sur l’aspect intellectuel des enseignements aient le sentiment qu’il est dangereux de commencer à méditer sans d’abord maîtriser la théorie. Ils commencent donc leur cheminement spirituel en étudiant intensivement et deviennent ainsi de grands érudits.

Mais alors, une fois qu’ils ont tout découvert intellectuellement et qu’ils maîtrisent parfaitement les théories bouddhiques, ils ont l’impression de ne plus avoir besoin de méditer puisqu’ils ont déjà obtenu toutes les réponses à leurs questions. Les tenants de cette approche voient le Bouddha comme un superérudit et l’illumination comme le résultat qu’atteint un être informé au maximum.

Les tenants de la tradition intuitive, pour leur part, considèrent l’étude et l’analyse comme des obstacles au développement spirituel. Voyant le peu de pertinence d’acquérir des connaissances non reliées à une expérience personnelle, ils ont tendance à rejeter toute approche intellectuelle. Ils insistent au contraire sur la pratique de la méditation comme seule manière de développer l’intuition. Dans cette perspective, il n’est pas nécessaire de connaître quoi que ce soit pour atteindre l’éveil. Le Bouddha est considéré comme le méditant parfait : plus on est capable de s’asseoir et de méditer magnifiquement, plus on se rapproche de l’éveil.

En ne s’attardant qu’à un seul aspect de l’expérience, chacune de ces approches de la spiritualité reste incomplète. Bien qu’elles mettent très fortement l’accent sur la pratique de la méditation, les traditions contemplatives du bouddhisme – les traditions zen et tibétaine – voient l’étude comme quelque chose qui doit accompagner la pratique. Elles prétendent que l’élève ne peut se fier seulement à la pratique de la méditation, sans affiner son intelligence. Il faut d’abord une assise qu’on acquiert par la méditation. On peut ensuite commencer à travailler sur l’aspect intellectuel de la tradition. C’est de cette manière que l’étude peut venir confirmer l’expérience au lieu de n’être qu’un processus d’acquisition d’une banque de données peu pertinentes. L’élève, au lieu de devenir un méditant stupide ou un intellectuel distrait, peut apprendre à être un yogi intelligent, à être à la fois un érudit et un pratiquant.

La notion d’éveil transcende les limites des traditions contemplatives et d’érudition. En tant que description du caractère entier de l’être humain, elle exprime la saveur de l’approche bouddhique de la spiritualité. L’aube de l’éveil peut être décrite comme une forme d’absorption. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un état de transe dans lequel nous perdons contact avec le monde qui nous entoure. C’est un sentiment de totalité et d’ouverture qui ne semble avoir ni commencement ni fin. Cet état s’appelle le samadhi semblable au vajra. La notion de vajra correspond à l’indestructibilité psychologique. Comme cette qualité de santé mentale ne connaît ni fissures ni failles étant donné qu’elle est entièrement unie à ses propres facultés, il est impossible de la détruire. Ici, le mot samadhi renvoie à l’immobilité de l’intelligence, qui existe d’elle-même plutôt que de s’agiter sans cesse à tirer des conclusions sur à peu près tout. Le samadhi semblable au vajra est un triple processus comprenant : la prajna, forme d’intellect la plus élevée ; la karuna, forme de compassion la plus achevée, et la jnana, forme de sagesse la plus haute.

La prajna, ou l’intellect, est à la fois entièrement intuitive et intellectuellement précise. Le mode de fonctionnement de la prajna est tel que lorsqu’on porte correctement attention aux personnes et aux situations, on en obtient des réponses ou on les comprend automatiquement. Il n’est donc plus nécessaire d’analyser ni de cultiver son intelligence. Cette qualité d’intelligence semble être omnipénétrante, mais elle est également très pointue. Elle est aiguë, précise et non limitée comme un ciseau ou une punaise.

La karuna, ou compassion, est un autre attribut relié au processus du samadhi. En général, on traduit le mot karuna par « compassion ». Mais le terme français « compassion » est chargé de connotations qui n’ont rien à voir avec la karuna. Il est donc important de clarifier ce que signifie la compassion éclairée et en quoi elle se démarque de la notion usuelle de compassion.

Un être compatissant est d’ordinaire une personne douce et bienveillante qui ne se met jamais en colère. Quelqu’un qui consent toujours à pardonner nos manquements et à nous réconforter. Mais la compassion éveillée ne renvoie pas du tout à la notion simpliste de la bonne âme remplie de bonnes intentions.

Dans la tradition bouddhique, on fait souvent une analogie entre la véritable compassion et un poisson, et la prajna et l’eau. Cela veut dire que l’intellect et la compassion sont interdépendants et qu’ils ont à la fois leur propre vie et leurs propres fonctions. La compassion est un état de calme, qui implique aussi l’intelligence et une vitalité énorme. Sans intelligence ni adresse, la compassion peut facilement dégénérer en charité maladroite. Par exemple, si nous donnons des aliments à une personne affamée, celle-ci va assouvir provisoirement sa faim. Mais elle aura faim tous les jours. Et si nous continuons à la nourrir, cette personne saura à la longue qu’elle peut toujours nous demander à manger chaque fois qu’elle a faim. À ce moment-là, nous avons appris à transformer cette personne en une sorte de poltron qui refuse d’explorer la possibilité de trouver sa propre nourriture. Pareille approche est en réalité une démonstration de compassion non compatissante ou de compassion sans adresse. C’est ce qu’on appelle la « compassion idiote ».

La véritable compassion est espace, adresse et ingéniosité. Quelqu’un qui pratique ce type de compassion ne se lance pas aveuglément dans un projet, mais examine les situations avec détachement. Il vit les priorités, ce dont il doit s’occuper sans délai et ce qui peut attendre. On pourrait appeler ce genre de compassion de l' »amour intelligent » ou de l' »affection intelligente ». On sait comment exprimer son affection de manière à aider quelqu’un à s’épanouir et non pas à se détruire. Il s’agit plus d’une danse que d’une étreinte. Et la musique d’ambiance c’est la prajna ou l’intellect. La danse de la compassion et la musique de la prajna pavent donc la voie. Et cette danse se déroule dans un milieu appelé jnana ou sagesse, qui est la perspective d’ensemble, le panorama complet.

Examinons en détail comment ces trois qualités de l’éveil – la connaissance, la compassion et la sagesse – sont intimement liées.

Commençons par la prajna ou la connaissance : on doit savoir où l’on se situe ; on doit explorer son milieu, sa propre place dans le temps et l’espace. On commence donc par la connaissance, la sagesse vient après. Une fois que l’on sait où l’on est, il est alors possible de devenir sage parce qu’on n’a plus à se débattre pour s’orienter. Il n’est plus nécessaire de lutter pour trouver sa position. Dans un sens, la sagesse est donc une expression de non-violence ; il n’est plus utile de se débattre pour l’atteindre puisque l’on est déjà sage.

Le passage de la connaissance à la sagesse ne se résume pas à acquérir d’abord la connaissance pour soudainement devenir sage. Le mot « sagesse » par définition, signifie que chacun connaît déjà tout intuitivement : la sagesse ne dépend pas de l’accumulation d’informations. Mais on ne semble pas savoir comment opérer ce passage de l’intellect à la sagesse. Il semble y avoir un large fossé entre les deux, et l’on ne sait pas très bien comment s’y prendre, comment devenir à la fois érudit et yogi. On dirait qu’il faut un médiateur. Ce médiateur est la compassion ou chaleur : la connaissance est transformée en sagesse au moyen de la compassion.

Il se peut qu’on commence par accumuler une foule de données dans l’espoir de devenir de grands érudits ou des bibliothèques ambulantes. En réalité, le processus de la prajna se caractérise par une solide érudition permettant de recueillir une impressionnante somme de connaissances et de logiques. A ce niveau, on peut vivre son expérience logiquement, même mathématiquement. Mais comment faire en sorte que cette expérience fasse partie de soi-même et ne reste pas un simple assortiment de listes de données ?

Lorsque la prajna est entièrement épanouie, sur les plans psychologique et spirituel, il est alors possible d’éprouver un sentiment d’amitié, ou de chaleur, non seulement envers soi-même, mais aussi envers le monde. Cela ne veut pas dire de se gonfler l’ego – de se féliciter pour tous les doctorats que l’on a obtenus. L’amitié est plutôt une sorte de fascination à l’égard de notre collection d’idées et de connaissances ; le monde est captivant et l’on brûle d’envie de le connaître à fond. En Occident, par exemple, de grands scientifiques comme Einstein ont la réputation d’être devenus assez excentriques avec les années. Ils semblent avoir transcendé la logique ordinaire et être devenus extrêmement individualistes. À mesure que la connaissance, ou prajna, les a absorbés, ils se sont radoucis et sont devenus plus excentriques. Cette excentricité semble être la zone de compassion offrant l’espace nécessaire pour opérer un va-et-vient entre sagesse et érudition. Dans cet état d’esprit, il n’y a pas de fossé entre l’intellect et l’intuition. C’est simplement une énergie qui grandit, une énergie appelée « compassion ».

À mesure que la compassion mûrit, on commence à célébrer sa découverte. On se prend à aimer la connaissance acquise. On a vu comment fonctionnent les choses, et l’on commence à faire de cette compréhension une question personnelle. On aimerait la partager avec tous. Une célébration colossale a lieu. On n’éprouve pas le besoin de faire la preuve de ses idées à quiconque, on ne se sent pas agressé. Il y a une sorte de joie de participer à cette connaissance, et cette joie, qui déclenche la transition de la connaissance à la sagesse, c’est la compassion ou amour inconditionnel.

On dirait qu’il faut passablement de temps pour arriver à la sagesse, au stade où les renforts ou les encouragements extérieurs – tout point de repère en fait – ne sont plus nécessaires. Une telle sagesse rend formidablement inventif : au lieu d’éprouver le besoin d’étudier chaque détail d’un domaine particulier, on sent simplement l’ensemble du domaine intuitivement, avec une grande précision. On est alors fortement en accord avec les choses.

C’est pourquoi le Bouddha porte le nom de Grand Omniscient. Ce n’est pas parce qu’il était un grand érudit qui avait lu tous les livres et qui possédait par conséquent toutes les données, mais bien parce qu’il avait un sentiment d’ensemble exact de toute chose. Une fois au stade de la sagesse ou jnana, on a vu dans le jeu de tous les plans directeurs conceptuels de l’univers ou du monde ; dès lors, les faits et les chiffres ne jouent plus un rôle de premier plan.

En tant que personnes qui cheminons sur la voie spirituelle, nous avons de plus en plus d’aperçus de cet état d’éveil. Pour employer une analogie quelque peu négative, si l’on est victime d’une maladie mortelle, il est possible qu’au début on ne se sente malade qu’une fois par mois. Mais, avec le temps, la maladie s’aggrave et les crises sont plus fréquentes ; elles peuvent se produire quotidiennement. Puis les crises se répètent tous les jours, même plusieurs fois par jour. On se retrouve finalement face à la mort parce que les crises sont constantes ; la maladie est devenue accablante. La mort du moi, ou l’épanouissement de l’éveil, se produit de la même manière. Il n’est pas nécessaire de créer consciemment l’expérience de l’éveil – elle arrive tout bonnement. Elle advient à mesure que notre vie évolue.

 

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