Le rêve de la réalité

Lama Denys Rinpoché

Tout est illusion !?

Tout est relativement réel et relativement illusoire

Les bouddhistes disent parfois : « Tout est illusion »… affirmation qui prête souvent à confusion et la réplique classique suit : « Mais alors, si tout est illusion … à quoi bon la vie, à quoi bon travailler, à quoi bon … ? »

Ce genre de discours amène une attitude stoïque, passive, et même nihiliste. Il est possible de dire, si on en comprend bien le sens, que tout est illusion, mais on peut d’une façon tout aussi juste dire que tout est réel. En fait, tout est relativement réel et relativement illusoire. Quand on dit ici que ce que l’on expérimente est réel, c’est réel pour nous et ça a une certaine réalité dans laquelle nous existons, dans laquelle nous fonctionnons.

La réalité conventionnelle

Dans l’instant, nous communiquons par la parole, dont la réalité est toute conventionnelle : preuve en est que si je commence à vous parler tibétain… vous ne comprenez plus ce que je raconte. La langue a bien une réalité mais une réalité conventionnelle, et nos expériences habituelles, nos expériences sont aussi conceptuelles.

Nos expériences sont donc réelles, à un niveau conventionnel et dépendant d’un certain nombre de données. Si nous étions autre que la personne que nous sommes, nous n’aurions pas la même expérience de la situation présente. Supposons que nous ayons d’autres systèmes de référence, nos expériences seraient différentes. La relation est médiatrice, utilisant pour intermédiaires les noms, les formes, le langage, la pensée, avec tout ce qu’ils ont de conventionnel. Ce caractère conventionnel pose notre réalité comme relative. La vérité conventionnelle a un caractère illusoire au sens où elle n’est pas définitive, ultime.

La réalité réelle

La réalité absolue est une expérience directe, immédiate, au-delà des processus cognitifs fondés sur les concepts, les images, les représentations du mental. Il y a ainsi deux niveaux de la réalité : la réalité ayant un caractère illusoire ou relativement vrai, et la réalité ultime immédiate, a-relationnelle, directe, fondamentalement vraie.

Le rêve : l’illusion vécue

Le monde onirique

Le rêve est utilisé comme modèle pour comprendre la réalité et aussi comme support de certaines pratiques yogiques. Certains yogas font appel au rêve, apprenant à vivre dans cette expérience comment l’esprit fonctionne et s’illusionne. Si vous voulez, supposons que nous rêvions. Qu’est-ce qui se passe quand nous rêvons ? Nous faisons l’expérience d’un monde que nous appelons le monde onirique.

Une expérience de l’esprit

Il y a déjà un point intéressant ici : lorsque nous rêvons, toute l’expérience que nous faisons est dans notre esprit. Cet esprit, mon esprit, fait une opération curieuse en produisant un observateur ; certaines fois nous nous vivons même ayant un corps onirique, nous avons l’impression d’avoir une forme. Il y a autour de nous un monde, des scènes, des événements. Supposez maintenant un cauchemar. Vous êtes, par exemple, poursuivis par un lion. C’est un gros lion, avec de grandes dents, il vous court après… et vous courez aussi. Le lion court plus vite que vous et son haleine commence à vous souffler dans la nuque… une peur immense, il vous saute dessus. Ça y est, vous vous réveillez haletants avec des sueurs froides et des palpitations. Quel cauchemar ! D’accord ? Mais c’est pourtant curieux … en effet, d’où vient le cauchemar ? Le cauchemar vient de ce que lorsque vous rêvez, la première partie de l’esprit qui se vit comme un sujet a perdu trace du fait qu’elle est en train d’expérimenter une autre partie d’elle-même comme monde onirique, et en l’occurrence comme lion.

La réalité du rêveur

L’illusion, c’est perdre trace du fait que nos projections sont nos projections, et les prendre pour ce qu’elles ne sont pas en leur attribuant une réalité qu’elles n’ont pas. C’est ce que nous faisons à ce moment-là dans le rêve. En fait, le lion est une projection ou une production de notre esprit au même titre que le rêveur-sujet ; Esprit s’est scindé en deux et les deux parties sont des productions de l’esprit. Nous avons donc perdu trace du fait que notre lion était une production de notre esprit, et nous lui avons attribué une réalité, une drôle de réalité : nous finissons par le percevoir comme complètement réel. Au moment du cauchemar, notre lion est la réalité ; pour le rêveur c’est même la seule réalité … et c’est bien le problème !

La prise de conscience de l’illusion du rêve

L’illusion, vous le voyez, amène bien des problèmes ; l’angoisse éprouvée à ce moment-là n’a pas d’autre cause ni d’autre raison. Reprenons le rêve, si vous voulez, au moment où nous avons le lion derrière nous ; supposons qu’à ce moment-là notre rêveur ait cet instant de lucidité : « Mais bon sang, bien sûr, je rêve ! » et qu’il réalise qu’il est dans un monde onirique poursuivi par une projection de son esprit, qui a la forme de quelque chose qu’on appelle « lion » qui est en train de courir après son corps, tout aussi onirique, et que cette première projection de l’esprit se propose de dévorer cette autre projection de l’esprit. Ça met dans la situation pour le moins un certain humour ! Et sur le moment il n’y a plus de cauchemar car qui craindrait qu’une fabrication de son esprit dévore une autre fabrication de son esprit ?

Si nous le réalisions, nous en ririons et serions libérés du pouvoir conditionnant de nos projections. Nous verrions le lion simplement comme au cinéma. Qui plus est, si nous étions véritablement lucides d’être en train de rêver, d’être le projecteur du lion, nous aurions la possibilité de changer la projection … Tigre, s’il vous plaît! (rires)

L’esprit duel : sujet/objet

Le point important, en tout cas pour l’instant, est de se rendre compte que l’esprit s’est scindé en deux : un sujet d’un côté, un objet de l’autre, et il a perdu trace du fait que le sujet comme l’objet, le monde onirique, sont des projections de lui-même. C’est la situation d’illusion, et cette illusion nous trompe et nous abuse d’une façon qui nous conditionne douloureusement.

L’analogie du rêve et de la « réalité

Pourquoi utilise-t-on cet exemple du rêve ? Parce qu’il est assez simple à comprendre et profond. Dans l’état de veille, notre esprit fonctionne – nous fonctionnons – de la même façon. Entendons-nous bien car il y a aussi souvent des difficultés. Ce n’est pas exactement que dans l’état de veille nous rêvions, au sens du rêve nocturne ; mais l’esprit dans l’état de veille entretient avec ses projections – nous, sujet-observateur, entretenons avec nos projections -la même relation, le même type de relation que celle que nous venons de décrire dans le rêve. En ignorant que les choses que nous percevons comme autres sont nos projections, nous rentrons, de la même façon que lors du rêve, dans un processus d’illusion qui nous assujettit à nos propres projections que nous percevons comme réelles, et qui là aussi nous conditionnent de façon douloureuse.

Le Karma comme projecteur du rêve

Une position similaire à celle du rêveur

La pratique du dharma nous apprend à comprendre cette situation, et à nous en libérer, à reconnaître la nature de nos expériences, la nature de nos projections et à reconnaître leur caractère illusoire ou simplement à reconnaître leur réalité relative. Actuellement, nous sommes dans une position similaire à celle du rêveur ; nos lions, nos démons ne sont pas du tout illusion, d’où les problèmes.

Reconnaître la nature des projections

La pratique de la méditation est un travail avec nos projections dans lequel on apprend à reconnaître leur nature et puis, petit à petit, à voir au travers. Voir au travers de nos projections signifie être de moins en moins dupes et prisonniers de celles-ci. Lorsque nous les reconnaissons comme projections, nous en sommes déjà partiellement libérés, comme au moment où le rêveur aurait reconnu le lion comme lion. Et plus avant même, il est un état sans projections. Le mécanisme projectif s’arrête, comme si le projecteur, le film, l’action de projeter s’arrêtaient. L’électricité est coupée.

L’expérience immédiate, libre de toute illusion

L’énergie sustentatrice du processus de projection est ce que l’on appelle le karma. Karma est un mot sanscrit qui signifie « activité ». Lorsque l’activité qui conditionne l’esprit habituel, lorsque l’activité qui conditionne l’ego, l’esprit dualiste, est épuisée, son fonctionnement dans ce rapport à ses projections s’arrête. A ce moment-là, est une expérience sans projection, expérience que l’on dit « immédiate ». « Immédiat » signifie « direct » : l’expérience ne passe pas par les représentations, ni par les formes fabriquées par le mental. Cette expérience immédiate est celle d’un être éveillé, d’un bouddha. Elle est libre de toute illusion et elle est complètement dans le réel, car l’absence d’illusion est la perfection de la réalité. Un bouddha est, au sens ultime, la seule « personne » véritablement saine, complètement désillusionnée vivant pleinement dans le réel. Cette expérience absolument réaliste lui permet d’agir de façon parfaitement efficace pour aider et libérer tout être par une énergie d’amour et de compassion non dualiste.

Luminosité connaissante

Cet état sans projection est comme l’arrêt du rêve. Les images du rêve cessent, la notion d’un rêveur-sujet et d’un monde-objet s’arrête et il ne reste plus que la luminosité du rêve. Pour développer l’exemple, remarquez que lorsque nous rêvons, dans notre chambre, il fait nuit noire, ce qui n’empêche que nous pouvons très bien nous rêver à la plage en train de prendre un bain de soleil. Il y a une lumière, une certaine luminosité que vous expérimentez dans le rêve et qui ne vient pas de l’extérieur puisqu’il fait nuit noire. Il y a dans l’esprit une aptitude à connaître, une certaine luminosité sustentatrice de l’ensemble des expériences oniriques. Supposez que le processus projectif de l’esprit s’arrête et qu’il n’y ait plus que cette clarté, cette luminosité connaissante, sans image et sans expérience de sujet et d’objet. C’est ce qu’on appelle traditionnellement la claire lumière du sommeil. Un bouddha en état de veille fait une expérience analogue, à la différence près qu’en expérimentant le niveau fondamental de l’énergie au-delà des projections, il est dans une situation avec laquelle nous pouvons communiquer. Un bouddha a un corps, il parle, il communique, il expérimente … les mêmes choses que nous, sans le filtre déformant, sans les parasites qui nous trompent et nous illusionnent.

Je préférerais m’arrêter ici et éventuellement à partir de vos questions et de vos intérêts préciser ce qui a été dit.

Questions et réponses

Dans la mesure où il y a une relation entre le karma et le rêve, pourrait-on imaginer que le rêve ait une fonction autothérapeutique sur la voie spirituelle ?

Pas plus que l’expérience du karma n’est autothérapeutique dans l’état de veille. Le rêve est, si vous voulez, une sorte de tableau de bord dans lequel nous voyons le reflet d’un état intérieur et d’un état subconscient. Dans la pratique du dharma contrairement à ce que l’on fait en psychologie occidentale, l’on ne s’intéresse pas particulièrement au contenu du rêve comme moyen d’essayer de cerner un certain nombre de problèmes et éventuellement dans la reconnaissance de ceux-ci de s’en libérer. On s’intéresse à la nature du rêve. Tout comme on a parlé tout à l’heure d’un lion, on aurait pu parler d’un tigre, d’une araignée, d’un dragon : on n’analyse pas pourquoi un lion, pourquoi une araignée en essayant de voir à quoi le lion ou l’araignée peuvent renvoyer dans l’imagerie, l’imaginaire du patient ou tout simplement de la personne interrogée. On s’intéresse à la façon dont l’esprit fonctionne dans le rêve ; l’essentiel des méthodes de méditation qui utilisent le rêve, travaillent dans cette direction.

Le rêve peut être thérapeutique si on l’utilise, si on a à celui-ci une relation juste qui permet de reconnaître sa réalité illusoire comme expliqué tout à l’heure. De la même façon, on peut se libérer de son karma à l’état de veille ; si on reconnaît la nature de ses projections et agit de façon juste, sans renforcer, sans remettre une énergie agressive dans les situations, et par là même induire un nouveau karma et perpétrer des problèmes. Il est possible d’utiliser aussi bien le rêve que l’état de veille comme base de cette thérapie essentielle qui nous libère du karma.

Est-ce que vous pourriez nous dire deux mots de la technique de yoga du rêve ?

Le yoga du rêve a pour fonction de nous faire vivre en direct l’haleine du lion dans le cou et la libération au moment de la reconnaissance ; si ce genre de situation et d’autres sont véritablement vécues, elles ont un impact bien évidemment différent de simplement s’entendre conter l’histoire. Cet impact est profondément libérateur et permet par transposition analogique de nous rendre compte de comment nous fonctionnons maintenant, et aussi d’accéder à une libération par rapport à nos projections dans l’état de veille.

Comment ça se passe pratiquement ?

Le point de départ de ce yoga est de faire des rêves lucides : on appelle rêve lucide tout simplement le fait, lors du rêve, d’être conscient d’être en train de rêver. Ça arrive à beaucoup de gens, spontanément mais exceptionnellement : un jour tout d’un coup, ils se sont rendus compte qu’ils étaient en train de rêver … On apprend à faire des rêves lucides. Le moyen essentiel de l’apprentissage est ce qu’on appelle en tibétain dunpa (‘dun pa), que l’on peut traduire par « aspiration », ou bien par « désir, aspiration » : il faut vraiment avoir envie de faire un rêve lucide. Il y a une forte induction dans la détermination à faire un rêve lucide. Lorsqu’elle a suffisamment de prégnance, elle émerge au moment du rêve et on fait un rêve lucide. Le tout est une question de persévérance et d’insistance dans l’induction de cette aspiration. Généralement ce sont des pratiques faites en retraite et parfois pendant toute la journée.

Avec des développements un peu plus élaborés, il y a la préparation au rêve lucide par des exercices qui amènent cette induction, puis lorsque l’on rêve, on fait le rêve lucide. Une fois que le rêve lucide a acquis un caractère répétitif, lorsqu’il peut être obtenu à volonté, il y a alors différents exercices de manipulation du rêve. Vous vous entraînez à faire un rêve spécifique : vous allez au sommet d’une falaise, puis vous sautez, ou alors vous vous entraînez à voler, ou alors vous vous entraînez à voir un lion puis un tigre, un éléphant ; vous pouvez changer les choses, par exemple dix lions. Beaucoup d’exercices comme cela peuvent être faits.

Il ne s’agit pas de faire joujou avec ses rêves pour se divertir, mais cette manipulation du contenu onirique nous amène petit à petit à voir de plus en plus précisément comment l’esprit fonctionne dans ses propres projections, son pouvoir de conditionner ses propres projections et d’être conditionné par elles. Cette expérience a ce pouvoir libérateur qui est transposé ensuite dans l’expérience de la vie quotidienne.

Ce texte a été préparé à Karma Ling à partir des cassettes enregistrées à Genève, lors d’une conférence organisée par le Dharma Ling, le 8 novembre 1990. A des fins d’édition, la transcription a éliminé un certain nombre de questions-réponses et de répétitions spécifiques à la langue parlée.

 

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