La soumission du sorcier

Extrait de la vie de Tilopa par Khéntin Tai Sitoupa

Voici l’histoire de l’un des nombreux sorciers (tib. : mthu bo mkhan), des personnes ayant le pouvoir de nuire ou de tuer par magie, que Tilopa convertit. Les sorciers utilisent trois sortes de pouvoirs : matériel, verbal, et mental. Ils peuvent les utiliser pour troubler l’esprit des gens, les paralyser, fatiguer leur santé, affecter leur monde matériel, et en général diminuer leur « yang ». Il ne s’agit pas du « yang » de « yin-yang ». C’est un terme tibétain (gyang) désignant toutes les forces positives à l’œuvre dans une existence ordinaire – appelées communément bonne fortune, prestige, charisme, ce qui fait que les choses fonctionnent bien, etc.

Les pouvoirs matériels qu’ils utilisent peuvent être classifiés depuis les poisons, les potions, etc. jusqu’à la manipulation de l’équilibre des quatre éléments ; la terre, l’eau, le feu et l’air (la matière, le mouvement et la cohésion, la chaleur vitale et la cinétique).

Le pouvoir des mots est triple : les mots ordinaires, les mots spéciaux et les mots clés.

– La force des mots clés utilise l’apparence de noms propres, par exemple Brian, Tashi, etc. Ce sont de puissants aiguillons pour centrer l’attention car, dès que l’on prononce un nom, toute l’attention se porte sur une image de la personne qui est associée à ce nom depuis la naissance.

– Les mots spéciaux sont encore plus puissants que ces termes primaires de nomination, ce sont les intitulés spécifiques des catégories de l’existence – humaine, animale, etc. et de toutes leurs sous catégories.

– Certaines personnes détiennent le pouvoir des mots et lorsqu’elles parlent, tout le monde aime les écouter. Ceux dont le pouvoir de parole est faible peuvent dire des choses très sensées mais personne ne veut les écouter, ou alors les autres se sentent mal à l’aise tandis qu’ils parlent.

Le pouvoir de l’esprit (les pensées bonnes ou mauvaises) est l’habileté dans la relation aux circonstances. La plupart des gens considèrent l’argent, les serviteurs etc. comme très agréables. Mais il y a des gens extraordinairement riches qui ne sont pas heureux, et de très pauvres qui sont très heureux. Leurs réactions indiquent le pouvoir de l’esprit, faible et fort.

L’essence de ces trois pouvoirs est, au niveau ultime bien sûr, la nature de bouddha, la clarté transcendante, non dualiste, inhérente à l’esprit. Dans le monde relatif cependant ils existent en tant que forces, soit positives soit négatives ; la lumière et l’ombre. Les sorciers utilisent le pouvoir de la force obscure, se servant des trois types de pouvoirs pour nuire à qui ils veulent :

1. Prendre quelque chose d’intimement connecté à cette personne – cheveu, vêtements, dent, bijoux, mouchoirs, etc. – et le travailler avec les éléments extérieurs – le brûler dans le feu, le jeter dans le vent, le jeter dans l’eau etc. Il y a toutes sortes de magies résonnantes qui utilisent cette sorte de moyens et d’effigies.

2. Utiliser le nom de la personne, le « travailler » avec les noms essentiels d’esprits, etc. ou encore par la récitation de formules et d’incantations, à haute voix ou mentalement. Ceci, incidemment, est l’une des raisons pour laquelle la renommée n’est pas souvent une chose saine. De nombreuses personnes connaissent et utilisent un nom. Un million de personnes qui louent les qualités de quelqu’un, même durant dix secondes, useront rapidement quelque karma de renommée que l’on ait. De nos jours, une personne ordinaire peut devenir président. C’est extraordinaire que l’on puisse aller du plus bas jusqu’au plus haut. Mais cela ne dure généralement pas longtemps.

3. Diriger une puissance négative très forte contre une personne, en utilisant un mélange de mauvaises intentions et de concentration. Ce peut être très solide, très aigu, ce peut être une manière particulière de regarder les gens, etc.

Un mauvais sorcier, qui avait nui à un grand nombre de personnes et qui avait beaucoup de monde sous son contrôle, avait entendu Tilopa et affirmait que le pouvoir miraculeux de Tilopa était semblable à sa propre magie. Puisque de tels sorciers avait l’habitude de se défier l’un l’autre, il envoya un message invitant Tilopa pour un concours de dextérités, espérant le soumettre et peut-être le tuer.

Lors de la rencontre, le sorcier essaya de toutes les manières de réduire ce qui était positif en Tilopa, et d’accroître le négatif – de le rendre fou, de paralyser son corps et de le rendre malade. Utilisant le côté sombre des quatre activités, il essaya d’apaiser la force de Tilopa, produisit des hallucinations et des sensations courroucées, accrût sa douleur et accumula ce dont il ne voulait pas. Tout ceci fut vain. Pas un cheveu de Tilopa ne fut touché.

Tilopa le regarda simplement. Non seulement le sorcier mais toute sa famille et sa maisonnée devinrent instantanément de bois – comme des arbres. Tilopa approcha et lui demanda s’il pro mettait maintenant de ne plus jamais pratiquer la sorcellerie. Avec le peu de souffle que le magicien put rassembler, il refusa, en disant :

– Votre pouvoir est très cruel, si cruel, pire que celui d’un millier de bouchers. Comment pouvez-vous torturer mon épouse et ma maisonnée ainsi !

Tilopa chanta alors ce doha :

« Vous possédez ceci, votre maisonnée, Chacun d’entre eux a aussi sa maisonnée.
Que vous compreniez que c’est mauvais est merveilleux.
Si vous agissez selon cette compréhension, c’est le mieux de tout.
Connaissez toute manifestation pour être comme le rêve,
Tout son pour être essentiellement comme l’écho,
Et laissez l’esprit nu dans son essence.
Unissez l’esprit et la manifestation,
Alors, grand maître sorcier,
Votre activité sera au-delà de toute compétition. »

Commentaire ;

« Maintenant que vous appréciez pleinement combien vous sont chères votre épouse et votre maisonnée ici, vous pouvez considérer que tous les gens que vous avez blessés et torturés ont chacun leur propre maisonnée, aussi chère à chacun d’eux. C’est vraiment merveilleux que vous compreniez maintenant que c’est plus cruel que le travail d’un millier de bouchers – une très mauvaise chose – et compreniez finalement que ce que vous avez fait aux autres leur cause tant de peine !

Si vous pouvez agir envers tout un chacun selon ce premier aperçu de compassion, ce sera le mieux. C’est pourquoi, au lieu de changer les bonnes circonstances matérielles en de mauvaises, changez votre compréhension de la manifestation et réalisez qu’elle est semblable au rêve. Au lieu d’utiliser des formules et des incantations pour détruire, changez tous les sons en échos. Au lieu de tourner malignement votre esprit pour prendre le bonheur des autres, écartez les voiles de la haine et de l’attachement qui habillent votre esprit, et voyez son essence dépouillée.

C’est parce que les choses ne sont pas réelles en elles-mêmes et indépendantes, mais vides et dépendantes de l’esprit, que la magie peut œuvrer, changer les situations et rendre les gens fous. Sans cela, les choses resteraient comme elles sont, très solides ; elles ne seraient pas influençables par la simple force mentale. Le facteur clé pour mettre l’univers des apparences sous contrôle est, en fait, de réaliser que l’esprit et le monde manifeste ne sont pas deux, et que l’esprit, tout comme la réalité apparente, doit être soumis pour que s’accomplissent tous les résultats attendus. »

Tilopa expliqua que si le sorcier pouvait arriver à cela, il deviendrait le plus grand des sorciers, aussi puissant que Vishnou ; d’une activité incomparable et sans rivale. Tilopa imprimait cela en le sorcier parce que la crainte avait été la seule raison pour laquelle celui-ci avait nui à tant de personnes (et défié tant d’autres sorciers). Il ne s’était pas particulièrement plu à faire du tort aux gens, mais, étant très effrayé par la souffrance, il avait essayé d’éliminer toute chose et toute personne susceptibles de le blesser. Paradoxalement, en agissant de la sorte, il avait en fait engendré des causes considérables de souffrance pour lui-même. Eut-il tué Naropa, par exemple, par sa magie, qu’il aurait plus tard reçu en retour tout le mauvais karma du meurtre d’un très saint homme. Et si en outre il avait eu plaisir à le tuer, les résultats en auraient peut-être été mille fois multipliés.

Le désir et l’action du sorcier étaient totalement opposés – mais si seulement d’une quelconque manière il pouvait réaliser l’essence sainte de son propre esprit, alors son mental conditionnant, négatif en surface, peut instantanément disparaître, comme une balle d’argile se dissout dans l’océan. Alors il pourra devenir un grand homme dont les intentions et les actions ne seront pas différentes.

Fin du commentaire

Cet enseignement détruisit les pensées et idées négatives du sorcier et lui donna envie de devenir le disciple de Tilopa, pour étudier et correctement utiliser les pouvoirs. Tilopa le libéra de sa paralysie et lui donna les instructions spéciales de l’activité inconcevable. (…) La force lumineuse ou sombre des miracles est sans limite parce que rien n’est solide, ni réel indépendamment ; tout est illusion, comme rêve. Lorsque l’on saisit complètement le fait que « connaître une chose est tout connaître », alors ce que nous pouvons faire devient incalculable, au-delà du temps, de l’espace et de toutes limites -tout à fait sans effort et inconcevable.

Cet étudiant pratiqua dans un lieu nommé Kime Silica en Inde, et fut connu sous le nom de mahâsiddha « Soleil-Lune ».

Extrait de Tilopa, Some glimpses of his life, by thé Xllth. Khèntin Tai Situpa.© Kagyu Samye Ling, préparé en anglais par Ken Holmes, traduit pour Dharma par Kunsang Pamo, et reproduit avec l’aimable autorisation de Kagyu Samye Ling (Eskdalemuir, Nr. Langholm, Dumfriesshire, DG13 OQL, Scotland).

Exergues

Si tu t’assieds, assieds-toi au centre de l’espace,
Si tu dors, dors sur ta pointe d’une épée,
Si tu regardes, regardes te centre du soleil,
Moi qui ai réalisé l’ultime, je suis libre de tout effort.
Tilopa

 

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