Le reflet de la lune sur l’eau

Tsong Khapa (1357-1419)

« Hommage à la Grande compassion,
Aux multiples aspects. »

HOMMAGE À LA COMPASSION ENVERS LES ÊTRES

Chandrakirti dit :

« Hommage à cette compassion pour les errants
Aussi impuissants qu’un seau dans un puits ;
Ils commencent par adhérer à un ego, un « moi »,
Et produisent ensuite de l’attachement pour des choses, »ceci est mien ». »

Considérer l’assemblage provisoire (des agrégats) comme un « je » réel, induit l’idée que cet ensemble est « mien ». Ainsi, les êtres qui ont ce point de vue, avant de considérer ce qui est transitoire comme étant réellement « mien », considèrent le « je » comme une réalité. Le point de vue qui saisit une chose impermanente comme « moi », considère que le soi – qui n’a pas d’existence inhérente – existe. Par conséquent, il engendre l’attachement pour la réalité du « moi », en pensant des autres phénomènes tels que les formes (visuelles) ou les yeux : « ceci est mien ».

L’hommage de Chandrakirti à la compassion envers les êtres dit :

« Hommage à cette compassion envers les errants aussi impuissants qu’un seau dans un puits. »

En quoi les êtres sont-ils comme un seau dans un puits ?

Les êtres sont ici le support de l’exemple, et le seau dans le puits en est l’objet ; six points communs les relient.

• Le premier est que ces êtres mondains sont attachés très étroitement par la corde des karmas souillés et des souffrances.

• Le deuxième est que ce processus de l’existence cyclique dépend de la stimulation par l’esprit, de la même façon que l’opérateur qui agit sur la poulie du mécanisme.

• Le troisième est que ces êtres errent sans fin dans le grand cycle des existences, depuis le Sommet de celui-ci jusqu’aux Enfers les plus terribles.

• Le quatrième point est que ces êtres descendent naturellement et sans effort vers de mauvaises migrations, alors que pour d’heureuses migrations ils doivent être tirés très fort vers le haut.

• Le cinquième est qu’ils ont trois sortes de problèmes profonds, dont l’ordre ne peut être déterminé avec précision. Ce sont (les douze liens de la production en interdépendance) :

– l’ignorance, l’attachement et la fixation ;

– les karmas composés et le fait d’exister ;

– les productions de la conscience, nom et forme, six domaines, contact, sensation, naissance, vieillesse et mort.

• Le sixième point est que tous les jours, ces êtres sont soumis aux souffrances de la peine et du changement, et à la vaste souffrance d’être si conditionnés qu’ils sont constamment prêts à subir la douleur.

C’est pourquoi ces êtres ne dépassent pas l’état d’un seau dans un puits. Cette application de l’exemple au moyen de six points ne sert pas seulement à faire comprendre la façon dont les êtres errent dans l’existence cyclique.

– Question : Alors, quel en est le but ?

Réponse : Précédemment, Chandrakirti indiquait que celui qui souhaite entrer dans le mahayana doit tout d’abord produire une grande compassion, mais Chandrakirti n’enseignait pas comment produire la compassion dans la méditation. Ici, en montrant la façon dont les êtres errent, impuissants, dans l’existence cyclique, il indique comment produire la grande compassion au moyen de la méditation.

– Par quelle opération les êtres entrent-ils dans l’existence cyclique ?

Ils y entrent tout simplement par cet esprit pas calme du tout, indiscipliné.

– Où et comment errent-ils ?

Ils errent depuis le sommet de l’existence cyclique jusqu’aux plus tourmentés des enfers, sans la plus petite interruption dans leur circulation.

– Par quelles causes et conditions errent-ils ?

Par le pouvoir de karmas souillés, et de la souffrance. Ils errent dans des états malheureux par la force d’actions négatives et de souffrances, et dans des états heureux par le pouvoir d’actions positives ou immobiles. Le procédé pour entrer dans des états malheureux se déroule automatiquement et sans effort, alors que renaître dans des états heureux est difficile, car de grands efforts doivent être faits pour réaliser leurs causes.

Le texte Les points de la discipline dit que les cas de départ d’une existence, heureuse ou malheureuse, vers une existence mauvaise sont aussi nombreux que les grains de cette terre, et que les cas de départ d’une existence heureuse ou malheureuse vers une heureuse sont aussi peu nombreux que les particules que l’on peut tenir sur le bout de l’ongle.

Lorsque l’un des trois groupes de problèmes profonds est présent dans la ronde de la production dépendante, les deux autres groupes opèrent aussi dans d’autres cycles de production dépendante. C’est pourquoi, le processus est ininterrompu, et chaque jour – comme des rides sur l’eau – les êtres sont tourmentés plus d’une fois par les trois souffrances.

Si votre esprit n’a pas été affecté en considérant comment vous errez dans l’existence cyclique, lorsque vous pensez à ces trois types de souffrances pour les autres êtres, il est impossible que vous puissiez dès le début trouver leur souffrance insupportable. C’est pourquoi, comme le dit Chandrakirti dans son commentaire sur les Quatre cent d’Aryadeva, il vous faut tout d’abord penser à ces souffrances en vous-mêmes, puis méditer sur leur présence en les autres êtres.

– Question : La grande compassion peut-elle être induite simplement en méditant sur la manière dont les autres êtres sont torturés par la souffrance et ses causes dans le cycle des existences, ou une autre aide est-elle nécessaire ?

Réponse : Dans le monde, lorsque l’on voit un ennemi souffrir, non seulement ce n’est pas insupportable, mais on s’y complaît. Lorsqu’on voit souffrir une personne qui n’avait jamais aidé ni blessé quelqu’un, dans la plupart des cas l’on ne fera pas attention à elle. Cette réaction est due à l’absence de sentiment d’affection envers cette personne. Lorsqu’on voit un ami souffrir, c’est insupportable, et le degré d’intolérance est exactement aussi grand que le sentiment d’affection envers lui. C’est pourquoi, un point essentiel est que chacun doit produire un fort sentiment d’amour et affection pour les êtres.

Deux méthodes permettent d’engendrer un tel sentiment. De la première, Chandrakirti dit dans son commentaire des Quatre cent d’Aryadeva, que si les êtres peuvent être considérés comme des amis – tels que des parents – depuis des temps sans commencement, on peut alors supporter de plonger dans l’existence cyclique pour leur bien. Le grand être Chandragomin et le roi des érudits Kamalashila le présentèrent aussi ainsi. Le second est le système du glorieux Shantideva. On peut trouver l’un ou l’autre dans mes traités. Ceux qui s’entraînent à la grande compassion en chérissant fortement les êtres et en réfléchissant à la manière dont ils sont torturés dans le cycle des existences donnent un sens à l’expression non commune d’hommage de Chandrakirti. D’un autre côté ceux qui se disent adroits en cela sont comme des perroquets jaseurs. Plus loin, j’expliquerai comment s’élève la compassion envers les êtres.

HOMMAGE À LA COMPASSION ENVERS LES PHÉNOMÈNES ET ENVERS L’INCOMPRÉHENSIBLE

Pour éveiller la compassion envers les phénomènes et envers ce qui est incompréhensible en les objets observés, Chandrakirti dit dans son texte racine :

« Hommage à cette grande compassion pour les errants
Dans leur évanescence et leur absence d’existence inhérente,
Tels la lune sur l’eau ondoyante. »

L’hommage de Chandrakirti à la compassion envers les phénomènes dit :

« Hommage à la compassion qui considère les errants comme évanescents ou disparaissant par moments, comme une lune dans de l’eau agitée par la brise. »

Son hommage à la compassion envers l’incompréhensible dit :

« Hommage à la compassion qui voit les errants comme vides d’existence inhérente bien qu’ils semblent exister en eux-mêmes, comme le reflet de la lune sur l’eau. »

(…)

Une image de la lune se reflète sur une nappe d’eau très claire ridée par une douce brise. L’eau qui sert d’objet fondamental est en fait appréhendée avant le reflet, mais celle-ci est manifestement appréhendée comme une vraie lune qui disparaît chaque jour. Les excellents, c’est-à-dire les êtres experts en ces moyens, voient l’impermanence et la vacuité de la nature de la lune, comme cela apparaît. Par exemple, les bodhisattvas qui sont sous l’influence de la compassion voient aussi les êtres comme dans un océan – point de vue transitoire – que le grand fleuve bleu de l’ignorance emplit. Ils voient que cet océan en lequel les êtres résident est agité par les vents de la pensée inadéquate et que ces actions propres aux êtres, saines ou malsaines, sont comme la lune dans le ciel, et se reflètent devant eux. Les bodhisattvas voient les êtres avec la souffrance de la composition – disparition intermittente – qui les prend, et ils voient les êtres comme dénués d’existence inhérente. Les observant, les bodhisattvas produisent une grande compassion, et, comme il est expliqué ci-dessus, leur grande compassion s’élève de la réflexion sur l’amabilité des êtres et sur la manière dont ils errent dans le cycle des existences.

Même si le point de vue de l’existence transitoire est ignorance, Chandrakirti explique celle-ci séparément (dans l’exemple elle est le fleuve qui emplit l’océan), parce qu’il se réfère à l’ignorance qui induit le point de vue transitoire – la conception d’un soi des phénomènes.

À ce point de son commentaire, Chandrakirti dit que les trois types de compassion se distinguent par les objets auxquels ils s’adressent, et non pas par leurs aspects subjectifs. En effet, ils ont tous trois pour aspect subjectif le souhait de libérer les êtres de la souffrance ; et sont ainsi semblables en ce qu’ils sont dirigés vers les êtres.

En discutant le premier type de compassion, Chandrakirti dit, « Compassion envers les errants », et en discutant les deux autres types de compassion, il dit « les errants évanescents ». De cette manière, il montre que les êtres sont les objets considérés.

De plus, la compassion envers les phénomènes ne regarde pas seulement les êtres, mais ceux qui disparaissent temporairement. Les objets d’observation sont ainsi les êtres qualifiés par l’impermanence. Lorsque nous découvrons que les êtres disparaissent momentanément, l’existence d’une personne permanente, indivisible, et indépendante est éliminée dans notre esprit. De ce fait, on peut affirmer la non-existence d’êtres qui seraient des entités différentes de leurs agrégats physiques et mentaux. On comprend alors que ce terme « être » est assigné au seul regroupement de ces agrégats physiques et mentaux. Le terme « êtres » ne désigne que les phénomènes des agrégats etc. qui sont pris comme objets d’observation, et c’est pourquoi on parle de la compassion « envers les phénomènes ». Les êtres impermanents ne sont qu’une illustration. Observer ceux qui n’existent pas substantiellement du fait qu’ils ne sont pas autonomes est ainsi appelé « observer les phénomènes ». C’est pourquoi, donner le nom « observation des phénomènes » à « l’observation des êtres, terme qui ne désigne que des phénomènes », est une contraction.

La compassion envers l’insaisissable (ou l’incompréhensible) ne considère pas seulement les êtres. Elle considère particulièrement les êtres qui sont vides d’existence inhérente. « Insaisissable » signifie « sans existence réelle », et se réfère aux objets qui n’existent pas de la manière dont ils sont supposés exister par la conscience qui se fixe sur des signes (d’existence réelle). Nommer « envers l’insaisissable » ou « compassion non appréhendable » cette considération des êtres qualifiés de « sans existence réelle » est une contraction.

De nombreux commentateurs tibétains disent que le second type de compassion est tourné vers la disparition intermittente, et que la troisième considère l’absence d’existence inhérente. Ce sont des explications pour ceux qui n’ont pas bien compris les aspects subjectifs et objectifs de ces deux aspects de la compassion. En effet, il est nécessaire que les deux aient pour aspect le souhait de libérer tous les êtres de la souffrance, et si l’impermanence ou l’absence d’existence étaient affirmées comme les objets de ces aspects, alors une seule compassion aurait deux aspects discordant dans leur mode d’appréhension (l’une réalisant la disparition temporaire, l’autre l’absence d’existence inhérente).

Les êtres, qualifiés par l’impermanence et par l’absence d’existence inhérente sont placés comme les objets d’observation de ces deux sortes de compassion. Donc, avant qu’une personne puisse les posséder dans son continuum mental, elle doit affirmer que les êtres sont impermanents et n’ont pas d’existence inhérente. Alors, sur la base de ces affirmations, les aspects de ces deux qualités doivent apparaître à son esprit. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire que ces compassions elles-mêmes considèrent les êtres comme impermanents ou sans existence inhérente.

Dans le texte racine ainsi que dans le commentaire, Chandrakirti explique que les deux dernières compassions sont tournées vers les êtres qualifiés comme il est dit ci-dessus, et dit que les simples êtres – qui ne sont pas ainsi qualifiés – sont l’objet de la première compassion. C’est pourquoi, son appellation « compassion envers les êtres » pour la première forme de compassion, est une contraction convenable.

Il est erroné d’affirmer que la première compassion doit se tourner vers les êtres permanents, indivisibles et indépendants. Nombreux sont les exemples de compassion produite envers les êtres par des esprits qui n’ont pas trouvé le point de vue de l’absence d’ego. Il y a aussi de nombreux exemples de compassion envers les êtres non qualifiés par l’une ou l’autre les deux qualités expliquées ci-dessus, dans les consciences de ceux qui ont découvert le point de vue de l’absence d’ego dans la personne et le point de vue de la vacuité. Par exemple, même si quelqu’un a complètement réfuté l’objet référent d’une conscience appréhendant un pot comme permanent et a compris que le pot est impermanent, son observation est posée comme l’observation d’un pot marqué par l’impermanence. Aussi, même si quelqu’un peut ne pas avoir compris qu’un pot est impermanent, ce n’est pas pour cela que tout exemple d’observation du pot doit être posé comme une observation d’un pot marqué par la permanence.

Peu importe lequel des trois objets d’observation ces trois types de compassion regardent, chacune a l’aspect du souhait de protéger tous les êtres de toutes souffrances. C’est pourquoi, ils diffèrent grandement de la compassion engendrée par les auditeurs et les pratyekabuddha. Lorsque l’on produit de telles compassions, l’on engendre un esprit d’éveil altruiste, pensant, « pour le bien des êtres j’atteindrai définitivement l’état de bouddha ».

La compassion à laquelle est offerte la louange de Chandrakirti est principalement la première compassion, mais elle est aussi offerte aux autres types de compassion des bodhisattvas. Donc, il n’y a pas de contradiction dans ce que dit Chandrakirti à ce point de son commentaire.

Question : Est-ce que les trois types de compassion peuvent être une cause de l’engagement sur le chemin des bodhisattvas ?

Réponse : Ceux qui détiennent la tradition du mahayana, qui suivent les faits (et non seulement les mots) cherchent d’abord la connaissance de la véritable vacuité. Une fois qu’ils ont bien établi l’ultime, ils produisent un esprit d’éveil altruiste, qui est fondé sur la production de la grande compassion pour les êtres, et ils s’entraînent dans la discipline d’un Vainqueur – les actes de bodhisattva. Ceux qui détiennent la tradition du mahayana et qui suivent la voie de la confiance ne réalisent pas la vacuité en premier lieu. Ils engendrent un esprit d’éveil altruiste, après quoi ils s’entraînent aux activités de bodhisattvas comme de chercher la compréhension du sens de la réalité.

Le Madhyamakalamkara de Shantirakshita dit :

« En cherchant d’abord à connaître la réalité
Ils affirment bien l’ultime
Puis engendrent la compassion
Pour le monde troublé par des vues erronées.
Les héros qui accomplissent le bien des errants
Experts en le vaste esprit d’éveil
Pratiquent la discipline des vainqueurs
Ornée de sagesse et de compassion.
Les adeptes de la simple confiance
Développent l’esprit du parfait éveil,
Assument la discipline des vainqueurs,
Et s’efforcent de comprendre la réalité. »

Il y a ainsi deux types de pratiquants, et parmi eux il y a des cas où les trois types de compassion sont développés avant les activités de bodhisattvas.

Même si l’on a déjà découvert le point de vue de la vacuité, il n’est pas contradictoire que lorsque l’on s’entraîne aux activités de bodhisattvas, l’on affirme et s’entraîne au sens de la vacuité. Non seulement ce n’est pas contradictoire, mais c’est la juste manière de faire. (…)

 

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