Samsara intérieur et extérieur

Kyabdjé Kalou Rinpoché

Les enseignements du Bouddha sont très extensifs. Il y a tout un corpus de sutras, un ensemble des tantras, une collection immense et profonde d’instructions. Mais toutes ces instructions et ces enseignements ont un seul but qui est de donner la capacité aux autres de se libérer de la souffrance et des peurs de l’existence cyclique, et d’atteindre la paix et le nirvana.

Lorsque nous parlons du samsara, nous distinguons le samsara intérieur et le samsara extérieur. Par samsara extérieur, nous signifions les six royaumes de l’existence – les trois domaines inférieurs, ceux des êtres infernaux, des esprits avides et des animaux ; et les trois domaines supérieurs, le royaume des hommes, des demi-dieux et celui des dieux. Par nos actions, par l’oeuvre du karma, nous tournons d’un monde à l’autre. C’est-à-dire, par des actions positives nous jouissons des mondes supérieurs, et, résultat des actions négatives, des mondes inférieurs. Ce manège constant d’un royaume à l’autre – voilà ce que l’on appelle le samsara, la demeure du samsara. Le samsara intérieur est le processus que nous expérimentons lors de la mort. Lorsque nous mourons, quelle que soit l’existence nous quittions, nous entrons en un état de totale inconscience, où il n’y a aucune activité mentale quelle qu’elle soit, c’est l’ignorance fondamentale. Cette ignorance fondamentale dure un certain temps, puis l’esprit commence à évoluer. Le premier développement est les formations mentales desquelles s’élèvent les phénomènes de la conscience et tout le cycle des douze facteurs, les douze liens : les six champs sensoriels, le contact, etc. passant par la saisie, jusqu’à la naissance, la vieillesse et la mort. C’est à ce cycle des existences, aux douzes facteurs, que le terme « samsara intérieur » renvoie.

L’esprit, les émotions et le karma

Pour décrire l’existence cyclique comme samsara, nous utilisons le terme « être vivant ». Lorsqu’il n’y a pas samsara, il y a bouddhéité, l’état de Bouddha. C’est la différence entre le samsara et le nirvana. A ce point, nous sommes des êtres vivants et nous devrions savoir ce que cela signifie, ce que le terme veut dire. « Etre vivant », en tibétain, se dit sèmchèn. Le mot sèm se réfère à « esprit » ; chèn est « avoir ». Ainsi « être vivant » signifie « avoir un esprit ». Lorsque nous parlons de l’esprit, nous faisons référence à toutes les activités mentales qui se déroulent – cette activité mentale est ce que nous sommes. Bien que chaque être vivant pense de lui : « Je suis et je pense et j’ai un esprit », et qu’ils soient très conscients de cette activité mentale, aucun ne comprend réellement ce qu’est son esprit, où il est, ou comment il est. Il y a un manque total de compréhension de ces points. Et c’est l’ignorance fondamentale qui est la base du samsara.

En réalité, comment est l’esprit ? La nature de l’esprit, la véritable présence de l’esprit, est vide. Il semble qu’il n’y ait rien ici, pourtant ce n’est pas une simple absence puisque l’une des manifestations de l’esprit est la clarté – la luminosité, la capacité à connaître quelque chose, de même que la lumière nous permet de voir les choses. Il y a cette luminosité fondamentale de l’esprit. Il y a aussi la façon dont l’esprit se manifeste, qui est immédiateté ou absence d’entraves, dans laquelle les pensées telles que « blanc » ou « ceci est une couleur, rouge », etc. s’élèvent dans l’esprit sans obstacle, de façon immédiate.

Telles sont les trois caractéristiques primaires de l’esprit : vacuité, luminosité et immédiateté. Telle est la nature de l’esprit que nous avons tous. L’effet de son recouvrement par l’ignorance est notre méconnaissance de la vacuité de l’esprit : nous nous méprenons alors sur la vacuité naturelle de l’esprit et nous prenons ce qui est là pour un ego existant. Affirmant ainsi un ego, tout ce qui vient à l’esprit : les manifestations sonores, visuelles, etc. de son aspect de clarté fondamentale semblent extérieures à nous, si bien que nous les considérons comme étant quelque chose d’autre. Ainsi cette dualité fondamentale d’un moi et de l’autre est un deuxième niveau d’obscurcissement. En premier se trouve le niveau de l’ignorance, puis celui des tendances instinctives, qui est la fixation fondamentale de la dualité. Cette fixation sur la dualité a été présente depuis le début du samsara. Elle en est la base et se perpétuera jusqu’à ce que l’éveil ou la bouddhéité soient réalisés.

Il s’ensuit d’autres conséquences. Du fait de la dualité fondamentale, lorsque nous voyons quelque chose que nous aimons, nous expérimentons quelque bonheur, et de ce bonheur se développe l’attachement. Lorsque nous voyons quelque chose que nous n’aimons pas, nous nous sentons malheureux et développons un sentiment d’aversion. Ne comprenant pas que ce qui se passe en réalité est par nature vide, il y a une sorte de stupidité sous-jacente ou d’indifférence pour l’ensemble de la chose. Ce sont les trois émotions primaires ou klesa – attachement ou passion, aversion et stupidité. Celles-ci s’élèvent de la saisie dualiste. De l’émotion de stupidité se développent l’orgueil et l’arrogance, de celle d’attachement provient le désir, et de l’aversion ou agression se développe la jalousie. Tout cela forme un groupe de six émotions qui continuent à interagir et à proliférer jusqu’à donner, comme il est traditionnellement dit, quelques quatre vingt quatre mille différentes combinaisons d’émotions. Cet ensemble d’émotions se décrit comme le voile des klesa ou émotions

Ces émotions deviennent motivations, sur la base desquelles nous agissons. Agissant de diverses manières non vertueuses – tuant, mentant, volant, nous agissons de différentes manières – ce procédé produit du karma. C’est ce que signifie « karma » : action. Toutes les actions elles-mêmes constituent un autre niveau d’obscurcissement nommé « voile du karma ». Nous pouvons dire alors qu’un être est « celui qui a ces quatre voiles ».

Le voile de l’ignorance, pour prendre un exemple, est comme les nuages qui couvrent le ciel. C’est le voile fondamental qui recouvre toute chose. Les voiles de la fixation dualiste, des émotions et du karma sont comme la pluie, la neige et la foudre qui viennent de ces nuages. Cependant, lorsque nous nous éveillons de cette ignorance fondamentale, il y a éveil et tous les résultats de l’ignorance disparaissent immédiatement, tout comme le temps s’éclaircit dès que les nuages sont partis du ciel. Lorsque nous nous éveillons de cela, nous comprenons l’esprit tel qu’il est vraiment. En comprenant l’esprit tel qu’il est vraiment, nous comprenons ces pleines aptitudes et capacités. Ainsi y a-t-il un accomplissement et un enrichissement intenses de nos vies, qui s’épanouissent avec toutes les capacités de l’esprit pleinement développé. C’est ce que le mot « bouddha » signifie. Il signifie « éveillé et épanoui ou développé ».

Les enseignements des trois yana

Lorsque le Bouddha enseigna, tout d’abord, il enseigna le hinayana. Selon ces enseignements, le Bouddha exposa l’existence véritable des six royaumes et de l’ensemble des phénomènes du samsara (les enfers, les esprits avides, les animaux, les hommes et les royaumes célestes, etc.) et décrivit en détail comment ils interagissaient. Cet enseignement du Bouddha au niveau du hinayana était précis et vrai. En enseignant le mahayana et le vajrayana, le Bouddha dit qu’aucune de ces choses n’existait, n’étant qu’apparence s de l’esprit. Et ceci est aussi vrai.

Comment pouvons-nous comprendre cette description des choses qui simultanément existent vraiment et n’existent pas ? Une approche possible de cette compréhension est la considération d’un exemple – l’exemple du rêve. Si nous nous remémorons un rêve clair, par exemple, nous voyons des choses, nous avons un corps, nous voyons des gens, entendons des sons, pouvons parler et communiquer. Ceci est vraiment en train de se dérouler, une communication prend place. Tous ces événements arrivent réellement dans le rêve et nous pouvons affirmer qu’il y a là réalité. Mais, simultanément, nous ne pouvons dire que le rêve est vraiment ou ultimement réel, parce que lorsque nous nous éveillons d’un rêve, nous ne pouvons le trouver où que ce soit, nous ne pouvons le trouver en notre corps. Si nous le cherchons dans notre chambre, nous ne le trouvons pas. Nous pouvons chercher partout dans toute l’étendue de l’Amérique, le rêve est introuvable. En ce sens, nous ne pouvons pas affirmer sa réalité absolue. C’est simplement une apparence qui s’élève à l’esprit.

Le Bouddha enseigna extensivement cette nature des phénomènes dans les sutras du mahayana, mais nous pouvons probablement avoir une compréhension plus aisée de cela dans les paroles du Troisième Karmapa, Rangjung Dorjé, qui dit que : « Tous les phénomènes ne sont pas vrai, ils ne sont pas faux, ils apparaissent comme le reflet de la lune sur l’eau ». Nous pouvons tenter cette expérience personnellement : prenons un pot large, empli d’eau, plaçons-le dehors la nuit de pleine lune, et nous verrons sûrement la lune dedans. Si quelqu’un dit « Bien, il n’y a pas de lune ici », nous dirons simplement, « Si, elle y est, regardez, vous pouvez voir une lune ». Mais si quelqu’un dit qu’il n’y a vraiment pas de lune là, vous pouvez dire : « Non, il n’y en a pas, essayez de l’atteindre, prenez-là ». Et votre main ne pourra la saisir.

Pour indiquer cela par une perspective légèrement différente, nous parlons parfois des êtres vivants comme ayant trois corps. Ces trois corps sont les corps de karma à pleine maturité, le corps des tendances habituelles et le corps mental. Le corps de karma à pleine maturité est le corps que nous avons maintenant. C’est l’expérience de chair et de sang que nous traversons comme résultat de notre karma précédent. Le corps de tendances habituelles est le corps que nous éprouvons lorsque nous rêvons. Depuis des temps sans commencement, durant notre expérience dans le samsara, nous avons des tendances très fortes qui se sont construites dans nos esprits. Et cela cause, par exemple, notre impression d’un corps onirique. Ce sont les tendances que nous transportons de jour en jour, de vie en vie. Le troisième corps est le corps que nous avons après la mort dans le bardo de l’existence, la troisième étape du bardo, qui n’a pas de correspondance physique quelle qu’elle soit. Il est simplement l’apparence du corps à l’esprit – c’est le corps mental.

Le Bouddha, hormis cette pleine compréhension de la nature de tous les phénomènes du samsara et du nirvana, enseigna des méthodes habiles très nombreuses et diverses qui peuvent conduire les êtres à l’éveil. Dans le contexte du hinayana, il enseigna l’existence de la chair et du sang et de trente-deux substances impures qui constituent le corps. Il enseigna cela comme une méthode par laquelle ses étudiants se libèreraient de l’attachement au corps physique et donc méditeraient sans distraction dans l’isolement. Ils réaliseraient alors l’état d’arhat ou de sravaka ou de pratiekabuddha. Dans le mahayana, le Bouddha n’enseigna pas que le corps était mauvais ou répugnant, mais il n’enseigna pas non plus que c’était quelque chose de particulièrement bon ou merveilleux Il montra que les diverses formes, les sons, notre propre corps, tout ce qui fait notre expérience physique, s’élevaient simplement comme les expériences oniriques. Par cette compréhension, il put amener les êtres vivants au niveau de bodhisattva, réalisant cette approche du Dharma qui conduit du premier au dixième niveau et dans les pratiques des dix perfections.

Au niveau du vajrayana, le Bouddha enseigna que si l’on ne comprend pas sa propre nature, c’est quelque chose de mauvais, alors que si on la comprend, c’est merveilleux. Ce que l’on expérimente alors est sa propre forme physique en tant que mandala de divinités. Par des méthodes du vajrayana justement comprises, les cinq agrégats (de la forme, des sensations, des conceptions, des formations, et de la conscience) peuvent réellement être expérimentés comme les cinq familles de Bouddha, et les constituants du corps (solidité, chaleur, fluidité, espace et mouvement) peuvent être expérimentés comme partenaires des cinq Bouddhas. Ainsi, par la juste compréhension du vajrayana, le corps peut être vécu d’une manière différente, et cela conduit à l’éveil. Dans le vajrayana, on pratique de manière à considérer son propre corps comme la divinité, sa parole comme mantra et l’esprit comme connaissance innée. Par ces méthodes profondes et au moyen de l’énergie, de la persévérance, de la connaissance et de l’intelligence, nous pouvons arriver à la bouddhéité complète en la durée d’une seule vie. Le grand exemple de cela est, bien sûr, Milarépa.

Imaginons un immeuble à quatre ou cinq cents étages. Il est possible pour quelqu’un qui à une bonne paire de jambes de grimper tous les escaliers et d’arriver au dernier étage, mais il est probable que ce voyage sera long. Dans un sens, c’est le voyage que l’on fait dans le hinayana et le mahayana. Le Vajrayana est davantage comme un ascenseur (rires).

Trungpa Rinpoché a une compréhension extrêmement profonde du Dharma ; il est un enseignant habile et merveilleux qui vous a donné de nombreuses instructions très profondes. Je chercherais aussi à vous aider de toutes les manières possibles à partir de ma propre expérience. Notre travail est tout à fait proche, mais vous pouvez trouver quelques différences de style : parce qu’il y a différentes sortes d’êtres, il y a de nombreuses sortes de maîtres.

La transmission de Trungpa

Trungpa Rinpoché vint en Amérique il y a de nombreuses années et, dans sa réalisation très profonde, ainsi que dans sa grande habileté à enseigner, fut très prudent quant à la présentation des enseignements. Au début, il enseigna sur les six domaines d’existence, mais il n’insista pas sur leur existence véritable et mit beaucoup plus d’accent sur la manière dont ils apparaissent simplement comme formes de l’esprit. Les gens se sentirent beaucoup mieux avec cette approche et furent très intéressés au Dharma (rires). Il les instruisit très habilement au repos de l’esprit, de sorte qu’ils se sentirent bien avec eux-mêmes. Lorsqu’ils devinrent à l’aise avec le Dharma et avec eux-mêmes, alors il commença à les encourager à pratiquer les fondements ou pratiques préliminaires et sur cette base les introduisit à Vajrayogini et à Chakrasamvara. Je ne suis pas ainsi (rires).

Différemment de Trungpa Rinpoché, qui choisit de résider en Amérique, je ne fais que visiter et je ne suis généralement là que pour peu de temps. Ainsi je ne m’inquiète pas au sujet de niveau du Dharma : élevés, bas ou moyens. J’enseigne absolument tout, tout ce que quiconque peut écouter (rires).

Nous pouvons imaginer un aveugle qui se trouve dans une foule de gens avec sa canne, et qui se fait bousculer par quelqu’un dans la foule. Il brandit alors sa canne et commence à taper tout le monde autour de lui. Il ne sait pas qui l’a bousculé ou qui essaye de l’aider : il ne fait que frapper tout le monde. Mon Dharma est ainsi (rires).

L’enseignement de la vacuité, de sunyata, est très important dans le Dharma. Il en est vraiment l’essence ; il est aussi extrêmement difficile à comprendre et à réaliser. Et si l’on n’a pas cette compréhension, les enseignements sur le karma sont de la plus grande importance. Les enseignements sur le karma sont très fiables. Une fois que l’on a réalisé sunyata, stabilisé cette réalisation, alors on comprend la vacuité du karma. « Karma » signifie « action » et la notion de karma se réfère à la manière dont les actions agissent en tant que graines qui se développent en l’expérience de résultats. Ainsi, le terme complet en tibétain est « las rgyu ‘bras », « las » signifie « action », « rgyu » signifie « graine », et « bras » signifie « résultats ».

Que sont les actions ? Les actions sont les choses que nous faisons vraiment. Nous pouvons prendre la vie ou protéger la vie, nous pouvons voler, nous pouvons mentir. Toutes ces choses sont des actions et agissent comme des graines qui apporteront un certain résultat expérimenté dans des existences futures. Par exemple, prendre la vie peut résulter en l’une des sorte d’existence du royaume des enfers et, même si l’on devait obtenir une existence humaine, le résultat d’avoir précédemment pris la vie pourrait être d’avoir une vie courte, d’être constamment menacé par des gens essayant de tuer, et d’avoir une propension naturelle à aimer tuer ou chasser.

D’un autre coté, si vous protéger la vie, alors le résultat expérimenté est une naissance humaine ou dans un monde céleste. Nous expérimenterons une très bonne santé. Nous aurons une aide intense de notre environnement et une longue vie ; ce sont les divers résultats du karma qui viennent de bonnes actions. La relation fondamentale entre actions et résultats sont ce dont traitent les enseignements du Dharma

Extrait d’une causerie donnée à Dorjé Dzong, aux Etats-Unis, le 5 novembre 1986, « Mind, Karma, and Lineage », lors d’une grande réunion publique, traduite en anglais par Ken McLeod, en français par Ani Djampa ; publiée dans le Vajradhatu Sun en décembre 1986

 

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